Etude fragmentée ; errance visuelle, esthétique, poétologique et théorique.
Table
Point de vue (1993, 2014)
D’un brun devenu rouge–vert sur Le Gobelet d’argent, tableau de nature morte de Chardin
Entre–vue (1993, 1994)
Sur la logique de ce rouge–vert relativement aux Remarques sur les couleurs de Wittgenstein
Vues répétées (1993, 1997)
D’autres apositions perçues d’opposition colorées et de la conception de l’imposition du – entre A et B
Point (1993, 2015)
A propos de technique picturale et de production réfléchie du – entre
Vue transitive (1993)
Etre, paraître, a–paraître et affect ; la question du sujet dans l’– entre : Diderot et La Raie
Points de vue (1993, 1996, 2016)
Dedalus en a–diaphane, a–perception, brume proustienne, Blanchot, noir et Falaises de Rügen
Point – pas – de vue (1993, 1995, 2015, 2016)
Du Moine de Friedrich, du rien objet K–ein – N–ich(t) au rien sujet, Blanchot, Nietzsche
Point de point de vue (1993, 2016)
Sur la vue aveugle de Lavaux, La Folie du jour
Entr’ aperçues (1993, 2015)
Du beau au sublime, petit pan de mur jaune, Démon de l’analogie, Critique de la faculté de juger I
Entre-temps (1996, 2016)
Où Giacometti alterne Viola, Rothko, Rilke et me perdent dans l’alternance
Frayage vers l’entr’ aperçu (1993, 2016)
Du sublime, Critique de la faculté de juger II, pourquoi l’œuvre sublime ?
Temps – contre-temps (1993, 1995, 2014, 2016)
Confronter Chardin et Newman, Critique de la faculté de juger III, en quoi l’œuvre sublime ?
Temps – in(s)–tant (1993, 1995, 2016)
Confronter Blanchot et Lyotard, Critique de la faculté de juger IV, qu’est l’œuvre sublime ?
N’être point – autre qu’être (1996, 2016, 2017)
De Newman à Malevitch, pensée et langage, Hegel et Wittgenstein I – II, une pensée inconcevable
A–percevoir, à concevoir (1997, 2016, 2017)
Etant donnés : 1° Marcel Duchamp, 2° Jean-Luc Marion ; ready-made et phénomène saturée
A–concevoir (1996, 2016, 2017)
La mariée mise à nu par L’Espace littéraire, ready-made ; autre chose que l’art conceptuel
Zéro, un infini (1994, 1995, 1996, 1997, 2017)
Du ready-made sublime cognitif ; un–minimal zéro–infini ; Opalka entre Sein und Zeit, extase
Totalité, néant (1997, 2017)
Si le sublime est intime perception de ne plus être, l’inverse d’exister, inister, est-il l’inexistance ?
Transparence d’une opacité (1993, 1997, 2017)
A la recherche des qualités d’un art sublime et des défauts de sa perception, retour à Lyotard
R’ aperçu (1993, 1996, 2017)
Erscheinung einer Ferne, so nah… Erscheinung einer Nähe, so fern… Joyce, Sirens de Ulysses I
Entre (1993, 1994, 1996)
Loin, proche, Hölderlin, Novalis, Dedalus, Kafka, Husserl, schize du cogito, ambiguité , trans–
A-perçu – a-perdu (1993, 1996, 2015, 2016)
De la schize romantique à la perte, Maldoror, trou du voir et du regard, Lacan, fading du sujet
Faire – dé–faire (1993, 2017)
Incarnation et incorporation, fabrication de la perte, Joyce, Sirens de Ulysses II, Thursz
Opacité (1993, 1995)
Du Titien, apparition, disparition, Le Chef d’œuvre inconnu, Poussin et le refus de la question
Entre-deux (2014, 2015, 2016, 2017)
The Artist is Present, entre toi et Abramović (Giacometti), entre Husserl et Levinas (Heidegger)
Transparence (1993, 2017)
L’art : d’une trans–action qui n’est pas communication
Trans–O (fin 1997, début 2014)
De l’arrêt au retour : zéro ∞ – infini O
Bibliographie – ouvrages cités
Bibliographie – autres ouvrages
Point de vue
Vu ill.1 ce bol d’un ton brun-roux à la base duquel, en collier, roulent trois pommes qui mirent leur chair dorée dans un gobelet d’argent reflétant un chair pommée. Etrange jeu spéculaire qui fait voir des fruits comme de l’or et leur reflet d’argent comme du fruit, repris par le miroitement des couleurs : cette dispersion du rouge des pommes sur la table, le gobelet, le bol.
Vu ce reflet rouge de la pomme sur le bol brun comme un singulier surgissement : un petit carré rouge à peine paraissant, là où tout est circulaire, là où toutes les formes sont courbes, tous les volumes rondeurs. Ni volume, ni forme, ni chose, ce reflet rouge m’est apparu comme un pan, un effet, un phénomène. Ce qui le produit, c’est la dissémination des couleurs sous l’effet d’un éclairage – ainsi d’un papier bleu posé sur une table blanche qui, éclairé, colore ce blanc d’une lumière bleutée. Ce qu’il me produit, c’est une sensation étrange, fascinante, qui m’a suspendue et que je voudrais suspendre ici, exposée en interrogation.
Ce reflet peint sur ce bol, c’est un petit pan de brun
devenu rouge, de rouge comme viré du brun, comme sorti de cette teinte terre
qui ne lui est que peu éloignée, étranger non au brun mais au bol. Etranger tout
comme l’aspect fruité d’un reflet est étranger à un gobelet d’argent, tout
comme l’aspect doré d’un fruit est étranger à sa chair pommée. Ce reflet
brun-rouge, dont le rouge se détache au regard du plan pictural brun, se
projette hors lui en moi. Cet hors-retrait m’a saisi et forcé à voir, à
perce-voir, à apercevoir un autre petit pan de peinture, le jouxtant,
vert-brun, comme un en-retrait, s’éloignant au regard pour s’enfoncer en le
brun, tout aussi étranger à lui. Ce vert-brun n’est ni volume, ni forme, ni
chose, et plus : ni effet, ni phénomène, ni reflet ; aucun objet
figuré sur la peinture n’étant vert, aucune dissémination verte sous l’effet de
l’éclairage ne pouvant avoir lieu.
Me reste un vert-brun, qui n’est apparemment produit par rien et dont la non-production m’a produit un suspens d’autant plus grand, une sensation plus qu’étrange, un effet subjuguant. A la limite, me suis-je dit, ce vert-brun ne ferait que répondre au brun-rouge, par choix pictural d’un accord de complémentaire, consonance harmonique sur un brun de base tonale commun. Mais plus je regardais, plus ce qui du rapport brun-rouge | vert-brun se produisait était de l’ordre d’une question, d’un désaccord d’adjacence, d’une dissonance non-harmonique tirée de la commune base. A y voir, la rencontre picturale des deux pans, vert et rouge, ne s’opérait pas de la même surface physique de la peinture, de leur commune base brune. Le rouge hors-retrait n’était pas à côté du vert en-retrait, côte à côte, ils s’éloignaient indéfiniment dans la profondeur optique, séparés d’une infinie distance.
Nebeneiander […] Nacheinander1», Entferteinander : le brun-rouge sourd sur le brun, monte vers mon regard en un hors-retrait ; le vert-brun plonge sous le brun, s’éloigne de mon regard en un en-retrait. De sorte que, pour mon regard, brun-rouge et vert-brun ne sont point côte à côte, mais dans l’éloignement, l’un devant, l’autre derrière.
Ainsi, si le Nebeneiender (l’un à côté de l’autre) conditionne le Nacheindander (l’un après l’autre), permettant de dire « cette peinture montre un bol d’un ton brun-roux à la base duquel, en collier, roulent trois pommes qui mirent leur chair dorée dans un gobelet d’argent reflétant un chair pommée », le Entferteinander (l’un éloigné de l’autre) scinde le dire, créé un saut brusque, une fracture, un déchirement. Regardant de gauche à droite les couleurs du bol, je vois brun, puis je perçois brun-rouge par glissement, et crois pouvoir percevoir vert-brun, dans ce même glissement qui me conduit à voir brun à nouveau. Pourtant, entre le moment où je perçois le brun-rouge sur le brun et celui où je perçois le vert-brun sous le brun, mon regard ne passe pas par le brun. Il n’y a pas de glissement, mais un moment, un instant, une fulgurance immédiate qui n’occupe aucune surface du plan pictural, parce qu’elle envahit toute la profondeur de l’espace optique : l’a-perception du brun. Dans le brun-rouge et le vert-brun, j’aperçois le brun, mais entre eux je le perds, je l’a-perçois.
Et, autre a-perception, entre le brun-rouge, devant à gauche, et le vert-brun, derrière à droite, ce glissement : le brun-rouge paraît déborder à droite sur le vert-brun ; le vert-brun sourdre à gauche sous le brun-rouge, faisant voir l’interstice d’un brun-rouge–vert-brun, faisant croire au hiatus d’un rouge–vert, Zwischeneinander (entre l’un et l’autre), hinunter, hinauf […] herbei und vorbei und herbei […] 3 hinauf […] hinab […] 4 (vers le fond, vers le haut […] vers nous et devant nous et vers nous […] en haut […] en bas).
Su : brun | brun-rouge | vert-brun | brun, et ce brun
en continuum qui fait transition sur le plan.
Vu : brun | brun-rouge | rouge–vert | vert-brun |
brun, et ce seuil rouge – vert qui ouvre l’espace.
Lu : rouge–vert ? rouge–vert qui n’est
pas brun ? à voir.
Ce rouge–vert fait seuil entre brun-rouge et vert-brun, saut, fracture, déchirement. Cette disruption est confirmée par la figuration : comment des fruits pourraient avoir chair dorée, et leur reflet sur de l’argent, chair pommée ? En peignant La Nature morte au gobelet d’argent, Chardin disjoint la figuration picturale et son ordre narratif. Ce n’est plus : « vu un bol d’un ton brun-roux à la base duquel, en collier, roulent trois pommes qui mirent leur chair dorée dans un gobelet d’argent reflétant un chair pommée » ; mais : « v | u ? un bol d’un ton brun-roux | brun-rouge – rouge–vert – vert-brun ? à la base duquel, en collier, roulent trois pommes | à chair dorée ? reflétant | leur chair pommée ? dans un gobelet d’argent. » C’est un bégayement narratif, une répétition suspendue du sens, un suspens du temps, arrêt, que Chardin dépeint. Et dans le rapport figuratif on ne s’étonnera pas de trouver cet arrêt dans les scènes montrant des enfants immobilisés par et pour une bulle de savon, un château de carte, une toupie (le texte y reviendra) ; des domestiques figés ; et la prédilection du peintre pour les “natures mortes”, Stilleben, du néerlandais stil leven (vie immobile, silencieuse, indifférente).
Ce n’est ni la figuration, ni la narration qui semble
l’intéresser – et qui ici m’intéresse – comme si, à son époque, il
utilisait ce passage obligé (comment alors imaginer quelque autre peinture hors
cette condition), pour faire de ce passage autre chose qu’un usage – une
interrogation ? Qu’advient dans l’immobile, le silence, l’apparente
indifférence du visuel ? Indifférer : sans effet ? In–différer ;
différer, (différé : ce qui n’est pas livré en direct, retardé, arrêté
dans le temps pour être rendu plus tard ; ce qui diffère : ce qui est
autre, différent – différance5 ?) Si la représentation
figurative introduit, par le travail de ressemblance, l’écart – la
différence, entre le réel et la peinture, si la représentation narrative
demande, par la nature du récit, la durée – la différence, entre un début
et une fin ; Chardin semble doublement suspendre (immobile, silencieux)
cette différence en une étrange conjonction, confusion : chaire
dorée–reflet pommé ; brun qui est un rouge–vert, qui n’est pas
brun.
In-différence devenue conjonction–confusion :
sensation de seuil, de fracture, de déchirement : affect de déchirure, de
fragmentation, de battement, de scintillement (conjonctivite ?) de mon
regard sur la toile, de mon œil, de moi-même, qui me réduit à une a-perception,
à une absence de perception, de discernement, de distanciation, de
compréhension, de concept. Pure sensation : affect qui n’est ni percept ni concept, c’est ce que devient, au moment de cette fracture colorée rouge–vert, ce va-et-vient, cet en-hors-retrait, entre mon regard et la peinture, entre la toile et moi. Sensation qui se joue dans ce va-et-vient, cet en-hors-retrait, où mon regard est noyé et expulsé à la fois, pris dans la toile et ramené à lui-même, transperçant la peinture et transpercé en soi – transperçant et transpercé, « sentant et senti6 » ; sensation qui se joue de moi, de mon cristallin, de ma chair optique comme de toute ma chair, affectant mon corps, ébranlement ; sensation qui est affect.
Voir une toile, une peinture, de la peinture, du brun.
Perce-voir dans ce brun un reflet brun-rouge.
Apercevoir à son côté un vert-brun qui n’est pas reflet.
A-percevoir ce qui se passe entre brun-rouge et vert-brun.
A–percevoir rouge–vert.
A–concevoir cet im-possible.
A–voir, mais sentir quelque chose et se sentir pris,
senti, par cet im–possible.
Etre ; se sentir être affecté.
Suspens en question : qu’y a-t-il entre brun-rouge et vert-brun, cette impossible compossible rouge–vert ? Qu’est-ce que j’y sens et qu’est-ce qui m’y sent ? Qu’est ce troisième terme qui, dans le percept, excluant tant le concept que le percept qui l’a provoqué, se met en place – où ? sur la toile, en moi ? Qu’est c’est affect ? Inzwischenheit (entre, intermédiaire, en attente) insituable.
Entre–vue
Im–possible compossibilité de ce qui est entre : Inzwischenheit rouge–vert.
Rouge–vert ?
« Runge : “Si l’on voulait se représenter un orange tirant sur le bleu, un vert tirant sur le rouge ou un violet tirant sur le jaune, cela nous ferait la même impression qu’un vent du nord venant du sud-ouest.” 7»
« Pose la question suivante : Sais-tu ce que “rougeâtre” veut dire ? Et comment montres-tu que tu le sais ?
Jeu de langage : “Montre-nous quelque chose comme un jaune rougeâtre (un blanc, un bleu, un brun rougeâtres) !” – “Montre-en un encore plus rouge” – “Un moins rouge”, etc. Maintenant que tu maîtrises ce jeu, on te demande : “Montre-nous quelque chose comme un vert-rougeâtre !” Suppose maintenant deux cas : le premier : tu indiques sans hésitation une couleur (et toujours la même), par exemple un vert-olive – le second : tu réponds : “Je ne sais pas ce que cela veut dire”, ou bien “il n’existe rien de tel”.
