Temporalité dans La corbeille de fruits du Caravage

L’instant de la brisure


Corpus de l'oeuvre du Caravage


Dans le corpus connu attribué à Michelangelo Merisi di Caravaggio se remarque un hapax ill.1, la Fiscella ou Canestra di Frutta (La corbeille de fruits) ill.2, peinte entre 1597 et 1600. C’est sans doute le plus petit tableau du peintre et, à l’exception d’une autre nature morte qui lui est attribuée1, sa seule peinture sans figure humaine. La corbeille est sans doute à la charnière des évocations morales, charmantes ou anecdotiques de la première période du peintre, quasi maniériste et de ses grandes réalisations catholiques marquées par le ténébrisme et la recherche de spectaculaire, outil communication de la contre-réforme.

La corbeille de fruits est un hapax par sa taille et son sujet, mais surtout parce qu’elle agit comme une antithèse dans l’œuvre de ce peintre qui détruisit la peinture2 en obscurcissant ses fonds, les privant de toute lumière pour mieux faire saillir l’avant-plan brutalement éclairé vers le regardeur. C’est ici, au contraire et pour l’unique fois, la lumière du fond qui révèle la figure assombrie de la corbeille, à peine saillante à l’avant-plan. L’éclairement délicat de ce fond jaune de Naples, grossièrement tendu sur un apprêt bleu-gris, disperse une lumière chatoyante qui, par sa délicatesse, contraste avec la brutalité du corpus de Caravage.

Caravage, La corbeille de fruits


Il y a pourtant forts heurts dans ce petit tableau, à commencer par la disposition des fruits, placés dans la corbeille hors tout bon sens pratique : le raisin, disséminé tout autour de la composition, est avant tout présenté sous forme de deux grappes, noires et blanches, placées au centre de la corbeille sous les autres fruits. Pomme, poire, pêche et coing ne peuvent qu’écraser ces délicats grains, comme par ailleurs ils compressent les figues dont la fragilité est connue. Si une plus juste disposition avait été respectée, le contenu de la corbeille n’en aurait toutefois pas été mieux préservé, tant les fruits sont gâtés et les frondaisons abîmées. Sans doute le sujet du tableau n’est-il pas tant l’art de la disposition des fruits qu’une allégorie de la vie, du dépérissement, de la mort et de nos dispositions morales.

Centrée sur son fond uniforme, mur ou plan pictural, reposant sur une table qui est plus une bande de peinture marron qu’un plateau de bois, la corbeille fait très légèrement saillie hors du support – table et tableau. Si les raisins en occupent le cœur de l’amas de fruits et part de son pourtour, le rouge de la pomme attire le regard, bientôt relayé par les effets de rond-de-bosse, marqués par les ombres, les parties éclairées et les points de brillance.

La source lumineuse, assez diffuse, se trouve hors cadre, à gauche, à mi-hauteur et assez à l’avant du format. Elle fait progressivement passer la corbeille et les fruits de l’éclairement, à gauche, à l’ombre, à droite. C’est en suivant ce parcours que le regard envisage ensuite la composition, procédant longitudinalement et en arc de cercle dans le sens horaire.

Tentons une description : au cœur de la corbeille, une grappe de raisin rouge est écrasée par les autres fruits. Deux grains, débordant hors de l’osier, s’offrent au spectateur, noirs, luisants, mûrs, trop mûrs, à considérer les fruits du reste de la grappe. Elle est suivie d’une autre, de raisin blanc, échappant de la corbeille et de l’écrasement des autres fruits. Les grains verts, presque jaunes, flétrissent en couleur mordorée, rousse, rouille. Pend au côté de la grappe l’extrémité d’une branche de cognassier aux feuilles asséchées. Un coing s’offre ensuite, jaune vif, perlé d’une goutte d’eau, mais à la frondaison gâtée de taches fongiques. Une pomme trouée par quelque carpocapse le pousse, surmontée d’une figue noire sur le point de se fendre, et de sa conjointe, fendue déjà. Suivent une grande feuille marquée par l’anthracnose et une autre grappe de raisin doré, flétri. Une pêche surmonte le tas, dont les feuilles presque noires, sont criblées de trous. Sous elle, une poire tachée par une prédation d’insecte. Une feuille de vigne portant une nuée d’œufs, introduit une grappe de raisin rouge aux fruits momifiés et tombés. La chute fait encore découvrir une paire de figues blanches, avant de cascader d’autres feuilles de vignes. L’une se tord de dessèchement, éclairée par le fond, les deux autres pendent comme des ombres. Le botaniste Jules Janick a donné une description complète des fruits et de leurs attaques parasitaires3. Son texte commence par ailleurs par un élément frappant : « This basket contains a peach, a summer fruit, suggesting that this image was painted first. »

