cv Christian Perret (*1967, vit et travaille à Vevey)

Prémisses

Pully, New York, 1984-1988

Littérature surréaliste et existentialisme entaillent la période de la maturité (bac) et m’aiguillent vers la question de l’art. Peu d’images : non Dali mais fascination pour Alberto Giacometti. Du texte : Sartre, Kafka, Beckett, quelques débuts de philosophie et de psychologie ; absurde et indicible, soi et altérité, ça et objet a m'inquiètent.

Séjour linguistique à Manhattan et découverte de l’abstraction radicale ; j’oscillais entre sensualisme de Rothko et implacabilité de Newman, passais de Twombly à Ryman, de Feldman à Cage ; une escale à Philadelphie m’ouvrit l’énigme Duchamp. Mais c’est la rue et les gens de l’East Village scene, 1988, qui m’interpellèrent plus encore. Meredith Monk ou contre-culture rap et graffiti, engagement social des artistes ; Basquiat, Ilona Granet, Haring, Kuger, Schnabel, nos discussions, me firent douter : un art politique mais circonstanciel ou, en l’état pré-hégélien de mon idéal, n’y avait-il pas une plus suprême destination à la recherche artistique ?


Etudes

Lausanne, Genève, 1989-1993

L’écal était alors vieille école d’art académique, que je quittais après deux ans pour l’école supérieure d’art visuel de Genève (esav, devenue head après fusion avec les arts appliqués) : vraie formation d’artistes, réflexifs de leurs pratiques et critiques des faits actuels. Pourtant, idéal et tradition m’emportent : peinture, gravure et dessin.

Le refus du conceptualisme pour la pratique n’empêchait pas intense curiosité et recherche théorique. Visiteur fréquent de tous les ateliers, j’interrogeais les installations, performances, approches vidéo et des nouveaux médias, pour retourner à la peinture, enrichie par les cours théoriques de connaissance de l’art et philosophie-esthétique. Lecture des tragiques grecs, croisée par les fragments de Parménide et Héraclite, opposition médiévale entre Suger et cisterciens, stratégies sémiologiques de Marin sur Poussin, de Foucault sur Velasquez, m’ont questionnés sur l’[im]possibilité de la représentation narrative, me faisant alors peindre des quasi-monochromes.


Recherche

Genève, 1991-1993

Phénoménologie et ontologie ; Kant, Hüsserl, Heidegger, Merleau-Ponty, Blanchot, Lacan et les relectures de Lyotard, Derrida, Guattary et Deleuze m’enquêtent. La peinture devenait un champ exploratoire du perceptif : non ce que l’on voit, mais comment l’on voit et ce que cela fait de voir, ce qui se produit en celui qui voit.

Transparaître, voile diaphane de coloris dont aucun ne se livrait en soi, filtrant au travers d’autres, c’était ce qui forçait l’œil à un effort proche de la douleur. Brûlure douce parce que latente, interne à la peinture comme au regardeur, c’était l’imperceptible juste décelé, l’invisible à peine apparent : un dévoilement couvert en son retrait. L'irisation irriguait les surfaces, sourdant de la profondeur picturale ; elle irritait les regards, infiltrant son doute entre perception et conception : ce que je vois là est-ce bien du bleu, non violet, non mauve, non brun, ou alors de l’orangé. Le tout enfoncé sous de trop claires brillances ou d’obscures tonalités. Aperception tragique ; du sublime.


Pratique

Genève, 1994-1997

Diplômé, il fallait bien vivre. Aussi j’enseignais pour un cours préparatoire aux arts, dispensé par l’école privée ceruleum. Ce temps partiel me redonna le goût du dessin et de la représentation, mais qu’en faire ? Reprenant le cours d’histoire de l’art pour ces élèves, je dus reconsidérer l’espace narratif passé et les pratiques actuelles.

D’un côté Duccio, Vinci, Caravage, Rubens, Poussin ; de l’autre Duchamp, Beuys, Kaprow, Nauman, Abramovic, contaminaient ma recherche. Tentant un détour représentatif, mes peintures fondaient en leur masse des fragments de corps, main cherchant une main, bras en quête de bras, torse tourné vers un regard détourné. J’usais des Métamorphoses d’Ovide, qui me parlaient d’incommunicabilité, rencontre toujours écartée avec l’autre que ma peinture montrait et dissimulait. Tragédie de l’interaction impossible, alors même que c’est cette interaction que je cherchais. Je la poursuivais, elle m’échappait. Le tout s’acheva en une crise destructive et par l’arrêt.