On pourrait être enclin à dire que la première personne possède un concept de la couleur différent de l’autre ; ou bien qu’elle possède un autre concept de la terminaison ‘-âtre’.8»
« Celui à qui un vert-rouge serait familier, celui-là devrait être capable de produire une série de couleurs qui commencerait au rouge et finirait au vert, et qui, pour nous aussi, formerait un passage continu entre les deux. Il pourrait alors s’avérer que là où nous verrions à chaque fois le même ton de brun, il verrait une fois un brun, une fois un vert-rouge ill.2 . Que, par exemple, il pourrait distinguer quant à la couleur deux compositions chimiques qui pour nous auraient la même couleur, et qu’il nommerait, l’une, “un brun” et l’autre “un vert-rouge”.9»
Est-ce dire l’échec du langage, de la conception communiquée, voire de la faculté de conception – et même de celle de perception ? Si percevoir se définit comme la faculté de comprendre, constituer et connaître par un acte de sensation, échec de la perception en tant que conception de la vision, ou plus encore acte de sensation ? Est-ce dire qu’il ne reste plus là qu’un senti incommunicable – même à celui qui ressent, irréalisable hors le ressenti, inobjectivable, anobjectal – sans objet, irréel, illusion, trouble, mirage tautologique ?
Vues répétées
Sur une flûte de vin ou de fine rouge, au contenant peint à perfection, au contenu totalement indéterminé par la lumière du tableau, par l’éclairage vert olive jaunasse qui beigne toute la représentation. Trouble d’un contenu que l’on aurait pu dire rouge sombre, conçu rouge sombre, mais qui apparaît rouge–olive. Trouble d’un contenant, du fait que l’on ne peut dire ce qu’il contient, Trouble du contenu–contenant qu’est la peinture, s’a–percevant en ce verre rouge–vert, irréelle, illusion, mirage. Volonté du peintre – vanité ? d’un peintre de vanité. ill.3
Sur un champ, le long des mayens bordant la falaise des Dents-du-Midi, coloré de jade–roux. Sur un ciel, au travers les quatre verrières zénithales de l’atelier du Boulevard Helvétique, au nord de couleur bleue, au sud de lumière jaune, à l’est et à l’ouest bleu–jaune, et d’un jaune–bleu qui n’est pas vert. Sur la porte close des cabinets de toilette, même (même, puisque même dans les écoles d’art les urinoirs restent à l’usage d’urinoirs10 ), enduite d’une laque gris-bleu, éclairée par une ampoule blanc-orange, de ton gris-bleu–orange-blanc.
Bleu–orange, bleu–jaune, jade– roux, et quel violet – jaune ou verdasse encore ? Trouble, mais ni irréel, ni mirage, ni illusion. Point de volonté, de vanité à le créer, il n’y a de peintre ainsi, seules des réalités nettes, mais imperceptibles nettement et inintelligibles clairement. D’où ce trouble, mais qui n’est pas sur la chose sentie – ni mirage, ni illusion, ni dans le sujet sentant – ni myope, ni daltonien. Ce trouble est dans les facultés de représentation de ce sentant-senti, dans ces facultés de perception et de conception, de vision et de communication, de vue et de langage ; comme mises en faillite, en prise avec leurs limites – s’ouvrant en faille.
Faille entre : in between, in be–tween, be twin, être en un entre-deux à la fois opposé et conjoint, op–pausé et con–joint, être im-possible et com-possible. Etre qui n’est pas ce qui est face à l’autre, qui est ce qui s’ouvre entre l’un et l’autre. Sans identité, troublant la perception de l’autre et la conception de l’un, les affectant – ébranlement.
« L’existence du maître révèle une structure singulière de l’espace interrelationnel, d’où il résulte que la distance de l’élève au maître n’est pas la même que la distance du maître à l’élève – et plus encore : qu’il y a entre le point occupé par le maître, le point A [occupé par l’œuvre, la peinture, la sculpture, ou par la nature comme chose vue], et le point occupé par le disciple, le point B [occupé par le spectateur, le regardeur, moi, celui qui voit la nature comme chose], une séparation et comme un abîme, séparation qui va désormais être la mesure de toutes les autres distances et de tous les autres temps. Disons plus précisément que la présence de A [peinture] introduit pour B [regardeur], mais aussi par conséquent pour A, un rapport d’infinité entre toutes choses et avant tout dans la parole qui assume ce rapport. […]
[…]
Le rapport de parole où s’articule l’inconnu est un rapport d’infinité ; d’où il suit que la forme dans lequel s’accomplira se rapport doit d’une manière ou d’une autre avoir une indice de “courbure” tel que les relations de A à B ne seront jamais directes, ni symétriques, ni réversibles, ne formeront pas un ensemble et ne prendront pas place dans un même temps, ne seront donc ni contemporains ni commensurables. Problème auquel on voit quelles solutions risquent de ne pas convenir : par exemple un langage d’affirmation et de réponse [maïeutique gleiche-andere, same-other, dialectique gleiche-gegenüber, same-opposite], ou bien un langage linéaire à développement simple [logique nebeneinander–nacheinander, close-after], c’est à dire un langage où le langage même ne serait pas mis en jeu. [Open-now : be twin, zweianderen, andere? et quel langage entre ? ainsi ai-je étudié, ainsi j’enseigne, ainsi ce que je cherche en ‘théoricien’ dans le visuel et en ‘artiste’ par le visuel.]
[…]
[…] la parole de la dialectique n’exclut pas, mais cherche à inclure le moment de la discontinuité [l’incluant, elle passe cette discontinuité sans y prendre garde, sans la prendre en garde – et la parole linéaire nie évidemment toute discontinuité] : elle va d’un terme à son opposé, par exemple de l’Etre au Néant ; or qu’il y a-t-il entre les deux opposés [aussi futiles et étroitement visuels qu’un rouge – vert] ? Un néant plus essentiel que le Néant même, le vide de l’entre-deux, une intervalle qui toujours se creuse et en se creusant se gonfle, le rien comme œuvre et mouvement.11»
Ce pourquoi en ‘théorie’, j’écris :
rouge–vert ; brun-rouge, vert-brun, mais rouge–vert.
Et en
‘art’, je peins : ?
Point
Sur un support prêt12, poser un film opaque de couleur chaude, un ocre d’or par exemple, pigment dense, jaune-brun foncé. Attendre que cette couche soit sèche et inerte, puis, par-dessus, tendre un film transparent, d’huile diluée de vernis – telle la térébenthine de Venise13, d’une couleur proche de sa complémentaire, par exemple un violet de cobalt. Parfois répéter l’opération, par films de plus en plus transparents.
Quelle est la couleur ainsi obtenue ? ni violet de cobalt, l’ocre d’or se trouvant dessous et interférant en transparence ; ni ocre d’or, car bien que transparent, le violet de cobalt n’en demeure pas moins interférence au-dessus. Je ne puis pas non pus répondre jaune dessous et violet dessus, car sur le fait même de voir lequel est dessous et lequel est dessus, leurs interférences ruinent tout lieu ; lequel est avant et lequel est après, leur interférences ruinant tout temps (dasein14), da–sein, da: wo? wosein; da: wenn? wennsein). Ce qui est objectivement – physiquement, dans la durée du travail dessous et avant, peut paraître subjectivement – optiquement, dans l’instant du regard dessus et après ; dessus et après paraissant dessous et avant. Zwischeneinander (entre l’un et l’autre), hinunter, hinauf ; herbei und vorbei und herbei ; hinauf, hinab (vers le fond, vers le haut ; vers nous et devant nous et vers nous ; en haut, en bas).
Je ne puis donc clairement déterminer ce que je perçois
objectalement et me contenterai de décrire visuellement un violet illuminé de
jaune ou un jaune assombri de violet (un ton prenant lieu de couleur, l’autre
de lumière) – ou alors : cesser de déterminer et nommer A-violet et
B-jaune, cesser de considérer ces tons en objets pour les comprendre comme
sujets d’un phénomène : A–B
où – est la
transparence ; à moins de percevoir subjectalement et phénoménalement la
transparence. Il en va de même pour un bleu–orange ou un
rouge–vert ; ainsi Irrisée,
rouge–vert ill.4
.
Vue transitive
Soit une couche de couleur transparente, laissant paraître en son travers une autre couleur : elle la laisse transparaître (trans–paraître). La première couleur est transparente, la seconde transparaissante. La première est ce qui rend possible le transparaître de la seconde ; la couleur de dessus possibilise la parution de celle de dessous. Se demander si, dans une peinture en glacis, la ou les couches les plus en surface ne sont pas simples moyens destinés à faire transparaître, à assurer la transparution, des couches plus en profondeur. Mais en ce cas, pourquoi telle complexification, en quel but ? N’y avait-il pas à laisser seules les couches inférieures, sans ne rien peindre au-dessus ? Le résultat serait alors un plaquage de couleur, la présentation de la couleur pour elle-même, couleur en ce qu’elle est, couleur étante – cela est jaune. Etre : caractère assez lointain du terme paraître annoncé par trans–paraître. Etre ou paraître, il ne s’agit pas ici du paraître de l’apparence – superficiel apparaître, mais du paraître qui de quelque tréfonds se donne, un par–être ? a – ce pourquoi à apparaître, je préfère le mot ‘parution’, non en son sens médiatique de
publication, mais en son sens phénomémologique15. Au cela est jaune s’oppose alors le cela transparaît jaune – cela trans–par–est jaune.
… paraître au travers | par être au tra-vers | par être au trans-vers…
Dire qu’une couleur paraît et dire qu’elle est, c’est dire différemment : prenons, par exemple « ce bol est brun », phrase close, il est brun – sujet : « le bol ». Etre brun est intransitif, mais « ce bol paraît brun » est phrase ouverte, il paraît brun – mais à qui ? sinon à un sujet hors le bol et sa couleur. Le véritable sujet du « paraître brun du bol » n’est plus le bol peint, mais le regardeur de la peinture. Etre implique une vision objective : brun s’applique à la couleur de l’objet – un bol, représenté en peinture – une toile, aucun autre n’est convoqué hors les objets ; paraître implique la vision subjective : c’est le sujet qui applique aux objets – bol, toile – une couleur. Un hors peinture est convoqué. S’il est donc si différent de dire qu’une couleur paraisse ou soit – de communiquer sa qualité, il est tout aussi différent de peindre une couleur paraissante ou étante – de produire sa qualité.
« On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autre fois, on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée. Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg vous expliqueraient ce faire bien mieux que moi ; tous feront sentir l’effet à vos yeux. Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se créé et se reproduit.17»
Comme si c’était cette magie, qui demande ce plus voir, un transpercement de la chose regardée et de la capacité même du regard, où tout devrait échapper, que l’on y entende rien, que l’on n’y comprenne rien, que rien ne puisse être expliqué, que Diderot voulait dire – l’écartant au profit de la représentation objectale, reproduction d’un sujet – d’une époque. Cette magie qu’il abandonne, parce qu’elle contraint à perce-voir et qui, contrairement à mener à un meilleur voir, à une meilleure définition, reconnaissance du vu, perce le voir. Cette magie qui contraint à a–perce-voir : perte, déficit de définition, affection de la perception – que le temps de Diderot ne pouvait envisager.
Un certain type de peinture – d’œuvres visuelles – ne s’acharnerait-il pas à causer cette perte, en produisant de la disparition, du brouillard, de l’écume, de la vapeur ill.5 ou de la transpiration de couleur ill.6, allant jusqu’à la syncope colorée – ainsi d’un petit pan de mur jaune18 ? Mais en quel but ? Que produit, que me produit cette syncope, cette disparition, ce brouillage, cette affection ?
Ou, autre question : imaginons quelqu’un de non affecté, peut-il avoir conscience de sa propre existence ?
Points de vue
Sur la transparaître ou, autre nom : sur le diaphane – si l’on peut dire que l’on ‘voit’ le diaphane, puisqu’il semble plutôt un effet de vue qu’une chose à voir. Du grec διαφαίνειν « laisser voir à travers, paraître au travers », le terme qualifie avant tout une qualité de passage de la lumière. Non de couleur, mais bien de lumière ; soit non la couleur d’un corps – sur un corps-objet, mais la lumière dispersée en un espace – à travers un espace-phénomène. Poser picturalement une énigme telle que rouge – vert, c’est postuler non sur la couleur des choses mais sur les phénomènes de lumière.
Causal : chose – phénoménal ;
“Ineluctable modality of the visible: at last if no more, thought through my eyes. Signatures of all things I am here to read, seaspawn and seawrack, the nearing tide, that rusty boot. Snotgreen, bluesilver, rust: coloured signs. Limits of the diaphane. But he adds: in bodies. Then he was aware of them bodies before of them coloured. How? By knocking his sconce against them, sure. Go easy. Bald he was and a millionaire, maestro di color che sanno. Limit of the diaphane in. Why in? Diaphane, adiaphane. If you can put your five fingers through it, it is a gate, if not a door. Shut your eyes and see.
[…]
Open your eyes now. I will. One moment. Has all vanished since? If I open and am for ever in the black adiaphane. Basta! I will see if I can see.
See now. There all the time without you: and ever shall be, world without end. 19 ”
Chose close – ouvert phénomène :
Dire d’un ciel qu’il est bleu–jaune, c’est dire qu’il
est de couleur bleue éclairée, traversée, filtrée d’une lumière jaune, telle
produite par un éclairage solaire passant un voile de brume (ou filtrée par le
portail de la peau interdigitale de Stephan). Dire qu’un bol, au lieu de brun,
est rouge–vert c’est aussi cesser de définir par concept clos l’état
objectif du bol – le bol est brun (ou de tout objet, en s’y cognant, par
un touché qui définit la chose comme bloc tout en me bloquant), pour le définir
en un concept ouvert, en relation phénoménale avec ce qui peut influencer son
état perçu. Peindre un bol brun ou rouge–vert conduit à deux types de
visions opposées.
La première considère les choses séparément (neben und nach ein–ander) : ici il y a un bol, là une pomme, etc. ; ici il y a le ciel, là la lumière ; ici il y a le tableau, là le regardeur ; ici il y a les objets, là un sujet (ici les rejets de la marée, là la paume de ma main) ; ici il y a les choses, le monde, là il y a moi. C’est une vision objectale et objectiviste.
La seconde englobe les choses en un tout (Sein und Zeit zu–sammen) : sur un bol il y a un reflet de pomme causé par un éclairage traversant l’espace ; il y a le ciel illuminé ; il y a un tableau regardé ; il y a des objets par la perception d’un sujet (la paume de ma main est un portail, sinon une porte ; et si je ferme mes yeux – mes fenêtres – tout disparaîtra-t-il ?), il y a moi dans les choses, le monde (et si le monde reste sans moi, sans mon regard, je ne suis pas sans le monde). C’est une vision phénoménale et subjectiviste.