Si la pêche a été la première à être cueillie, la disposition des fruits dans la corbeille ne repose pas plus sur le bon sens temporel que sur le bon sens pratique : premier fruit à y être posé, elle aurait dû se retrouver sous les autres. En matière de composition picturale, la logique temporelle n’est pas non plus respectée : on ne peut que difficilement imaginer Caravage commençant cette composition par son sommet – emplacement qui est peut-être l’ultime à être déterminé, aboutissement de la composition. Si le premier est le dernier4, y a-t-il inversion des ordres temporels ?
Les mois de récolte des divers fruits se chevauchent, mais on peut imaginer cette séquence : voir à droite et ill.3

Le bon sens temporel irait alors presque à rebours du sens visuel ill. 4, sans logique aucune avec le sens de disposition des fruits dans la corbeille : la temporalité est chamboulée. Alors que la composition de La corbeille de fruits est claire, d’une découpe implacable, nette et posée, force est de constater que tout y est jeté en désordre. Le dernier élément temporel, le coing, serait le premier de l’approche visuelle.

Temporalité de la récolte dans La Corbeille de fruits du Caravage

1. La pêchejuin-juillet
2. Les figues blanches, bifères            juillet (1e récolte)
3. La poireaoût
4. La pommeaoût-septembre
5. Les figues noires, unifèresseptembre
6. Les raisins, noirs et blancsseptembre-octobre
7. Le coingoctobre

Temporalité de récolte versus temporalité visuelle de La Corbeille de fruits du Caravage

Le premier fruit récolté, la pêche, serait le dernier de la fabrique de la composition. Le temps est renversé, chambardé, mis sens dessus-dessous. Sans d’abord que cela soit manifeste, ni même perceptible, le temps de La corbeille de fruits est brisé.

Et à mieux ressentir ce qui se regarde, il n’est pas le seul : l’espace aussi subit une fracture. Concentré sur la corbeille, il s’excentre dès que l’on considère plus précisément le parcours du regard. Commencé par les raisins en son centre – concentré, il s’est déporté avec l’éclairage, hors du cadre. Pour qu’une source lumineuse hors cadre puisse éclairer le champ qui se trouve dans le cadre, il faut qu’elle ait sauté le cadre ou, plus justement, que le cadre ait sauté. Le cadre a été brisé, devant sur la gauche du tableau, l’ouvrant à tout vent à l’irruption de la lumière. Cette fracture est conventionnelle, elle n’en est pas moins parfaitement volontaire, confirmée par le miroir que lui tend la fracture opposée, à droite du tableau : le rameau de vigne se poursuit hors du cadre, à gauche, et rien ne dit que les deux feuilles visibles, dont une sort du cadre, soient les seules qu’il porte. A cette sortie du motif répond celle du bas de la corbeille, qui fracture le plan de l’image par sa légère saillie hors du socle brun de la table. Son osier tressé est éclairé d’une source qui a enfreint le cadre, dispersant de gauche à droite une lumière qui se fait ombre. Derrière, le fond lumineux qui n’appelle pas tant un mur que la plan du support pictural. Le tableau est de fait ouvert sur tous ces côtés, bords droit et gauche, avant-plan ; sauf sur son cadre supérieur et son arrière, qui en affirment la clôture et le plan. Concentré sur la corbeille, l’espace se brise dès que l’on considère la source d’éclairage, invisible à gauche, les feuilles ténébreuses à droite et, devant, la saillie de la corbeille hors du plan ill. 5.

Temps et espace, à priori donnés comme un tout logiquement réglé, en un clôture de l’ordre, sont ainsi fracturés, ouverts, comme si quelque événement chaotique, en un instant, avait pu les briser. C’est alors que le statut d’exception de La corbeille de fruits dans le corpus de Caravage revient. Cette fois, le peintre ne ferme pas son sujet dans l’obscurité d’un fond noir, pour le faire surgir violemment par les saillies des éclairages ; cette fois, il détache son sujet, relativement sombre, sur un fond clair : ce plan pictural ou ce mur d’un doux chatoiement jaune de Naples. La découpe du sujet, au premier plan, est d’autant plus marquée qu’il est assombri. Les deux feuilles de vigne tombant à droite prennent de cet effet leur aspect de silhouettes destinées aux ombres, fin temporelle du récit allégorique du tableau. Plus encore, au sommet de la composition, les trois feuilles les plus sombres qui couronnent la pêche – cette première et dernière – attirent par leur découpe en torsion presque noire. Ce feuillage tordu est criblé de trous, mordu, selon Jules Janick, par la tordeuse orientale du pêcher – Orthosia hibisci.