Crise et prise

Genève, Fribourg, 1998-2000

Lecture de Marx ; ami d’étude, Daqing devenu diamantaire, m’assurait que dans sa langue, 危機, crise est peur et opportunité. A Fribourg, ceruleum muait en émaf, école professionnelle, formant en quatre ans des concepteurs en multimédia CFC : de la communication visuelle pratiquant les médias numériques comme espace d’interaction.

J’avais peu exposé, l’art m'étant plus recherche que monstration (quelques collectives et mes gravures à la galerie Nane Cailler) et n’avais rien à perdre. Je devins conseil de la direction pour la création de cette formation en communication interactive et, parallèlement, repris des études à l’Université de Genève : histoire de l’art, où l’enseignant, je m’ennuyais ferme ; littérature et linguistique anglaise, dont l’apport de la grammaire générative me dotait d’une autre structure analytique. Après deux ans de cours et travaux de séminaire, le monde du travail me happait, m’appelant à devenir directeur pédagogique de l’émaf, école de multimédia et d’art de Fribourg.


Faire école oeuvre d'art

Fribourg, 2001-2009

L’art serait donc pratique engagée, l’école en création une « sculpture sociale », Beuys en modèle. Réellement engagé, non essai en laboratoire clôt de Kunsthalle pour praticiens de l’art contemporain, je réalisais une activité dans le réel, qui forgeait du réel. Créer, avec et pour autrui, une formation en communication interactive.

Allier le capital de la direction propriétaire et mon travail d’employé à la direction pédagogique m'était interaction ; penser le cursus de formation de ses objectifs à ses contenus était interaction ; dialoguer avec les enseignants des pratiques et techniques graphiques, audiovisuelles et web était interaction ; écouter les besoins des étudiants et les attentes des professionnels était interaction : je vivais la création de l’émaf comme œuvre d’art interactive, et mes cours d’art-culture et de média-communication comme des performances artistiques agissant avec les autres. Enseigner était art et recherche. Mais l’émaf, qui vivait sous subvention de l’Etat, vit le capital faillir.


Rupture et reprise

Fribourg, Vevey 2010-2013

Rachetée par l’Etat sous le nom d’eikon, incorporée à l’école des métiers, l’émaf ne fut plus création vivante. Rétrogradé doyen administratif, je croulais sous les normes et formulaires, décomptes et séances vides de sens. Isolé des étudiants, des enseignants et de mes propres cours, j’étais exclu de l’interaction que j’avais fondée.

Non sans révolte, je démissionnais du décanat, me rabattais sur mes cours et ce qui restait de possibilité d’art entre les étudiants et moi. L’espace se restreignait ; habitué à lutter pour, je ne sentais pas que je me battais contre, inutilement. Ce que j’avais créé n’était plus que pièce vide et close, où seul j’étais enfermé. Catherine et notre logis commun fut terre vierge devant cité de ruine. Arasant les derniers vestiges d’une œuvre anéantie, la venue de Romain, me fit céder à la convention : quel parent ne prend-il pas des photographies de son enfant ? J’empruntais le petit appareil de ma compagne. Et là, entre deux images du bébé, quelque chose advint, libératoire.


Retour

Vevey, 2014-...

Un séjour en Normandie me fit acquérir un appareil photographique numérique. Non en photographe, ni pour cumuler souvenirs de touriste ou ajouter au perpétuel flux image du web, mais pour retrouver ces vues, perdues depuis près de vingt ans. Refuge, retour arrière, ou éternel retour ? Je savais où j’allais revenir au long des reflux de la marée.

Point de vue où point est perte de vue, l’invisibilité comme question même du visuel ; et non ce qui est vu, rien, le moins possible, mais ce que cela fait que de voir. Les monologues de Stephen-Télémaque de l’Ulysse de Joyce en dédale, j’erre sur les plages, puis au bord du Léman, devant le rien. Je m’enfonce dans le val d’un ruisseau ou sous une falaise du Jura, devenant rien. Je photographie ces riens, ou presque rien qui me deviennent tout. Parution du transparaître : voile diaphane de lumière irisant du sombre. Quelque chose sourd forçant l’œil à un effort proche de la douleur. Interaction de la brûlure latente, interne à l’image comme au regardeur, je te retrouve.