Une telle vision phénoménale ne se porte pas sur les définitions, les déterminations, les séparations, les objets (ob–jets) ; mais sur les interactions entre les objets et entre le sujet (suis–jet) et les objets. C’est une vision qui établit une relation entre le sujet et les objets, entre les choses et le monde et moi, postulé comme un continu (There all the time […] and ever shall be, world without end.)
« Le jour avait fondu dans
une nuit qui le continuait, bleue, diaphane, aurorée
[…] 20»
Ainsi au crépuscule, la nuit appelle l’aube – le jour, qui annonce la nuit, without end.
Verklärte Nacht 21.
« Obscure clarté »
Continuité, continuum, qui mêle jour et nuit et moment de crépuscule et d’aurore, qui mêle les passages, parce qu’elle ne discrimine pas ce qui passe et dans quel sens mais postule le passage en tant que tel. Simplement, parce que là est ce qui est perceptible à qui regarde le ciel : il ne faudrait se lever (ouvrir les yeux) qu’à midi et à minuit pour croire le jour et la nuit absolus et séparés. Quiconque les a considéré dans leur enchaînement sait que jour et nuit ne sont que des concepts intellectuellement séparés et qu’ils ne peuvent être perçus que par leur alternance, leur interpénétration, leur continuité ; que dans le continuum où ils sont indissociables l’un de l’autre comme du sujet percevant.
Tout passe, tout traverse, il n’y a de coupure entre perçu et percevant, tout est pris dans ce continuum diaphane22 – ce qui pose le paradoxe d’un percevant pris, confondu, dans ce qu’il perçoit ; dans une continuité à laquelle il appartient, non discriminé, non séparé, non comme observateur. Ob-servateur qui considère non depuis un point de vue, entendu comme lieu fixe et déterminable : il flotte dans le perçu qu’il perçoit – paradoxe d’un percevant qui ne peut pas voir, puisqu’il n’y a plus de détermination ; d’un percevant qui au sein de l’indétermination ne peut qu’a–percevoir.
Octobre 1992, randonnée à la Dôle : être pris dans le brouillard, c’est voir d’abord les masses devant soi qui se voilent, flottent, se dissipent. C’est aussi sentir le froid, l’humide ; c’est une odeur, un goût, un bruit aussi – feutre froid, coton étouffé – c’est percevoir. C’est ensuite ne plus savoir où l’on est, c’est devoir perce–voir pour savoir où peuvent mener ses pas. Le brouillard s’épaississant, c’est finalement ne plus voir ses pieds, ne plus pouvoir s’orienter, par le fait même que l’on est immergé dans le brouillard espace de perception – immergé dans la perception. C’est l’étrange paradoxe d’être un sujet percevant, mais qui ne peut plus se situer comme sujet ; qui de ce fait ne
perçoit plus mais a–perçoit, ayant perdu, de par sa non-situation de percevant son rapport au perçu. Lorsque le devant soi s’incorpore en en-soi, le soi s’évapore.
« Quand le soleil perçant déjà, la rivière dort encore dans les songes du brouillard, nous ne la voyons pas plus qu’elle ne se voit elle-même. Ici c’est déjà la rivière elle-même, mais là la vue est arrêtée, on ne voit plus rien que le néant, une brume qui empêche qu’on ne voie plus loin. A cet endroit de la toile, peindre ni ce qu’on voit puisqu’on ne voit plus rien, ni ce qu’on ne voit pas puisqu’on ne doit [ou : ne peut alors] peindre que ce que l’on voit, mais peindre qu’on ne voit pas, que la défaillance de l’œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la rivière, ill.7 c’est bien beau […] 23»
Beau n’est peut-être pas le mot… (suivant « que lui soit infligé »)
Me reste un vert-brun, qui n’est apparemment produit par rien et dont la non-production n’a produit un suspens d’autant plus grand, une sensation plus qu’étrange, un effet subjuguant. A la limite, me suis-je dit, ce vert-brun ne ferait que répondre au brun-rouge, par choix pictural d’un accord de complémentaire, consonance harmonique sur un brun de base tonale commun. Mais plus je regardais, plus ce qui du rapport brun-rouge | vert-brun se produisait était de l’ordre d’une question, d’un désaccord d’adjacence, d’une dissonance non-harmonique tirée de la commune base. A y voir, la rencontre picturale des deux pans, vert et rouge, ne s’opérait pas de la même surface physique de la peinture, de leur commune base brune. Le rouge hors-retrait n’était pas à côté du vert en-retrait, côte à côte, ils s’éloignaient indéfiniment dans la profondeur optique, séparés d’une infinie distance.
« Il descendit dans une sorte de cave qu’il avait d’abord crue assez vaste, mais qui très vite lui paru d’une exiguïté extrême […]. La nuit était plus sombre et plus pénible qu’il ne pouvait s’y attendre. L’obscurité submergeait tout, il n’y avait aucun espoir d’en traverser les ombres, mais on en atteignait la réalité dans une
relation dont l’intimité était bouleversante. Sa première observation fut qu’il pouvait encore se servir de son corps, en particulier de ses yeux ; ce n’était pas qu’il vit quelque chose, mais ce qu’il regardait, à la longue le mettait en rapport avec une masse nocturne qu’il percevait vaguement comme étant lui-même et dans laquelle il baignait. […] C’était la nuit même. Des images qui faisaient son obscurité l’inondaient. Il ne voyait rien et, loin d’en être accablé, il faisait de cette absence de vision le point culminant de son regard. Son œil, inutile pour voir, prenait des proportions extraordinaires, se développait d’une manière démesurée et, s’étendant sur l’horizon, laissait la nuit pénétrer en son centre pour en recevoir le jour. Par ce vide, c’est donc le regard et l’objet du regard qui se mêlaient. Non seulement cet œil qui ne voyait rien appréhendait quelque chose, mais il appréhendait la cause de sa vision. Il voyait comme objet ce qui faisait qu’il ne voyait pas. En lui, son propre regard entrait sous la forme d’une image, au moment où ce regard était considéré comme la mort de toute image […]24»
… un tel effroi marquant l’expérience, trop froide « beauté » (ou le sentiment de l’impuissance, de la disparition, du néant, de la mort serait alors « beau » ?) Beau infligé ? altéré – affecté.
Peindre (écrire) qu’on ne voit pas, soit peindre (décrire) le sentiment premier de cet événement (close your eyes and see) : l’affect issu de l’a-percept et non son concept, parce que l’on pose ici que cette a-perception échappe à l’ordre conceptuel, l’in-sensible à l’intelligible25. Posons la double triade : voir, percevoir (perce–voir), apercevoir (a–percevoir) et concept, percept, affect ; thèse : voir serait de l’ordre du concept, percevoir et perce–voir du percept, apercevoir et a–percevoir de l’affect.
Lorsque je vois, je puis dire ce que je vois ; ce parce que je possède un concept de la chose vue avant de l’avoir vue : un bol brun, un ciel bleu, une couleur jaune. Je ne vois qu’autant que je reconnais. Voir, c’est se poser en sujet sachant, connaissant l’objet, sa position par rapport à l’objet, sa distance, etc. – tout ce qui discrimine un écart entre moi et l’objet. C’est ignorer toute implication en tant que sujet avec cet objet ; c’est poser sa maîtrise mais aussi son éloignement, la non participation, la non rencontre ; c’est poser l’esprit, mais non le corps – l’intelligible mais non le sensible.
Lorsque je perçois (perce–vois), je ne puis dire ce que je perçois avant de l’avoir intégralement perçu, ce parce que la chose perçue m’apparaît hors son préconcept : une forme m’apparaît brun-rouge, un espace gris-bleu, un jaune-vert. Je ne perçois qu’autant que je ne reconnais pas encore, mais perce–voyant, vais ramener la perception au connu, à des concepts, par approximation – comparaison : cette forme ressemble à tel bol brun chaud, cet espace à un ciel brumeux et ce jaune-vert à la couleur d’une pomme. Percevoir, c’est se situer à la fois en tant que sujet sachant, connaissant non l’objet de perception même, mais d’autres objets, sa position par rapport à ces autres, sa distance, etc. – tout ce qui fait comparatif entre moi et l’objet ; et c’est à la fois se situer en sujet impliqué dans la perception de l’objet en ce qu’il est comme inconnu. C’est se situer dans la maîtrise référée, mais aussi l’ouverture à la rencontre avec un objet à découvrir – même si ce sera pour le ramener, le refermer dans le connu. C’est ainsi situer l’esprit et le corps, un corps gardé par l’esprit, un sensible borné par l’intelligible.
Lorsque j’aperçois (a–perçois), je ne puis dire ce que j’aperçois, ce parce que je ne possède aucun préconcept de la chose aperçue et ne puis la ramener à aucun concept connu : ainsi rouge–vert, une défaillance dans le brouillard, une masse nocturne. Je n’aperçois qu’autant que je ne reconnaisse rien, et ne puis rien ramener à du connu. Rouge–vert ? où dans le brouillard ? qui dans la masse nocturne ? Apercevoir, c’est se perdre en tant que sujet ignorant, en mystère face à l’objet – ne cherchant plus, ne pouvant pas connaître, devenu ignorant de sa position par rapport à l’objet d’aperception, de toute situation, y compris de soi. C’est poser la non maîtrise absolue, mais aussi la perte de soi, alors qu’advient la conjonction, la rencontre, la totale participation. Immersion, c’est perdre l’esprit et le corps comme en-soi, pour se fondre dans le corps de la totalité sensible ; non l’intelligible, mais le sensible.
Comme si quand le sens du néant enfin se donne, rien ne demeure, sinon une pure sensation du néant. Rien n’est senti que ce rien, qui est sensation de quelque chose : défaillance infligée à l’œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard, faisant de cette absence de vision le point culminant de son regard.
« […] ce qui apparaît, c’est le fait que rien n’apparaît, l’être qui est au fond de l’absence d’être, qui est quand il n’y a rien, qui n’est déjà plus quand il y a quelque chose : comme s’il n’y avait des êtres que par la perte de l’être, quand l’être manque […]
[…]
[…] cette région que nous essayons d’approcher, ici s’est effondrée dans le nulle part, mais nulle part est cependant ici […]
[…]
Alors règne la fascination.
L’image
Pourquoi la fascination ?
Voir suppose la distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en
contact et d’éviter dans le contact la confusion […]. Ce qui nous fascine nous
enlève le pouvoir de donner un sens, abandonne sa nature “sensible” abandonne
le monde, se retire en deçà du monde et nous y attire, ne se révèle plus à nous
et cependant s’affirme dans une présence étrangère au présent du temps et à la
présence dans l’image. La scission, de possibilité de voir qu’elle était, se
fige, au sein même du regard, en impossibilité […].
[…] l’aveuglement est vision encore, vision qui n’est plus possibilité de voir, mais impossibilité de ne pas voir, l’impossibilité qui se fait voir […].
Quiconque est fasciné, on peut dire de lui qu’il n’aperçoit aucun objet réel, aucune figure réelle, car ce qu’il voit n’apparient pas au monde de la réalité [définissable], mais au milieu indéterminé de la fascination. Milieu pour ainsi dire absolu […] où ce que l’on voit saisit la vue et la rend interminable [et indéterminable], où le regard se fige en lumière [ou en totale obscurité], où la lumière [le noir] et le luisant [l’ombre] absolu d’un œil [d’un iris] qu’on ne voit pas, qu’on ne cesse pourtant de voir, car c’est notre propre regard [ou absence de regard] en miroir, ce milieu est, par excellence, attirant, fascinant : lumière [obscurité] qui est aussi l’abîme, une lumière [obscurité] où l’on s’abîme, effrayante et attirante.
[…] profondeur sans regard et sans contour, l’absence qu’on voit parce qu’aveuglante [et qui aveuglante m’absente].26 »
Randonnée à la Dôle, ne plus rien voir, perdre pied… sur quoi marcher alors ?
»…“nur war es ihm manchmal unangenehm, daß er nicht auf dem Kopf gehn konnte.”
Wer auf dem Kopf geht […|, – wer auf dem Kopf geht, der hat den Himmel als Abgrund unter sich.27«
Celui qui perd pied, il a le ciel en abîme sous lui.
En regard, Les Blanches falaises de Rügen ill.8. A priori, les trois protagonistes de la scène ont pieds, quoique au bord de l’abîme. Penché à genoux devant le vide, ayant déposé canne et chapeau pour qu’ils ne chutent point, un homme a le regard scientifique du voir : il scrute des herbacés, classant chaque herbe dans une catégorie qu’il connaît – et si il découvre une herbe qui échappe à ses catégories, il en créera une pour elle ; pris dans cette précise activité, il ne voit rien d’autre que ces herches, le reste du monde dépeint lui échappant – ni les arbres, ni les falaises crayeuses, ni la mer et ses voiliers, ni l’horizon où mer et ciel disparaissent, se confondant. Assise près de la racine de l’arbre de gauche, une femme a un regard de découverte perceptive : elle a perçu de l’inconnu et de son bras tendu, de sa main, de l’index le désigne (le dé–signe et l’as–signe). L’inconnu qu’elle regarde sera ramené en signe vers le connu et par comparaison, assimilera sa découverte à ce qu’elle connaît. Plus ouverte dans sa posture, elle peut envisager le reste du monde dépeint – les arbres, les falaises
crayeuses, la mer et ses voiliers, l’horizon où mer et ciel disparaissent, se confondant, mais pour les ramener à la clarté du connu. Appuyé au soutien de l’arbre de gauche, un homme bras croisé a un regard perdu – au loin, vers rien, que regarde-t-il ? Sa posture lui confère un appui dorsal, mais ses pieds, trop devant, à peine retenus par quelques rameaux pourraient, glisser, précipitant son corps dans l’abîme. Celui dont le sol est si proche de manquer à ses pieds aperçois, le regard perdu dans le vide, où il n’y a rien à voir : le reste du monde dépeint ne le concernant plus – ni les arbres, ni les falaises crayeuses, ni la mer et ses voiliers ; sauf l’horizon où mer et ciel disparaissent, se confondant en confusion. C’est vers cette confusion (con–fusion) que son regard se porte, au plus loin, au risque qu’au plus proche son corps entier bascule dans la perte abyssale. Il est dans l’inconnu et est cet inconnu, zone trouble, blanchie, vague voilée à la fois bleu–jaune et jaune–bleue.
