Détonement photographique



Au sortir de sa formation professionnelle, Guillaume Baeriswyl est revenu me voir, comme son ancien enseignant, avec un book de photographies réalisées lors d’un séjour à Londres – destiné à sa candidature en école supérieure d’art. Il souhaitait un court texte qui puisse expliquer ou présenter ses images. J’ai choisi de les entourer.


Nous cherchions un texte qui s’appuie sur des références elliptiques, pour situer sa démarche sans la déterminer ; un texte allusif, qui n’écrase pas les visions de Guillaume sous mon dire ; où chaque phrase est inachevée en sa portée, puisque ce book de photographies est un début. Nous avons trouvé cette forme, mystérieuse pour le lecteur comme pour nous, qui nous a permis de laisser nos desseins ouverts.



Même à l’ère numérique, la photographie reste une technique de révélation et de fixation de la lumière et des ombres, du blanc au noir. Apparaît ce qui est pris dans la lumière, mais aussi ici, dans la grille ; disparaît ce qui s’échappe dans la nuit, et ici, de la grille. Ce qu’est la grille ici : barrière, grillage, trame de briques ou de pavés, ordonnancement, bâti urbain, tour HLM ; elle fait inscape, alors qu’il y a de l’escape. Et entre deux, l’incongru : « apparition d’un lointain, si proche soit-il… », un arbre, des éclats lumineux, des ombres, un reflet éclatant, une foison végétale, une éolienne.


Est une dialectique de la prise, de l’emprisonnement et de l’échappatoire, de l’évasion. Elle n’oppose pas mais confronte : capture versus évasion. Ce n’est ni la prise ni l’échappatoire, c’est dans le versus qu’il faut trouver. Ce qu’est la photographie : à la fois révélation et fixation, à la fois absence et flottement – lire et relire, jusqu’à l’incompréhension, Benjamin ; voir et revoir, jusqu’à l’aveuglement, Blow up.


Dans le détail : si photographiant la ville, l’optique semble ignorer la cité pour ne faire apparaître que marges, coins de bâtis, bords de quai, recoins et banlieues (lieux du bannissement hors cité, dans une « nature »), elle effleure l’urbain. Ce fait, construit qui, habitant, fixe et révèle, emprisonne mais statufie – rend statut social – cède. Et cet urbain cède devant la défloration de la marge, du coin, du bord, de recoin, du ban, qui se livre comme « nature ». Contre fait, impensé qui, inhabitable, libère et flotte, échappe mais fluidifie – rend être vivant.

Qu’une roue de bicyclette s’échappe en aventure forestière (même si après ce n’est qu’un parc) au travers une barrière (et quitte sa fourche ou son tabouret) ; que le reflet d’un rétroviseur de motocyclette parte en tangente hors du recoin d’un garage (refusant de montrer ce vers quoi il va, à l‘inverse d’un Friedlander) ; que l’éclat de la lumière échappe au devant d’une palissade qui veut l’enserrer derrière ; rien n’étonne : tout détonne.








Ainsi cette palissade est une double photographie, en témoigne le redoublement du second rai de lumière. Un infime espace recroise le champ et trouble la perception des distances qui séparent les éclats lumineux. Détonement d’un décalage spatial.





Que des HLM absents surgissent d’une grisaille de ciel et de fleuve, plus : du fossé sombre d’un plan végétal ; qu’il en soit de même pour une éolienne, ce n’est pas de la surprise, c’est du détonement.



Et lorsque la dialectique se fait plus précise, faisant apparaître arbres dans la nuit urbaine, en alignées végétales qui font fourches de cycles, ou oppose fixité d’ombres de troncs à la mobilité claire du flux d’un fleuve, c’est le même détonement.







Encore, ce fleuve ombré est aussi une double photographie. Même redoublement spatial que la palissade, et autre : les remous du flux aqueux semblent invariants, alors que l’orientation des ombres paraît changée. En plus du recouvrement de l’espace, un infime temps pourrait séparer le champ et troubler la perception des mouvements : de fixe, l’ombrage devient mobile ; de mobile, les flots deviennent fixes. Détonement d’un décalage temporel.





Détonement des qualités : celles de grillages se faisant végétaux ou de végétaux se faisant grillages ; ou ailleurs, opposant empilée de sacs de produits en gros et dense réseau naturel. Et dans ce détonement, ce n’est pas l’opposition qu’il convient de considérer, mais son résultat. De la dialectique : ce qui apparaît – disparaît, un incongru qui de là s’ouvre dans de multiples champs.



1° visuel : ce qui est visible peut devenir invisible, ce qui est invisible peut devenir visible. Rhétorique fascinante de l’apparition, du sublime de la disparition, que l’on peut trouver dans les « trames » ou dispositions « aléatoires » de pixels ici proposées.

2° humoristique mais « sérieux » : ce qui peut rêver de prendre le large d’un parc forestier, telle une roue de bicyclette échappant à sa fourche (ou au tabouret de Duchamp) trouve son pendant dans les lierres qui ne font que rêver d’enfourcher ladite bicyclette pour quitter leur état végétatif à l’horizon d’une route pavée.

3° sociopolitique : entre statut fixé, grillagé et être libre, flottant. Disparu ou apparu ou l’inverse – dépendant de la lecture de l’aliénation – et de quoi relire et revoir Mille plateaux de Deleuze et Guattari. HLM de la location en transit, telles barques sur le fleuve ; grillages de la propriété fixe, prospérant telle la lie végétale.

4° philosophique : spatialité, temporalité, qualité, fonction ; détonement il y a, de là…

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Toutes les photographies, © Guillaume Baeriswyl 2014-15

Christian Perret 2015-16