Brisures du cadre dans La corbeille de fruis du Caravage

Tordre, tordeuse, torsion : ces minuscules trous découpés sur le feuillage le plus sombre font surgir l’éclat lumineux du fond ill.6. Là, le jaune de Naples n’apparaît plus comme couleur mais comme pur éclat de lumière filant au travers le crible. La plus grande piqure, en haut, est une brûlure lumineuse du regard qui, troublé, diffracte le pointe du rai dans les deux trouées au-dessous.

Trouées des feuilles de pêcher dans La corbeille de fruis du Caravage

L’aveuglement fait détourner le point focal, qui en arc, passe de la déchirure de la feuille supérieure à celle de la feuille médiane, finissant aux déchirures de la feuille inférieure de la pêche. De là, il tourne, retourne à son point de départ, attiré par l’éclat : la plus grande trouée. A cette agression de la saillie du fond, pur plan pictural devenu pure lumière répond la saillie de la corbeille sur la table ill. 7. Là ce n’est pas le regard qui est agressé, mais lui l’agresseur. Il joue de sa capacité pulsionnelle pour se faire croire pouvoir saisir du tableau la corbeille. La pulsion haptique du regard transforme la corbeille peinte, feinte, en corbeille réelle, matérielle. Le regard croit pouvoir s’en emparer et la détacher du fond. Mais il suffit que, voulant remercier le tableau de cette prise matérielle, le regard remonte, pour qu’il soit repris et ébloui par l’éclat de lumière qui perce les feuilles ill. 8. Et ce dans l’instant. Instant où se joue ce double battement, cette double transfiguration : quelques éclats lumineux d’osier peint se font matières - incarnation, le chatoiement pictural du fond matériel se fait lumière – révélation5.

Ce battement définit un parcours fulgurant, qui l’espace d’un instant, renverse le statut pictural, les conventions de la représentation, l’espace et le temps ill.9. Que la peinture puisse rendre l’effet d’une matière et d’un lumière est l’ordre admis du jeu pictural ; qu’elle le devienne un instant est une rupture de la règle, comme sont brisées les règles spatiales du cadre, celles, temporelles comme pratiques de l’ordonnancement du sujet et celles, visuelles, du temps de parcours du regard. Cet instant de rupture est la méduse du tableau : « Le Caravage ou la destruction de la représentation d’histoire par exhibition de l’œil qui se voit et se stupéfie, Narcisse saisit par son fétiche »6.

Double battement des saillances dans La corbeille de fruits du Caravage
Surgissement de la corbeille d'osier dans La corbeille de fruits du Caravage

La corbeille de fruits, par sa subtilité, est peut-être inaugurale de l’instant d’une prise de conscience du peintre – de là, il saurait ce qu’il poursuit ou ce qui le poursuit. Du Jeune homme criant sous la morsure du lézard ill. 10 à L’incrédulité de Saint Thomas ill. 11, du Bouclier à tête de Méduse ill. 12 à La conversion de Saint Paul ill. 13, Caravage ne cessera de faire jaillir cette méduse, de faire surgir l’instant qui par sa fulgurance brise espace et temps, révèle l’œil à soi, le regard au regardeur. La corbeille de fruits est l’instant de conscience du sujet – non ce qui est peint, mais celui qui vit ce qui est peint7.

Brisures de l'espace et du temps dans La corbeille de fruits du Caravage
Caravage, Jeune homme mordu par un lézard ; Caravage, Incrédulité de Saint Thomas

1. Il s’agit de la Nature morte avec fleurs et fruits, 1594, huile sur toile, 105 x 184 cm, Galerie Borghese, Rome

2. Nicolas Poussin cité par Louis Marin, Détruire la peinture, Paris, Champs Flammarion, 1997, p.11

3. Janick, Jules, Caravaggio's Fruit: A Mirror on Baroque Horticulture, Department of Horticulture and Landscape Architecture, Purdue University, West Lafayette, Indiana, 2010

4. « Ainsi les derniers seront-ils les premiers, et les premiers seront-ils les derniers », Mathieu, 20.16. Sans doute l’univers de référence du tableau est-il religieux, usant d’un symbolisme des fruits. Voir aussi la note 5.

Caravage, Bouclier à la tête de Méduse ; Caravage, Conversion de Saint Paul






5. A noter que La corbeille de Caravage précède la nature morte comme genre lié à la Réforme et que loin d’être une mortification devant la mort et la vanité de la vie comme des biens matériels, Caravage fait de sa corbeille de fruit sujet d’une incarnation et d’une révélation, transfigurant la matière – chair et la lumière – esprit, dans un sens tout catholique..

6. Louis Marin, op.cit., p. 40

7. « Vit » au double sens de vivre (il/elle vit – présent) et d’avoir vu (elle/il vit – passé simple) : qui fait cette expérience, vit d’avoir vu ; ce qui écarte La corbeille de fruits de toute connotation mortifère ou de vanité morale, pour en faire une œuvre d’incarnation et de révélation toute catholique.