Encore nous faut-il sortir de l’image peinte comme son dernier protagoniste figuré est sorti du monde dépeint :
« Là où il est, seul parle [se montre] l’être, - ce qui signifie que la parole ne parle plus [que la vue ne montre plus], mais est, mais se voue à la pure passivité de l’être.
Quand écrire [peindre], c’est se livrer à l’interminable, l’écrivain [le peintre] qui accepte d’en soutenir l’essence, perd le pouvoir de dire “Je”. Il perd alors le pouvoir de faire dire “Je” à d’autres que lui. Aussi ne peut-il nullement donner vie [image] à des personnages dont sa force créatrice garantirait la liberté. L’idée de personnage, comme la forme traditionnelle du roman [ou de la peinture historiée], n’est qu’un des compromis par lesquels l’écrivain [le peintre], entraîné hors de soi par la littérature [par la peinture] en quête de son essence, essaye de sauver ses rapports avec le monde et avec lui-même.28 »
Et sortir de la représentation pour saisir la présentation de ce plan pictural de relative petite dimension (inférieur au mètre). C’est un rectangle vertical déterminé par du sombre, qui se resserre en cercle clair. Quoique : ce cercle est très déterminable en bas, découpe blanche acérée de verticales, et assez en haut, bande horizontale quasi blanche. Ce cercle resserrant appel l’œil comme un œilleton, et cause au regard qui dépasse la sombre détermination du cadre rectangulaire sombre, qui se constitue comme seuil de l’espace peint. Passant outre ce seuil, je – spectateur – perds ma situation dans l’espace, déterminée par le cadre – seuil : j’entre dans le cercle et y flotte. Seul, presqu’au centre, un fin réseau sombre détermine des formes reconnaissables devant, et à sa gauche les deux tracés triangulaires blancs déterminent de semblables formes à l’arrière. La première, en bas, se découpe sur un fond vaguelé d’ocre et bleu assez sombre (sombre – j’avais vu cette partie circulaire claire ?), la seconde sur un même fond maintenant éclairci, mais où ocre et bleu ne se discrimine plus (ocre–bleu, jaune–bleu qui n’est pas vert ni gris ?) et amené à ce point je cherche la ligne d’horizon qui aurait dû séparer ce jaune–bleu très pâle qui n’est pas gris-blanc de la blancheur qui plus haut le suit. Rien. Et a–percevant ce rien, de plus en plus concentré sur ce rien, soudain me voici me demandant où je suis. Plus devant le tableau, nulle part. Et plus je me con–centre sur ce rien qui s’ouvre en cercle plus il m’apparaît que je me dé–centre de moi-même, me refermant comme en cercle sur un rien où je disparais. Arrivé au point central de l’in–tension du regard, voici mon a–tension partie de ma conscience de regardeur. Ayant atteint le point de vue, ce lieu idéal du panorama où tout se donne à voir jusqu’au point de fuite, cette vue est devenue point de vue, absence de vue, et où celui qui voit en perd la conscience de soi, ce lieu idéal du regard située en miroir face au point de fuite. Point de vue, ces deux points sont engouffrés dans leurs abîmes – celle face à moi et celle qui est moi ; l’idéal du point de vue devenant perte du devant et du dedans : pas de vue, pas d’objet à regarder, pas de sujet regardant. Plus – et non l’inverse positif de moins, mais parce que moins, plus du tout. K–ein, n–ich(t), nie–man(d) ; no–thing, no–(w)here, no–body.
Point – pas – de vue
Plus de pieds, point de pas, plus de corps, point de situation, plus d’yeux, point de regard, plus de voir, point de vue. Plus je vois, plus je ne vois pas. Point. Que regarde un moine – vie vouée au presque rien voire au rien, au bord de la mer, vers ce rien ill.9 ? Il n’y a pas de vue, point de vue, point de points où puisse s’accrocher le voir. Perdu sur un tertre qu’il ignore, presque invisible dans son absence (effaçons le moine, le tableau en reste ‘presque’ inchangé), le moine (ou nous regardeur) regarde tout au plus une ligne, mais qui ne constitue pas un ensemble de points sur lequel l’œil pourrait se fixer, ni ce qui va d’un point à un autre déterminant un parcours, de son début à sa fin. Ligne sans origine et sans finalité, et une ligne c’est encore trop dire, tant elle est diffuse, tant elle se disperse en brume, ne gardant rien : i–re–gardable. Point de points et point de lignes, ou faut-il l’apercevoir et l’apercevant s’apercevoir que l’on ne peut que l’a–percevoir et soi-même s’a–percevoir.
Que regarde le moine29 ? Tout au plus un horizon, mais diaphane, diffusé et se
diffusant, englobant ce qu’il devrait séparer et discriminer : ciel et mer ; mêlant même dune et nuée, par sa lumière – la mer s’éclairant d’un ciel qui s’assombrit de la mer, comme par sa couleur – ocre orangé et terre gris-verte, à reflet bleuté du ciel, de la dune ; vert noirâtre à reflet orange, de la mer, de la dune ; ocre gris-bleuté à reflet vert de mer, de la brume ; bleu blanc-orangé à reflet gris de brume, du ciel ; et en haut un brouillard mêlant toute couleur, tout reflet tout élément : ciel en abîme. Rien.
Et pourtant le moine regarde, et nous regardons le moine regarder – la mer-ciel-brume, rien pour lui ; la surface picturale pour nous – qui paysage ou surface est pour lui, pour nous, même continuum diaphane. Nous regardons ce que le moine regarde : rien, et sommes ce que le moine est : ‘presque’ rien, N–ich(t). Ce seul petit point sur la surface, mais emporté dans cette sur–face qui noie ce point dessus et dessous son plan, n’est pas point qui puisse nous faire face, il n’est pas point sur lequel la vue puisse se fixer, l’envisager, le dévisager : il est dé–visageant.
Il n’y a point d’envisagement possible, point sans visage, point de dos, point dont on ne voit que le revers, le négatif ; la face de son absence, de son K–ein, de son N–ich(t). Voir un point qui nous montre son point – son pas, arrêté dans son absence. Un point qui ne nous regarde pas, qui ne nous garde pas plus que l’horizon ou la dune ne le gardent, qui regarde à notre opposé – là où nous regardons et qui ne regarde pas, n’étant comme nous plus re–gardé. Un point qui ne regarde point là où nous regardons ce qu’il ne peut regarder : point. Un point qui ne regarde point là où nous ne regardons point – et n’est point gardé par un lieu là où nous perdons le lieu qui nous garde. Un point qui nous est parfaitement assimilable et pourtant n’est point.
« […] On pourrait se contenter de reconnaître dans l’impossibilité d’accéder, la définition de cette région : elle est “le côté qui n’est pas tourné vers nous ni éclairé par nous”. Elle serait donc ce qui nous échappe essentiellement, une sorte de transcendance, mais dont nous ne pouvons pas dire qu’elle ait valeur en réalité, dont nous savons seulement que nous en sommes “détournés”.
Mais pourquoi “détournés” ? Qu’est-ce qui nous met dans la nécessité de ne pouvoir, à notre guise, nous retourner ? Apparemment nos limites : nous sommes des êtres limités [et le moine est face au paysage illimité, comme le spectateur face à une peinture illimitée – qu’il conviendrait de décadrer (premier all over ?)] Quand nous regardons devant nous, nous ne voyons pas ce qui est derrière. Quand nous sommes ici, c’est à condition de renoncer à là-bas [et le moine est là-bas, renonçant à l’ici, comme nous regardons là-bas, renonçant à notre présence ici devant la peinture] : la limite nous tient, nous retient [le tertre de dune, le cadre du tableau], nous retient [nous garde], nous repousse vers ce que nous sommes, nous retourne vers nous, nous détourne de l’autre, fait de nous des êtres détournés. Accéder à l’autre, ce serait donc entrer dans la liberté de ce qui est libre de limites [embrumer la dune, enlever le cadre]. Mais ne sommes-nous pas, d’une certaine manière, ces êtres affranchis d’ici et de maintenant ? Je ne vois peut-être que ce qui est devant moi, mais puis me représenter ce qui est derrière. Par la conscience, ne suis-je pas en tout temps ailleurs qu’où je suis, toujours maître et capable de l’autre ? Oui, il est vrai, mais c’est aussi notre malheur. Par la conscience, nous échappons à ce qui est présent, mais nous sommes livré à la représentation [ce pourquoi Friedrich représente quoi, sinon rien ou presque]. Par la représentation, nous restaurons, dans l’intimité de nous-mêmes, la contrainte du face à face ; nous nous tenons devant nous, fût ce lorsque nous regardons désespérément hors de nous.
[Rilke, Huitième Elégie de Duino] :
Cela s’appelle destin : être en face
et rien que cela et toujours en face.
Telle est la condition humaine : ne pouvoir se rapporter qu’à des choses qui nous détournent d’autres choses et, plus gravement, être, en tout, présent à soi, et dans cette présence, n’avoir chaque chose que devant soi, séparé d’elle par ce vis-à-vis et séparé de soi par cette interposition de soi-même.
A présent, l’on peut dire ce qui nous exclu de l’illimité, c’est ce qui fait de nous des êtres privés de limites. Nous nous croyons, par chaque chose finie, détournés de l’infini de toutes choses, mais nous ne sommes pas moins détournés de cette chose par la manière dont nous la saisissons pour la faire nôtre en la représentant, pour en faire un objet, une réalité objective, pour l’établir dans le monde de notre usage en la retirant de la pureté de l’espace. “L’autre côté” est là où nous cesserions d’être, en une seule chose, détournés d’elle par notre façon de la regarder, détournés d’elle par notre regard.
[Rilke, idem] :
De tous ces yeux la créature voit
l’Ouvert. Nos yeux sont
comme renversés… 30 »
« Mais il n'y a rien à voir », se serait écriée Marie Hélène von Kügelgen, peintre et épouse de Franz-Gerhard, professeur à l'Académie des beaux-arts de Dresde. Justement : ici nous nous retournerions vers l’infini de toutes choses, nous en dessaisissons, refusant de la faire nôtre en ne la représentant pas, n’en faisant pas un objet, ni une réalité objective, la retirant du monde de notre usage pour la laisser établie dans la pureté de l’espace. “L’autre côté” est là parce que nous cessons d’être, acceptant dans l’image le rien, et devant l’image de ne rien être.
« Mais qu’est-ce que l’image ? Quand il n’y a rien, l’image trouve là sa condition, mais y disparaît. L’image demande la neutralité et l’effacement du monde, elle veut que tout rentre dans le fond indifférent où rien ne s’affirme, elle tend à l’intimité de ce qui subsiste encore dans le vide : c’est là sa vérité. Mais cette vérité l’excède ; ce qui la rend possible est la limite où elle cesse. De là son côté dramatique, l’ambiguïté qu’elle annonce et le mensonge brillant qu’on lui reproche. Superbe puissance, dit Pascal, qui fait de l’éternité un néant et du néant une éternité.
[…] [Elle] indique le voisinage menaçant d’un dehors vague et vide qui est le fond sordide sur lequel elle continue d’affirmer les choses dans leur disparition. Ainsi nous parle-t-elle, à propos de chaque chose, de moins que la chose, mais de nous, et à propos de nous, de moins que nous, de ce moins que rien qui demeure [ce ‘presque’], quand il n’y a rien.31 »
Nous ne pouvons pas dire que nous voyons le moine, pas plus qu’il ne voit la mer, le ciel ou l’horizon, parce qu’ils n’existent pas en tant que tels, sinon comme leur propre disparition, se diffusant en elle. Parce que le moine n’existe pas hors sa propre disparition, diffusé en la peinture ; parce que la peinture n’existe pas hors sa propre disparition, diffusée en couleurs et que [le cadre retiré] le tableau n’existe pas hors sa propre disparition, diffusé en espace de perception, espace qui se diffuse en a–perception de ce qu’est le tableau, la peinture, le moine, l’horizon, son regard, notre regard.
A–perception de notre propre regard, et non seulement de ce qu’il regarde, de nous-mêmes, que j’ai nommée affect. Question répétée : qu’est cet affect ? A–perception, perte du regardé et de soi regardant, syncope du regard, saut, scintillement, papillotement, battement, fragmentation, lacération, déchirement, schize.
»Vorstellung – Gegensatz der Selbstzerfleischung.
Selbstgenuß – nur möglich durch Selbstzerspaltung.
Ganz Genuß – Schönheit.
Genuß in der Zerfleischung – Erhabenheit.«
« Représentation – contraire du déchirement de soi.
Auto-jouissance – possible seulement par scission de soi.
Tout jouissance – beauté.
Jouissance dans le déchirement – sublimité.32 »
Point de point de vue
 
Longtemps et quasi quotidiennement, j’ai fait en train le trajet (Pully –, Genève –, Vevey –) Lausanne – Fribourg ; aller et retour. Et ces retours, régulièrement rythmés par l’incessant martellement des essieux passant les jointures de rail, me présentaient derrière la vitre, une vue, enchaînant chose après chose dans la fuite du train ; chose après chose crochant mon regard et l’entraînant dans cette fuite ; chose après chose, toujours verte, atrocement. Champ après champ, avec une pesanteur de vache, ce vert de trop d’humide, de richesse grâce et acide, ce vert Vallotton, déborde ma vue, mon odorat, mon goût, mon ouïe, mon toucher – à travers la vitre. Vision labourée, odeur de purin, saveur pâteuse, bruit lourd, corps chatouillé du ne plus en pouvoir de ces sensations.
…
Romont ; bourg, champ, forêt, champ, forêt, champ,
Oron ; château, champ, forêt, champ, forêt,
Palézieux ; champ, forêt, champ,
non : tunnel
et l’éclat :
la vitre qui se brise, mon cristallin empli de fragments de
verre, aveuglement, yeux crevés. Millions de petits papiers argentés flottant
dans ce que fut l’espace de ma vision. L’effet d’autant de micro miroirs qui
renvoient ma vision à – en moi-même, annulée. Ne vois-je plus, suis-je
soudain aveugle ? Une seule chose dont je sois sûr : bleu ; bleu
d’alumine, de métal chauffé à blanc, étincelles de bleu – jaune presque
blanches. Est-ce la couleur que voient les aveugles33> ?
…
La Conversion ; forêt, maison, route
Pully ; ville, maison, route, maison
Lausanne ; la vue me revient, grise, maison après
maison, route après route, odeur de gaz d’échappement, goût sulfuré, ouïe
striée, toucher heurté. Le balancement grinçant des wagons sur les aiguillages,
les freins, la foule et moi se précipitant vers la porte, les trois marches à
ne pas manquer, le souterrain, frayer son chemin dans la masse passante, la rue
à traverser, les feux piétons à respecter ; le regard utilitaire me
revient.
Atroce du ne plus en vouloir de ces conceptions.
Milliers de fois à ne rien voir – sans doute ma vue en porte pour toujours la cicatrice – là où pourtant la vue est la plus déterminée de tout le Léman, labélisée au patrimoine Unesco : lac en croissant, portant Lausanne au centre de son arc, dominant ainsi frontalement les Alpes de Savoie, la Dent d’Oche, quinze kilomètres devant, ouvrant une symétrie hodlerienne plaçant le Grand Combin cinquante kilomètres à sa gauche et le Salève d’autant à sa droite. Ordonnancement parfait où devant est le Sud, à gauche l’Est, à droite l’Ouest, offrant à celui qui regarde la parfaite maîtrise de sept cents kilomètres carrés du paysage préalpin, rythmé par un soleil qu’on voit se lever du massif des Diablerets et se coucher derrière les crêtes du Jura, de presque partout – ce qui n’est presque jamais le cas.
De ce site, où le prix des loyers est simplement proportionnel à la vue offerte, souvent rien n’est visible, tant il y a toujours trop de lumière ou trop de brume, éblouissant ou voilant ce capital panoramique, aveuglant le regard qui croyait se l’approprier.
C’est que tout ce
paysage, convoité à prix d’or, flotte sur sa base – rendant à la
spéculation son fond spéculaire – le lac, nonante milliards de mètre cube
d’eau dont la température varie, au gré des jours et des saisons. Tantôt plus
froide que l’air, l’après-midi ou en été, tantôt plus chaude, le matin,
l’automne, l’hiver et le printemps, l’eau agit sur l’air. Plus froide, elle se
fait miroir, reflétant autant de fois que de vagues rident sa surface,
reflétant la lumière solaire en un éblouissement qui réduit la vue à néant, Plus
chaude, elle se condense en brume, voilant l’éclat lumineux en un brouillard
qui d’autant réduit à néant la vue. Rarement de même température, eau et air
maintiennent la vue entre éblouissement et voilement, provoquant même les deux à la fois, et rendant toute vision
flottante, navigante – dans une constante présence indéterminée sinon
comme absence – en un va-et-vient entre trop éblouissant et trop voilé,
en un en-hors–retrait, tirant-repoussant le regard qui cherche à voir
dans l’abîme du rien ; le déchirant de cet en-hors–retrait.
See un–sehen ill.10
Sea un–see ill.11
Lu non–vu :
« Quelque fois dans ma tête se créait une vaste solitude où le monde disparaissait tout entier, mais il sortait de là intact, sans une égratignure, rien n’y manquait. Je faillis perdre la vue, […] ayant écrasé du verre sur mes yeux. Ce coup m’ébranla, je le reconnais. J’eus l’impression de rentrer dans le mur, de divaguer dans un buisson de silex. Le pire, c’était la brusque, l’affreuse cruauté du jour ; je ne pouvais ni regarder ni ne pas regarder ; voir c’était l’épouvante, et cesser de voir me déchirait du front à la gorge […]
[…]
Parfois je me disais : “C’est la mort ; malgré tout cela en vaut la peine, c’est impressionnant.” Mais souvent je mourrais sans rien dire. A la longue, je fus convaincu que je voyais face à face la folie du jour ; telle était la vérité : la lumière
devenait folle, la clarté
avait perdu tout bon sens ; elle m’assaillait déraisonnablement, sans
règle, sans but. Cette découverte fut un coup de dent à travers ma vie.
[…]
[…] j’avais pour le jour un désir d’eau et d’air. Et si voir c’était le feu, j’exigeais la plénitude du feu, et si voir c’était la folie, je désirais follement cette folie.36 »
Lecture post-écriture, révélatrice d’une même fixation : folie ?
Entr’ aperçues
* r’ appels
« Quand le soleil perçant déjà, la rivière dort encore dans les songes du brouillard, nous ne la voyons pas plus qu’elle ne se voit elle-même. Ici c’est déjà la rivière elle-même, mais là la vue est arrêtée, on ne voit plus rien que le néant, une brume qui empêche qu’on ne voie plus loin. A cet endroit de la toile, peindre ni ce qu’on voit puisqu’on ne voit plus rien, ni ce qu’on ne voit pas puisqu’on ne doit peindre que ce que l’on voit, mais peindre qu’on ne voit pas, que la défaillance de l’œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la rivière, c’est bien beau […] *»
Seulement beau, ou sublime, seulement ?
« […] Tout jouissance – beauté.
Jouissance dans le déchirement – sublimité.* »
Tout ? Non rien :
soleil, rivière, brouillard ; rien et déchirant :
perçant, ne […] pas plus qu[e] ne, arrêtée,
ne […] plus, rien, néant, empêche, ne […] plus, ni, ne […] plus, rien, ni, ne […] pas, ne,
ne […] pas, défaillance, ne […] pas, infligée.
Percer, arrêter, empêcher,
infliger ;
rien, néant, défaillance ;
ne pas plus que ne, ne plus, ne
plus, ni, ne plus, ni, ne pas, ne, ne pas, ne pas.
Défaillance perçante qui empêche,
arrête au rien et inflige le néant :
ne pas plus que ne, ne, ne pas,
ne pas, ne pas, ne plus, ne plus rien, ne rien, ni, ni.
Déchirement, scission, syncope de
la langue, convulsion fatale, comme ailleurs37 :
crise d’urémie | petit pan de mur jaune |
étourdissements | tout petit pan de mur jaune |
étourdissements augmentaient | papillon jaune |
petit pan de mur | |
petit pan de mur jaune | |
gravité de ses étourdissements | petit pan de mur si bien peint en jaune |
petit pan de mur jaune avec un auvent | |
petit pan de mur jaune | |
il s’abattit | |
un nouveau coup l’abattit | |
il était mort |
d’un trop fort taux de jaune urée dans le sang, pulsé tel ailes de papillon, par le cœur. Mort par déchirement, scission, syncope, convulsion, le regard aveuglé par un pan qui se met à flotter au vent, battements d’ailes de papillon jaune. Comme pour mon regard aveuglé par un battement rouge–vert, si les ailes du papillon étaient à recto rouges et à vertes à verso ; battements si rapides de ces ailes que je ne puis les percevoir une fois rouges et une fois vertes, mais les deux toutes à la fois, dans la simultanéité d’un recto–verso rouge–vert, qui par son papillonnement empêche de pouvoir voir une aile, dont les couleurs des deux faces se mélangeraient en brun, syncope, même syncope ?
« […] Il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur […] »
dont on sait qu’il est jaune, comme le papillon jaune, l’urée jaune, les pommes de terres alors mangées jaunes et qui, par croisement comparatif, devient implicitement comme le papillon à saisir et l’urée qui l’a saisi, au battement d’aile – de cœur – si rapide, précieux petit pan de mur jaune qui papillote et bat chamade : jaune–jaune–jaune–jaune–jaune–jaune–jaune, d’un jaune pris d’un scintillement aussi insaisissable qu’un rouge–vert, que l’éclat de verre lumineux, que la brume, d’autant insaisissable que l’enfant le poursuit ou que le regard s’y attache, provoquant – accompagnant – crise, étourdissement, coup, jusqu’à la mort même, comme éclat, brûlure, aveuglement, déchirement ; scission de soi et jouissance de ce déchirement – sublimité…
… scission, syncope - métaplasme par suppression ou absorption (sublimation) d'un phonème, d'une lettre ou d'une syllabe à l'intérieur d'un mot ; ou :
« Des paroles inconnues chantèrent-elles sur vos lèvres, lambeaux maudits d’une phrase absurde ?
Je sortis de mon appartement avec la sensation propre d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument, traînante et légère, que remplaça une voix prononçant les mots sur un ton descendant : “La Pénultième est morte”, de façon que
La Pénultième | ||||||
finit le vers et | ||||||
Est morte | ||||||
se détacha
de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de signification. Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendue […]. La phrase revint, virtuelle, dégagée d’une chute antérieure de plume ou de rameau, dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’articula seul, vivant de sa personnalité. J’allais (ne me contentant plus d’une perception) la lisant en vers, et, une fois, comme un essai, l’adaptant à mon parler ; bientôt la prononçant avec un silence après “Pénultième” dans lequel je trouvais une pénible jouissance : “La Pénultième” puis la corde de l’instrument, si tendue en l’oubli sur le son nul, cassait sans doute et j’ajoutais en matière d’oraison : “Est morte”. Je ne discontinuai pas de tenter des retours à des pensées de prédilection, alléguant, pour me calmer, que, certes, pénultième est le terme du lexique qui signifie l’avant-dernière syllabe des vocables, et son apparition […]. Harcelé, je résolus de laisser les mots de triste nature errer eux-mêmes sur ma bouche, et j’allais murmurant avec l’intonation susceptible de condoléance : “La Pénultième est morte, elle est morte, bien morte, la désespérée Pénultième”, croyant par là satisfaire l’inquiétude, et non sans espoir de l’ensevelir en l’amplification de la psalmodie quand, effroi ! – d’une magie aisément déductible et nerveuse – je sentis que j’avais, ma main réfléchie par un vitrage de boutique y faisant le geste d’une caresse qui descend sur quelque chose, la voix même (la première, qui indubitablement avait été l’unique). […] Je m’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénultième.38 »
.. …….. …… .. … | La Pénultième |
Est morte | |
.. …….. …… .. … | La Pé – nul – tième |
Est morte | |
.. …….. …… .. … | La Pé – nul – tième – – – – |
Est morte | |
pénultième : rationnalisation raisonnante rassurante, | |
ce qu’elle est, en définition, en linguistique : | |
l’avant dernière syllabe, soit dans la “pé-nul-tième” : “nul” |
répétition amplifiante du sens, greffant sur-sens au sens : | La Pénultième |
Est morte, | elle est morte, bien morte, la désespérée |
Pénultième | |
ensevelie par l’amplification de l’impact affectant qu’elle eut | |
effroi | |
nul | |
.. …….. …… .. … | La Pé – nul – tième |
Est morte | |
fuite | |
deuil | |
inexplicable | Pénultième |
nul | |
Est morte | |
nul |
Nul : une corde tendue, vibre, malgré soi en scission de soi ; deuil jouissance de ce déchirement – sublimité…
« Un néant plus essentiel que le Néant même, le vide de l’entre-deux, une intervalle qui toujours se creuse et en se creusant se gonfle, le rien […]* »
« […] ce qui apparaît, c’est le fait que rien n’apparaît, l’être qui est au fond de l’absence d’être, qui est quand il n’y a rien, qui n’est déjà plus quand il y a quelque chose : comme s’il n’y avait des êtres que par la perte de l’être, quand l’être manque […]
[…] cette région que nous essayons d’approcher, ici s’est effondrée dans le nulle part, mais nulle part est cependant ici […]* »
« Le sentiment du sublime est un plaisir qui ne surgit que de manière indirecte, c’est-à-dire qu’il se produit par le sentiment d’un soudain blocage des forces vitales, suivi aussitôt d’un épanchement d’autant plus fortes de celles-ci ; en tant qu’émotion, le sentiment du sublime ne semble pas être un jeu mais une activité sérieuse de l’imagination. C’est pourquoi il est inconciliable avec l’attrait [tel que le manifeste le sentiment du beau] ; et puisque l’esprit est toujours alternativement attiré et repoussé par l’objet, la satisfaction que procure le sublime recèle moins de plaisir positif que d’admiration ou de respect, il vaut donc mieux le qualifier de plaisir négatif.39 »
« Dans la représentation du sublime de la nature, l’esprit se sent mis en mouvement […]. Ce mouvement – et surtout dans ses débuts – peut être comparé à un ébranlement, c’est-à-dire à une rapide alternance de répulsion et d’attrait provoqués par le même objet.40 »
Du sublime : plaisir produit par le sentiment d’un soudain blocage des forces vitales : nul – ne plus, ne plus rien, ne rien, ni, ni – petit pan, tout petit pan, petit pan de mur si bien peint en jaune – intervalle qui toujours se creuse, ici s’est effondrée dans le nulle
part, mais nulle part est cependant ici. Soit ces suspens, fascination, effet subjuguant, syncope jusqu’ici posés, suivis aussitôt d’un épanchement d’émotion, trouble, affect, fol jouissance d’un plaisir attiré et repoussé par la relation visuelle à l’objet, prise dans un mouvement de va-et-vient, d’en–hors–retrait, rapide alternance de répulsion et d’attrait, ébranlement. Ainsi d’un brun devenu rouge–vert, d’un « vent du nord venant du sud ouest* », du blanc fragmenté en miroir bleu–jaune d’un ciel–eau, d’un transparaître diaphane, des écumes, transpirations, vapeurs, brumes, brouillards en continuum, d’un rien ou d’un point, de point – nul, rien, néant, ni – d’un éclat éblouissant, aveuglant ou voilant, d’un petit pan de mur jaune…
… phénomènes qui tous ont en commun la brisure du rapport entre le sujet regardant et l’objet regardé, la brisure même de l’objet regardé et du sujet regardant ; brisure de la délimitation.
« Le beau naturel touche à la forme de l’objet, laquelle consiste en sa délimitation ; le sublime, en revanche, se rencontre aussi bien dans un objet informe, pour autant qu’y soit représentée cette absence de délimitation, ou que l’objet permette de le faire, et que néanmoins, on puisse de surcroît penser la totalité de l’objet : ainsi le beau semble requis pour présenter un concept déterminé de l’entendement, et le sublime un concept indéterminé de la raison […] 41 »
Un concept indéterminé de la raison (rouge–vert), où l’esprit est toujours alternativement attiré et repoussé par l’objet, sans résolution, sans solution, ce que j’ai nommé a–perception, échec des facultés de perception et de conception, échec de l’entendement et de la raison. Echec qui est affect, plaisir négatif, jouissance dans le déchirement, qui – malgré et grâce à ce déchirement, sa négativité, son affection – est jouissance.
Entre-temps
1986, Kunstmuseum, Bâle : un tableau de petit format, de loin monochrome gris, attire mon regard et mes pas. J’avance vers le tableau, de ma volonté propre. Ce qui motive cette avance : un bord pictural cadrant ce gris, plus lumineux mais comme passant derrière lui, ce qui m’arrêta. J’avance, m’arrête : ce cadre a un bord fluctuant, ni net ni imprécis, il se courbe, se voile et pourtant reste droit ; le gris qu’il cadre est uniforme quoique presqu’en son centre, un peu à gauche mais pas à gauche, du centre au bas, ni le centre, plus haut ; ni le bas moins bas, quoique pas si haut ; une sorte de traînée verticale, pas une ligne, pas une forme, une boursouflure, se dessine et se des–sine, noirâtre, pas noire, presque blanche, plus claire, plus sombre que le gris. Autour mais sans au–tour déterminable le gris semble s’éclaircir, s’assombrir. Le cadre plus lumineux n’est plus gris mais beige, chamois, mais gris aussi, et noir et blanc. Ceci attire mon regard et mes pas. J’avance. Ce qui me fait avancer : le désir de savoir ce que je vois, qui déterminé, dé–terminé m’arrête. J’avance, m’arrête : cette traînée verticale est, n’est pas, une figure ; ou si elle l’est c’est une figure qui n’est pas. Une femme ? Quelques fins traits de pinceaux noirs et blancs devenus gris, peu de traits ou excessivement tracés, retracés, dé–tracés, flottants sur le gris et sous le gris, qui alentour et sans contour efface et révèle de sa masse, ces tracés, la figure, qui se dé–figure. Ces traits, cette femme, flottent et se noient dans le gris. Si en bas, mais pas si bas, ses lignes noires détachées des autres lignes, à la fois plus marquées et plus tracées sont ses pieds ; ces pieds qui ne reposent sur aucun sol, ces lignes ne commençant, ne s’arrêtant sur rien ou sous rien. Pourtant, ils – pieds –, elles – lignes –, surgissent, ce qui me donne l’impression de reculer ; je suis pourtant arrêté et mes pieds sont bien là, fixés au sol. Je remonte la ligne, qui peut-être descend : elle disparaît, apparaît, se fait évidence improbable d’un genoux, plus bas à gauche – à droite plus haut – qui à nouveau surgit et me fait reculer ; sinon que non, oui je n’ai pas
bougé, même si j’ai cru sentir mes genoux se plier, se tendre. Je remonte encore la ligne l’a–ligne de ces lignes, des lignes, dé–lignes qui se perdent se retrouvent, à hauteur mais ce n’est pas une hauteur, des hanches. Tiré à gauche, un débordement, moignon blanc tracé de noir, une main vient vers moi, me fait reculer ; hors que, quoique, je n’ai pas bougé et pourtant ressenti un mouvement de recul de ma main, mais non, ou pourtant, cherchant à le savoir je sens ma main comme un membre absent, telle main fantôme de l’amputé – ne détachant mon regard du tableau, mes yeux ne peuvent le vérifier. Encore je monte et à droite dé–tracée, la main qui devrait descendre ne se voit pas, effacée, enfoncée dans le gris ; seul un accroc blanc, trop haut pour l’être, met les lignes sur sa gauche comme en rotation, un buste ? Mais si emmêlé. A gauche, une épaule blanchie se projette, alors qu’à droite noircie elle se disperse, les deux à nouveau m’arrêtent, alors qu’arrêté je suis ; l’impulsion que mon torse s’est maillé s’empare de moi, fausse, je suis droit, bien vertical. Et face à moi, la seule horizontale de ce tracé, de cette figure : les clavicules qui rompent là la verticalité du dessin. De là, des–sin d’un coup qui ne semble accroché qu’à l’entrelacs du torse, sans entre-là, surmonté d’une boule qui est un trou. En bas de son centre un rond noir, un point blanc, boule–trou, bouche hurlante, je recule. Cette fois, réellement je recule, pas à pas, sans me retourner, sans parvenir à me retourner, me détourner, même reculant ne renonçant pas au face à face parce qu’acculé au face à face par ce qui est devant moi. Oui, c’est une tête, avec une chevelure, plaquée, frangée au front, à mèches revenant vers les tempes sur les côtés. Une tête, mais sans regard ou alors est-ce cette confusion entrelacée au-dessus du trou noir, et cette tête m’assigne ; a–signe, elle est détachée de son corps, de ce qui en serait signifiant et qu’elle signifierait. Ne sachant plus ce que je fais, tête perdue, je crois, je ré-avance, même si je me crois reculer, sinon comment soudain aurais-je été plus prêt du tableau pour pouvoir quitter cette dé–figure
et glisser sur le fond gris, qui non n’est pas monochrome. Le gris s’ouvre et ferme un fond chamois, sur lequel il s’étire, confus, sous lequel le fond se retire, confus. Quelques tracés confus, obliques, des objets qui n’en sont pas, des –jets de traits, déposés sur un sol inexistant, cage ? châssis ? un coin de pièce et la diagonale d’une poutre ? J’ai beau avancer, maintenant presque collé au tableau, ils reculent fatalement dans l’indéterminé. Je m’avise alors des coins noirs, marqués entre l’espace gris et le bord beige, ni affirmés, ni niés, affirmés en tant que niés, niés parce qu’affirmés, des coulures picturales grises qui débordent affirmant, niant le cadre en bas, et sur le bord inférieur droit d’un tracé scripturaire et confus et lisible : “Alberto Giacometti 1957” ill.12. Je recule, pour la première fois, depuis, de ma propre volonté.
Ce fut le début, et la fin, entre depuis toujours je suis, sans être.
J’avance vers le tableau, de ma volonté propre.
J’avance, m’arrête.
J’avance.
J’avance, m’arrête.
J’ai l’impression de reculer ; je suis pourtant
arrêté.
Je recule ; sinon que non, oui je n’ai pas bougé.
Je recule ; sinon que non, oui je n’ai pas bougé.
Je m’arrête, alors qu’arrêté je suis.
Je recule. Cette fois, réellement je recule, pas à pas,
sans me retourner, sans parvenir à me retourner, me détourner, même reculant ne
renonçant pas au face à face parce qu’acculé au face à face.
Ne sachant plus ce que je fais, tête perdue, je crois, je
ré-avance, même si je me crois reculer.
J’ai beau avancer, maintenant presque collé au tableau.
Je recule, pour la première fois, de ma propre volonté.
Ce que je vois alors, et qu’ensuite je verrai sur toutes les peintures de Giacometti, est ceci que la figure n’est ni devant ni derrière l’espace d’atelier, sans sol mais pourtant posé, où elle se tient ; qu’elle se tient devant le fond, surgie, tout en s’enfonçant, dé–tenue dans le fond ; que ce fond se ferme derrière le bord qui le cadre, et pourtant l’ouvre de coulures peintes qui descendent devant le cadre et nient ses bords ; que ces bords de cadre–cage sont affirmés–niés par les angles tracés de noir ; que le noir dé–traçage de la signature est à la fois sur et sous, hors et dans la surface picturale ; que cette surface quitte et revient, plus loin ou plus proche, celle du plan du tableau ; que le tableau fixé au mur se détache en trou – fenêtre albertinienne – ou en saillie – projection caravagesque. Que dans ce constant battement bredouillant l’avant et l’arrière, je ne suis ni avançant ni reculant, ou avançant et reculant tout en étant fixe, ou que si je me déplace, c’est sans place, dé–placement sans avancement ou recul. Da–sein sans da – ici, place, lieu, site, sol. Etre sans sol, abîme, flottant, sans espace, sans temps.
Ni ici ni maintenant, pourtant pas ailleurs, présent, je suis ; en absence. Ab–sens ?
1993, Centre pour l'image contemporaine, Genève : un espace de projection de deux sur un et demi mètres, dont la base est à même le sol, devant mes pieds. Un espace blanc, souffle sonore, lumineux, immaculé, quoique à la demi minute, au centre un peu plus haut a–paraisse une tache grise immobile, diminue, s’efface, blanc. Le souffle sonore s’a–détermine entre chuintement, stridence et basse, régulier et irrégulier. Un peu moins de la minute, une autre tache, frêle gris plus à droite, semble bouger. Cut. A sa place, entre ce qui était son lieu et celui passé de la tache grise, un horizon marqué d’arbre, arbustes et maisonnettes de bois, précisées par long zoom avant, tremblent, le souffle sonore, du vent ? Puis des piliers électriques en bois, qui s’éloignent. Sol enneigé blanc, ciel brouillardé blanc, le souffle sonore, du vent, du vent qui claque sur le microphone ? Blanc. Ré-a–parition de la tache qui maintenant semble mobile. Cut noir. Trois minutes : plan sur une maison dans la neige et des masses non déterminables, sinon que oui, là il y a de la couleur. Quatre : clairement grise-blanche, peu bleue, une colline enneigée sous un ciel blanc, porte en son plat sommet d’arc, oui on non, un point blanc. Claquement du souffle du vent sur le microphone. Cinq, six minutes. Le point blanc semble grandir, bouger et descendre sous le sommet d’arc de la colline. Avance-t-il ?
Presque quelques notes, harmonie du vent,
s’en–tendent, irrégulières. Sept, c’est quelque vivant qui
avance, on voit un fléchissement de hanches, de jambes, combien ? deux, un
homme, deux jambes un bras ce tend, la hanche se tord, l’homme perd et reprend
équilibre de sa marche, qui est constant déséquilibre rééquilibré, dans la
neige, redéséquilibré. Huit minutes. L’homme avance avec peine,
s’enfonce, chute. Même souffle. Cut ill.13.
Huit quinze. Même souffle, le même horizon mais
coloré, azur, bleu-violet en haut, ocre jaune-violet en bas. Le souffle s’entend plus calme, moins. Variantes
de texture du bas, variantes de teintes du haut semblent faire naître une ligne
blanche entre ces zones colorées, maintenant le blanc passé, si pâles. Un nuage
passe, est-ce du sable ? Un décroché noir au centre de l’horizon très
loin, semble énorme. Neuf minutes trente, de la gauche un homme
apparaît, marche, son de ses pas sur des
pierrailles sableuses, vers ce noir : trois rocs devenus minuscules,
proches. Il lance une pierre entre eux,
bruit net de l’impact, presque comme dans un liquide dense, huileux, qui
coule dans un liquide rougeâtre, écho
grave, comme bouillonnant, le ridant de cet écho, comme les rives de ce
puits. Quelques plans suivent, bulles d’écume qui, en son, éclatent. Fondu.
Dix minutes, et là – je ne sais – ce que pour l’instant je nommerai l’absolu : en fondu, la projection se fait magenta, grave souffle ronronnant parcouru de passages vibrants à l’aigu. En bas, à mes pieds, des lignes sont zones ocres vibrantes ; ocre, magenta, puis violet, suivis d’un blanc qui miroite une bulle ocre, allongée, d’autres bulles ocres et le fond, magenta vibrant. Et tout vibre, cut. Changement de teinte : bleu et des bulles violettes ou ocres. Et tout vibre, grave souffle ronronnant parcouru du passage vibrant du vent ? cut. Changement de teinte : blanc et des bulles rouges ou oranges, puis jaunes, puis blanches sur fond bleu et jaune. Et tout vibre, cut. Des rides jaunes vibrent sous le bleu, puis violettes sur le jaune. Cut. Onze quinze : deux à peu près rectangles verts flottent dans le bleu, à l’horizon bas du jaune, formes déformées qui deviennent a–formes. Une a–forme violette puis des a-formes sombres vibrent sur ou dans des bandes horizontales vibrantes ; paraissent, a–paraissent, disparaissent, dis-a–paraissent parfois au sol, s’il y a sol, parfois à l’horizon, parfois en l’air, si air il y a.
Douze trente, le sifflement vibrant du vent efface le souffle ronronnant, se dressant à gauche, une tache devenue rouge fait silhouette, fait silhouettes. Des femmes, une
femme qui vibre volte danse, avance ou s’éloigne, sur place se dé–place vers le centre. Le vent siffle dans le microphone, fable, fort. Cut, treize, treize femmes, plus ? bleues, violettes, voiles voilées vibrent vers la droite, quelques claquements. Cut, plus que trois, qui sont quatre, cinq, flottent avec leurs reflets. Cut, quatorze : deux, trois, quatre, une, cinq, une, une de plus, six, une se confondent sur une bulle longiligne sanguine sur son venteux. Devant ou en bas, un filet rouge-orange-jaune, fond blanc ill.14.
Où suis-je ? Où est-ce ? – dans la tête, l’esprit, l’imaginaire, la vision de l’homme qui avançait, jusqu’à ce qu’il chute dans la neige ? – dans le désert ? – neige–sable, glacé–torride, vibrant.
Quinze minutes, cut noir et retour au vibrant ; chuintement plus aigu du vent, presque le grave de bruit de pas, une masse violine-rouge rejoint un sol ocre, terte qui occupe le coin inférieur gauche de la projection. Elle sort. Cut, le terte est maintenant à l’inférieur droit, dé–terminé par quelques herbes folles. Souffle aigu régulier, de la droite, une masse rouge a–paraît, glisse vers la gauche et venir plus prêt devant. Quinze trente : c’est une voiture, maintenant de face, rouge, proche, vue à hauteur d’horizon – caméra au sol ? Elle sort du cadre à gauche, passe, sans que le son du son monteur eut été entendu. Cut. Quinze quarante : silence presque, deux silhouettes sont sur un bord de piste avec un reflet, comme en surplomb sur une vallée, au loin une chaîne montagneuse, juste un bourdonnement. Elles marchent, sans avancer ni s’éloigner ; la vibration de l’image est moindre, rendant leur marche immobile vibrante.
Seize trente : parfois un reflet scintille sur l’immobile mouvement des deux marcheuses, lenteur, longueur, elles sont deux ne font qu’une puis deux. Seize cinquante : cut, on les retrouve sous un autre angle, ce seraient des motocyclettes de face, venant vers devant sans approcher, poussière de leur roues, elles roulent sans avancer. Les conducteurs sont casqués, blancs reflets et éclat des rétroviseurs et des vitres de phare, bruit aigu de moteur, sifflement. Dix-sept, si, grondement caractéristique de moteurs deux temps, elles avancent, arrivent, passent le reflet, raz le sol, vers moi, nettes maintenant, vont… passent et sortent à gauche, saccade vrombissante des moteurs passés. Cut ill.15.
Où suis-je ? Où est-ce ? – un désert motorisé, habité – “civilisé” ? – pas le fantasme d’un délire intérieur, pas l’inhumain désert de l’esprit vide, sable-torride-hostile – hospitalier.
Dix-sept quarante-cinq, cut ; une ville vibre au loin dans le fort souffle du vent, bâtisses de type arabe, route bétonnée, de la droite entre une camionnette qui s’éloigne, faible son du moteur, vers la bâtisses ocres, lentement, très lentement – une minute, elle dis–paraît au creux d’un dos d’âne, vent. Cut, phare allumé un camion roule vers
devant, vite, mais vibrant immobile, vent. Il passe le dos d’âne, phare brillant, c’est un bus bleu, fonçant de face, phares éteints, son de moteur sourd sifflant. Il passe, sort de l’espace de projection à droite, laissant seule la ville sur bruit de son passage. Cut, retour à la piste au seul son de vent, où passent deux jeeps, vingt minutes. Elles tangent puis vibrent en s’éloignant, se confondant entre elles et en abstrait rectangle flouté, quelques chuintements sonores proches effacés par l’amplitude du souffle venteux – même masse violine-rouge quittant le sol ocre, du début de ces apparitions, silence presque – il y a six minutes ?
Six minutes, suis-je à la vingt-et-unième ? Je vis en fait une absence de temps, ne sais combien de temps passe, parce qu’il ne passe pas… Et sais que le temps mesuré, compté ici n’est pas celui que j’ai vécu, il est l’inverse, donné à l’écrit pour situer ce qui en fait est l’a–situé.
Et dans l’a–situé, la projection retourne : vingt-et-une trente, la piste est devenue zone vibrante ocre-violet sur un ciel blanc qui n’est plus ciel mais blanc, vibrant vent. Cut.
Un dromadaire passe
sur l’horizon sableux au soleil couchant, vent,
souffle d’eau ou de véhicule, des silhouettes informes se déplacent sur
fond de montagne devenu stries vibrantes, violettes et magenta. Cut, une silhouette
solitaire se dé–place de même, seul
le vent. Vingt-trois, des motifs disposés en bande vibrent, des
flux colorés alternent, bande sur–sous bande, en miroir symétrique
– reflets de quoiill.16 ? Parfois sur–git un
élément qui pourrait être concret, presque le pépillement d’un oiseau : une maisonnette, un
véhicule passant au loin. Vingt-quatre, succession d’architectures
plus concrètes, si des oiseaux chantent,
hors que leur parfaite formes géométriques (cube, sphère, parallélépipède,
verticales) en affirme l’abstraction flottante, seul le vent, encore parfois les oiseaux, et comme un son de plainte.
Vingt-cinq trente, un marcheur, puis des palmiers froissés au vent entendu finissent en un plan fondu, vingt-six
trente.
Et ce plan arrivé en fondu est
pur ocre-violet, en bas, en haut bleu-blanc, entre-deux : un violet, un
gris-blanc, un violet, annonçant d’une inclinaison vers le centre comme une
perspective. Zoom arrière, tout recule, s’arrête – se fige, comme le vent qui éteint son souffle, ne
reste qu’un bourdonnement, puis le bruit technique de la projectionill.17 ;
fond au noir, vingt-sept minutes. Cartons défilant de bas en haut, écriture jaune sur fond noir : « A videotape by Bill Viola42 | Recorded in : | the Sahara désert, Tunisia | Saskatchewan, Canada | Central Illinois […] »
Une trentaine de minutes et, la surface de projection s’éteignant, je crois cette demi-heure être la demi-journée passée ; et bien que le bas de la projection ait été placé au niveau du sol, à mes pieds, je me sens sans sol, sans pieds, sans espace, sans temps, sans corps, (d)a–sein, sein un(d) –zeit.
Nirgen–da
un–sein zeit–los.
2001, Centre Pompidou, Le
Dessin à l’œuvre, un format Rives de 50 x 33 cmill.18, dont le
crayonné effiloché dessine au centre l’ellipse d’une table, sur laquelle est
posé, un peu à gauche, le parallélépipède d’un cendrier. Plus bas devant tombe
une nappe, entre les pieds incurvés de la table ; plus haut derrière gît
un manteau, appuyé sur une chaise – en lieu et place d’un occupant un–seiende. Quelques verticales et
obliques marquent un coin de mur et de sol, coin de la pièce centré sur le
dessin.
Evidence présente, la table s’efface sous la nappe. Plus de table, elle n’est plus que nappe qui ne repose sur rien. La nappe flotte, les pieds de la table absente aussi – tant le sol n’est pas là, absenté par le coin qui devait le déterminer. Le manteau est fantôme informe sur invisible chaise, et derrière, le coin de la pièce s’efface dans le blanc du papier. Seul demeure le cendrier, posé sur l’a–table où repose l’a–nappe, sur l’a–sol. Cendrier vide de cigarette, qui aurait pu indiquer un temps, sans lieu ni temps.
Evidence d’absence : présence évidée. L’ellipse au crayonné effiloché s’efface en blanc autant qu’elle apparaît en gris ; le parallélépipède tremble entre indétermination et affirmation ; les volutes nappées sont attaquées de coups de gomme et se défendent à coup de graphite ; en bas, les lignes des pieds de tablent glissent au rien ; derrière, gisant le tracé du manteau se soulève et s’affaisse ; les verticales et les obliques tremblent de disparaître.
Evidence
de présence évidée : tout dis–paraît en « désapparition43 ».
Evidence
d’absence dé–vidée : ce qui est, c’est le fait que rien
n’est.
Mais ce rien est quelque chose
au lieu de rien.
Tel un son que l’on entend que quand il a cessé, « comme s’il n’y avait des êtres que par la perte de l’être, quand l’être manque*. »
Et si personne n’est dans la
pièce, au cendrier sans cigarette, au manteau sans porteur – qui est
comme la re–présentation de son porteur, l’image même de son absence,
l’image qui l’absente (ou en tant qu’elle absente), force est de constater que
celui qui la dessine semble tout aussi absent : sur quel sol serait-il
situé, en cette absence de sol ; en quel lieu et en quel temps, en cette
absence de temps. Le dessin semble d’être dé–siné depuis nulle part,
depuis nul moment, depuis une abîme ; et ce qu’il dessine ne semble
pouvoir paraître que depuis ce néant.
Or, une fois “terminé”, le
dessin est montré, exposé. Celui qui l’a dessiné, depuis cet ici–nulle
part au nulle part–ici, le
cède à celui qui le regardera. Et le lieu (le non–lieu) que le dessinateur
occupa devient alors le non–lieu (le lieu) que le spectateur a à occuper.
Etrange “présent” – au sens de cadeau que nous fait l’artiste : nous donnant son dessin (qui donne malgré tout quelque chose à voir), il nous prive de notre site, jetant le spectateur hors lieu, hors temps (privé en tout du où et quand depuis lesquels la vue à lieu). Etrange présent qui nous offre l’absence. Etrange présent que j’ai reçu et qui m’a retiré de “l’autour-moi” – voire de moi ?
1988, Museum of Modern Art, New York, seul au mur, un format pictural sombre d’un peu moins de trois mètres sur trois ill.19. Un brun violet presque carré ; longitudinalement allongé – ce qui est renforcé en son haut, par une zone rectangulaire noire qui s’étire, très à l’horizontale. En bas du format, un gris moins étendu paraît, malgré son horizontalité, monter verticalement jusqu’en son centre. Entre ces deux
zones, le brun du format s’éclaire en orange, rectangle horizontal qui glisse en descendante verticale. Entre le noir et cet orangé, naît un pourpre, bande très allongée horizontalement qui vibre verticalement.
Les bords verticaux du format
“carré”, privés de ces rectangles qui interfèrent, restent statiques – ne
semblent pas être verticaux – simple cadre tels les minces bordures
inférieures et supérieures du format ; cadre qui toutefois flotte trop
pour cadrer.
En haut, le noir est noir, en
bas le gris se fait vert, vert sur fond brun-violet, vert sur brun-orange, vert
sur pourpre alors que du rouge sourd sous ce vert. Entre, l’orange devient
rouge incandescent avant de s’éteindre en brun terne. Le noir du haut mue en
vert sombre, alors qu’autour la pourpre vibre.
Le format, de carré horizontal, s’allonge vertical sous
l’effet des transparitions – transpirations colorées, qui sourdent
verticales, ainsi des coups de brosses qui les avaient ainsi superposées.
L’horizontalité des rectangles vibre ; plus déterminée, moins déterminée,
a–déterminée. Le noir s’ouvre et s’installe, flottant comme devant le
support ; le pourpre recule et s’y enfonce ; le vert–rouge
hésite : hinunter, hinauf […] herbei
und vorbei und herbei […] hinauf
[…] hinab […] (vers le fond,
vers le haut […] vers nous et devant nous et vers nous […] en haut […] en bas).
Le fond brun-violet s’empourpre, se fait forme sur les
rectangles qui deviennent fond et le presque carré du format reste
horizontalisé.
Rester : cela repasse, inlassable, éternel retour du
va-et-vient des a–situations ; devant un demi-jour, cru une
demi-heure – mais était-ce devant ? je suis resté ; je suis
passé ; dis–paru.
2016, Kunsthaus Zürich, je n’a pu que passer, l’instant
d’une demi-minute qui aurait pu être un demi-jour : fulgurance blanche
horizontalement trouée, allongée en haut d’un pan vertical
noir–noir–noir–noirill.20. Ce blanc s’enflamme et
s’évapore – se disperse ou se noie dans le liserai supérieur noir, alors
qu’en son bas il éclaire l’entour d’un premier oblong noir, qui gris brille et
sort du fond, menant avec lui l’obscur en avant et, decrescendo, en fait de
même avec les trois autres rectangles noirs du format. Quatre noirs profonds
surgissent de la brillance de leurs entours gris, qui se découpent des lisières
noires, moins profondes, cadrant le plan pictural. Et dans l’instant de cet
instant, je saisi qu’éclairés par le blanc, les noirs ne se donnent que si ce
blanc je l’abandonne – je l’a(ban)–donne. Large, fine, fine, béant,
quatre blocs noirs détachés du support comme par une ombre, flottent ;
entre eux comme un or et en bas les liserais du support qui en deviennent
violets. Au plus près, le plus bas des noirs retombe dans l’arrière obscure et me
re–tire dans son repli ; noir absolu.
Rester ? cela aurait repassé, inlassable, éternel
retour du va-et-vient des a–situations ; devant une demi-minute, qui
aurait pu être demi-jour – mais était-ce devant ? je suis
passé ; dis–paru.
1996, Kunstmuseum Bâle, Quatre
femmes sur socle ill.21 qui ne se rendent visibles que lorsque
je ne les regarde pas. Un socle massif occupe le tiers de la vision, faisant
surgir quatre silhouettes, vibrantes têtes d’épingles, et le vide entre elles,
autour d’elles, sur elles, derrière et devant elles, sous elles même, comme
vidant le socle.
Que je m’arrête et fixe une des silhouettes, non seulement
les autres disparaissent, mais celle que je re–garde, m’échappe, je la
perds, les perds, perds le socle comme le vide – ne me reste que flux
informe d’une matière qui si verticale s’i–matérialise et me glisse de la
vue comme si c'eut été du sable entre mes doigts.
Que je passe et erre entre les silhouettes, les quatre
apparaissent, simultanées, pourtant ce que je regarde c’est ce qui m’échappe,
le vide – et c’est ce vide qui me les garde, me les donne, comme je
reçois avec ces quatre figures le socle et l’espace. De ma vue ne reste que
flux informe, qui a quitté mon contour, disparu.
Tout apparaît, pour autant que mon re–gard
m’échappe ; que je me perde, perde le sol comme l’espace – que ne me
reste que le flux informe et sans temps d’un moi qui s’i–matérialise et
glisse comme si j'eus été du sable entre les doigts de ces Quatre femmes sur socle, là devant moi, moi qui ici ne suis plus.
»Das wird für eines Augneblickes Zeichnung
ein Grund von Gegenteil bereitet, mühsam,
daß wir sähen; denn man ist sehr deutlich
mit uns. Wir kennen den Kontur
des Fühlens nicht: nur, was ihn formt von außen.
[…]
Wenn auch die Lampen ausgehn, wenn mir auch
gesagt wird: Nichts mehr –, wenn auch von der Bühne
das Leere herkommt mit dem grauen Luftzug […]
[…]
Ich bleibe dennoch. Es giebt immer Zuschauen.«
»[…] Das alles war Auftrag.
Aber bewältigtest du’s? Warst du nicht immer
noch von Erwartung zerstreut […]«
« Pour nous permettre de voir le dessin d’un instant, on lui prépare
laborieusement un fond de contraste [traduire plutôt : “un fond de contraire”]
car on est très clair à notre égard.
Nous ne connaissons pas le contour du sensible : seulement
ce qui du dehors le façonne.
[…]
Même si les lumières s’éteignent, même si l’on me dit : c’est la fin –,
Même si de la scène le gris courant d’air apporte le vide jusqu’ici […]
[…]
Je resterai quand même.
Il y a toujours à voir. »
« […] Tout cela te fus à charge.
Mais as-tu su t’en acquitter ?
N’étais-tu pas encore distrait par l’attente […] 44 »
1992, Musée d’art moderne de la ville de Paris, au loin, sombre fissure qui se découpe devant le mur, de ma hauteur. A son pied, son socle, beaucoup plus proche de moi que je ne le croyais. En haut, la tête maintient son éloignement ill.22. Je m’approche et suis tiré en arrière ; re–tiré : regard bas, autant est-il proche le socle me semble reculer. Je lève un peu mon regard : descendants, les deux pieds glissent vers moi et s’avancent sur ce socle qui se retire. Je pense : « autant L’Homme qui marche me paraît marcher immobile, autant cette figure immobile est immobile marchant ».
« […] il se pench[e] en avant avec une répugnance visible, et l’on pou[r]ait croire que c’[est] non pas ses jambes, mais son désir de ne pas marcher qui le fai[t] avancer.45 »
… elle se tient absolument verticale avec un désir invisible, et l’on pourrait croire que c’est non pas sa stature, mais sa répugnance à ne pas marcher qui la fait avancer.
Mon regard monte : autant les pieds descendent, autant les chevilles montent, toujours vers moi – comme si de là la figure s’arrachait à la pesanteur de son socle, que glissant, elle avait déjà quitté. Les jambes sont une ligne, longue, qui échappe au volume,
montée sans saillie ni profondeur, hésitant entre devant et derrière, insituable dans l’espace, jusqu’au bassin. La fissure reprend volume, me semble alors plus grande, me surplombant. Ce bassin s’ouvre en trapèze étiré qui pointe vers moi, me pointe ; moi, immobile suis tiré en arrière ; re–tiré encore. Je pense : « elle est aussi immobile que moi, autant qu’elle marche vers moi qui à reculons marche, lentement, pas à pas, glissant, au point qu’on ne peut ni voir ni sentir ces pas ; pas immobiles ».
Monte encore : un creux suit le bassin, les hanches et presque le trou des bras. Un gouffre, ce trapèze inversé recule jusqu’au mur, semble s’y incruster, l’ouvrir, passer en faille derrière lui. Je me sens soudain aspiré. Autant j’étais porté au recul que me voici comme tiré en avant, glissant avec force et vitesse. Mon regard monte encore : déjà je suis re–lâché, plus : re–poussé par le torse qui s’élève, pleine pyramide posée sur sa pointe, effilée flèche vers moi, jusqu’à l’arrêt horizontal des épaules. Je pense : « c’est idiot, ce n’est qu’une sculpture, un objet inerte, pas même une machine de l’artificiel mouvement cinétique, autant c’est malin, c’est sur moi que cela joue – pas dans la chose, l’objet, la sculpture – oui, les totems et fétiches devaient ainsi agir ».
Les épaules font arrêt de leur parfaite horizontale, mon regard peine à les passer, comme si l’attendu du plus actif que doit être la tête, le visage, le regard, m’était empêché. Je force et vois la tête flotter, détachée du corps, lointaine, et de l’espace, petite, reculant, loin, minuscule, disparaissant, tel un trou dans le mur, le trou qu’aurait laissé un clou. Je ne suis plus ni repoussé ni attiré : la tête semble se réduire à rien, et le plus actif attendu se révéler être le plus passif. Je pense : « n’étais-tu pas encore distrait par l’attente ». Mon regard retombe, à ses pieds…
Et là, je suis physiquement obligé de reculer. De plusieurs pas. Lui laisser le champ, la laisser passer. Lui céder ma place, mon espace, mon lieu, mon temps. Je pense : « elle fraye, m’effraye, voir, effroi » donc je ne suis plus.
Ce fut le début, et la fin, entre depuis toujours je suis,
sans être.
A chaque fois, me laissant sans sol, sans pieds, sans espace, sans temps, sans
corps ; ni ici ni maintenant : en absence. Ab–sens.
Ce pour laisser le champ,
laisser passer, cédant ma place, mon espace, mon lieu, mon temps ; à
quoi ?
Un voir d’effroi qui fraye, m’effraye.
Etrange présent qui nous offre l’absence. Etrange présent que j’ai reçu et qui m’a retiré de “l’autour-moi” – voire de moi ?
De ce présent absentant qu’est l’œuvre :
ce qui se retire m’est donné, et m’est donné d’autant que je
me retire ;
ce qui m’est donné m’est retiré, et m’est retiré autant que
je me donne ;
se donne ce qui se retire, et m’est retiré–donné
autant que je donne–retire ; me sublime.
Le “présent” – don – oblige, mais oblige à
quoi ? au contre–don46 ?
ou au repli de celui qui reçoit – a–donné ?
humble allégeance qui allège.
Et plus ce don m’est lourd plus je m’allège ; me
sublime ?
affect, plaisir négatif, jouissance dans le déchirement,
qui
– malgré et grâce à ce déchirement, sa négativité,
son affection – est jouissance.
Un voir d’effroi qui fraye, m’effraye ; me sublime.
Frayage vers l’entr’ aperçu
Frayer en recherche du “quoi ?”, quel est cet objet qui
déclenche ce voir ? c’est-à-dire, quelles sont ses caractéristiques
phénoménales ? quel est ce phénomène ? où se produit-il ?
« Le sentiment du sublime a pour qualité d’être un sentiment de déplaisir [de disparition ?] provoqué par la faculté esthétique de juger un objet […], ce qui est possible parce que l’impuissance du sujet lui fait prendre conscience de ce que [l’objet] possède une faculté illimitée, et parce que l’esprit ne peut juger esthétiquement de cette faculté que par le biais de cette impuissance.
L’impossibilité de parvenir jamais, dans le temps et dans l’espace, à la totalité absolue par progression dans la mesure des choses du monde sensible éta[nt] considérée comme objective dans l’évaluation logique de la grandeur ; il s’agi[t] donc de l’impossibilité de penser l’infini comme entièrement donné […]47 »
« On peut décrire ainsi le sublime : c’est un objet – de la nature, dont la représentation détermine l’esprit à concevoir le fait que la nature est inaccessible en tant que présentation des idées. A strictement parler et d’un point de vue logique, on ne peut présenter des idées. Mais si pour l’intuition de la nature, nous allons jusqu’à étendre notre faculté empirique de représentation […], la raison s’y adjoint aussitôt […] et elle déclenche bien qu’il soit vain l’effort de l’esprit qui tend à rendre la représentation des sens adéquates aux idées. Cet effort et le sentiment que les idées sont inaccessibles par le truchement de l’imagination […] nous contraignent à penser quelque chose qui est suprasensible [ou : a–perceptif], sans qu’on puisse accomplir objectivement une telle présentation.
[…] Nous n’avons affaire à la
nature qu’en tant que phénomène, et le phénomène lui-même ne peut être
considéré autrement que comme la simple présentation d’une nature en soi […].
Or cette idée de suprasensible [ou : d’a–perception] que nous ne
pouvons en fait pas déterminer d’avantage, puisque nous ne pouvons connaître la
nature comme présentation de cette idée mais seulement la concevoir, est
provoquée en nous par un objet qui lorsqu’on veut en juger esthétiquement
conduit l’imagination à sa limite […], puisque ce jugement se fonde sur le
sentiment d’une destination de l’esprit qui dépasse complètement le domaine de
l’imagination […]48 »
« La nature est donc sublime dans ceux de ses phénomènes dont l’intuition implique l’idée de son infinité. Ce qui ne peut se produire que si l’effort extrême que fait notre imagination pour évaluer la grandeur [ou la durée] d’un objet se révèle lui-même insuffisant [en particulier si l’objet présente une absence de délimitation – spatiale ou temporelle – et que, néanmoins, on puisse de surcroît penser sa totalité]49. »
« La seule chose que nous puissions dire est que l’objet est susceptible d’être représenté comme sublime si ce sublime peut être situé au niveau de l’esprit ; car aucune forme sensible ne peut receler ce qui est véritablement sublime, puisqu’il ne s’adresse qu’aux idées de la raison [auxquelles il fait échec] qui, bien qu’aucune présentation adéquate n’en soit possible, sont rappelées dans l’esprit et provoquées précisément par cette inadéquation dont il est possible de donner une présentation sensible […]50. »
Nulle question du corps percevant et de ce qui lui advient, reste toutefois quelques indices qui me tracent chemin : le sublime, quoique déclenché par la relation à un objet – externe au sujet, est un sentiment interne au sujet (il n’est pas dans l’objet : « ce n’est qu’une sculpture, une peinture, un objet inerte, mais c’est sur moi que cela joue – pas dans la chose, l’objet, la peinture, la sculpture »). Du point de vue de l’objet, celui-ci ne se donne que comme phénomène : la réalité de ce qu’il est réellement comme objet est inatteignable, à toujours inconnue, la seule connaissance que le sujet peut en avoir étant l’appréhension que ces sens lui permettent (ainsi voir, toucher, entendre, sentir, etc. un objet ne me dit de l’objet que ce que le voir, le toucher, etc. peut m’en donner, et c’est par l’intermédiaire de ces sens, internes au sujet, que je crois pouvoir prendre connaissance de la réalité de l’objet – hors ce dernier ne se donne qu’au travers ces sens, comme phénomène de perception).
Du point de vue du sujet, où nous sommes ainsi amené, il y a conflit entre ce que le sujet connaît ou croit connaître de l’objet et la perception que ses sens lui en donne. Ce conflit s’établit bel et bien entre la conception (idée de l’esprit, construction faite de pré-connaissance et de logique) et la perception (réalité phénoménale perçue en un espace-temps donné d’un objet advenu sous les sens). Ainsi d’un rouge–vert qui ne peut être conçu que comme brun ou impossible et est malgré tout perçu comme rouge–vert différent de brun et possible ; d’un temps qui passe arrêté ou d’un instant qui dure hors son temps ; d’un tracé, d’un volume qui détermine une figure en un lieu précis de l’espace et s’indétermine flottant devant–derrière, entre–sur–sous cet espace, comme elle s’indétermine comme tracé, volume ou figure.
On pourrait poser, en marge du texte de Kant, que ce conflit semble se résoudre dans l’imagination51. A savoir qu’entre la conception et la perception qui s’oppose, l’esprit
donne naissance un à ersatz de résolution sous forme d’une “idée” qu’il parvient à se faire de l’objet, idée qui réconcilierait la conception et la perception qu’il en a. Or, dans le cas de l’avènement du sentiment de sublime, cette idée, quoique mise au jour, est mise en échec – soit conceptuellement, soit perceptivement. Cet échec de l’idée imaginative ébranle profondément le sujet ; sans doute parce que si les facultés de conception et de perception lui semblent données, celles de l’imagination lui paraissent provenir de lui-même – construction individuelle et intime qui relève de ses capacités les plus profondes, constitutives du fondement même du sujet, voire apparaissant au sujet comme son fondement même (en ce sens la “pensée“ du cogito ergo sum serait bien plus capacité d’imaginer de l’altérité que de réfléchir l’existant).
Et ce qui dépasse cette capacité fondamentale – fondatrice du sujet est quelque phénomène apparu dans la considération conceptuelle ou perceptuelle qu’il porte sur l’objet, un phénomène qui ruine l’élaboration imaginaire qu’il a pu en faire et lui apparaît infini. Soit non seulement quelque phénomène non fini ou sans fin, mais qui dépasse toute grandeur de fin, tout rapport existant entre un début et une fin, que cela soit en grandeur, en distance ou en temps. Ainsi, l’infini, l’indéterminé, le flottant, ce qui se donne pour ici-maintenant et en même temps là-ailleurs, conjointement apparaissant et disparaissant, noir et blanc ou rouge et vert sont des phénomènes qui mettent en échec la conception, la perception, l’imagination du sujet, et par ce dernier échec, la considération que le sujet porte sur lui-même comme sujet. Face à ceci le sujet s’ef–face, cède, se retire.
Le plus terrible est qu’il se re–tire devant rien. S’il semble se retirer devant un objet, le fait est que cet objet n’est rien – ou porteur de rien, puisque l’entier de l’objet, du
conflit, de son apparente résolution et de l’échec de cette résolution est non dans l’objet mais bien dans le sujet ; ce même si l’objet est nécessaire comme déclencheur. Le sublime est alors ce moment où le sujet s’ef–face, cède, se retire face à lui-même ; créé, sous l’impulsion d’un objet externe déclencheur, sa propre disparition. « Je suis n’étant pas » ou « je suis n’est pas » ou « je n’est pas » ; donc (sans “je” puisqu’il n’est pas) : « n’est pas » semblent être les seules pensées encore accessibles au sujet disparu – comme si à ce sujet qui n’est plus, ces pensées advenaient d’un ailleurs hors de lui (pensées qui sont toutes même, seule et dernière mais infinie pensée – sans fin).
Ne reste que cette ultime infinie pensée, qui de fait n’est pas la dernière puisqu’elle semble se reconduire sans fin, comme une « pé–nul–tième » qui jamais ne sera suivie d’une autre différente. Hors cette pensée, rien n’est plus formulable pour le sujet (et cette pensée même, comme survenue d’un dehors paradoxal – puisque le sujet n’est plus un dedans – n’est pas même formulée). Et ce, ni même après, puisqu’il nous faut avec Kant souligner le caractère momentané du sentiment du sublime, où rien de ce qui fut “vécu” ne semble pouvoir se formuler, échappant à tout concept, percept et imaginaire. Il ne reste donc rien de ce rien, sinon, semble-t-il une étrange capacité à le reproduire : c’est une « inadéquation dont il est possible de donner une présentation sensible ».
En donner une présentation sensible : ce que semblent chercher certains artistes, ce que semblent produire certaines œuvres, ce que m’ont donnés Blanchot, Celan, Chardin, Giacometti, Ligeti, Mallarmé, Rothko, Viola ; dans quel but ? Pourquoi chercher par l’a–parition esthétique à nous faire dis–paraître, par nos sens, par le toucher, l’ouïe, etc., par la vue fonder cet effroi ?
« Il se répétait : “Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune.” Cependant, il s’abattit sur un canapé circulaire […]. Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre […]. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? […]
De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance.52 »
Si Bergotte peut possiblement accéder, par sa syncope sublimée par un petit pan peint, à une mort qui n’est pas – à jamais.
« […] c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure […] obligations qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente [et] semblent appartenir à un monde différent […] un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous ne sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner, revivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées, ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui [en fait, nous] sont invisibles […]»
Ces artistes et ces formes d’art seraient-ils à la recherche d’un autre-monde, sorte d’au-delà en éternité très “chrétienne”, mais dont la garantie n’est plus Dieu – étant mort – mais l’art lui-même – étrange succédané ?
« On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres,
disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. »
L’œuvre de Bergotte, ses livres, auraient pour destination d’assurer la résurrection, ou l’immortalité de l’auteur lui-même ? de par sa reconnaissance humaine posthume, cette postérité des dictionnaires, des grands hommes, des héros ou des pires ? Etrange conclusion à ce récit, que l’auteur renie par avance à l’interne même du récit :
« […] il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croit obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le petit plan de mur que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. »
Cette admiration posthume n’important pas à cet inconnu dont le corps mangé par les
vers ne restera qu’à peine identifié sous le nom de Vermeer, Van der Meer ou Ver Meer, pourquoi ? Pourquoi ces anges aux ailes éployées, ce petit pan de mur jaune, ces silhouettes qui apparaissant disparaissent, ces color fields ou ces poèmes ? – « Il n’y a aucune raison. »
Aucune raison, sinon que l’artiste ou son art, produisant
cette syncope pourrait faire accéder celui qui la perçoit à
l’a–perception. Raison paraissant absurde puisque celui qui se ménage une
rencontre avec une œuvre d’art n’attend pas qu’elle s’échappe le faisant aussi
échapper à lui-même. Et si, à la charnière des temps prémodernes et du
vingtième siècle, même sans dieu, on pouvait “encore” concevoir quelque
outre-monde, et l’artiste en passeur, assurant un trans– vers un autre
monde, entr’ aperçu comme en continuum diaphane, l’espace d’un instant, dans un
interstice de temps, combien absurde cette idée nous apparaît – à la
charnière du vingtième siècle et d’un temps postmoderne.
« Il n’y a aucune raison. »
Temps – contre-temps
Peut-être faut-il confronter les charnières, l’aube pré-romantique du moderne et anti-romantique du postmoderne : 1738 et 1950 ; soit confronter un enfant jouant avec une toupie ill.23 et Vir Heroicus Sublimis ill.24, qui n’offrent en commun que les bandes du fond figuratif d’une tapisserie chez l’un et les bandes du fond a-figuratif d’une couleur chez l’autre. Ce choix d’œuvre est par ailleurs aussi arbitraire que la confrontation des deux artistes, relevant de la pure intuition, du moins jusqu’à ce quelque développement spéculatif leur construise, un co–m–un relationnel53.
C’est un enfant de quelque noblesse – forcément désœuvrée (et qui par ailleurs est la destinatrice d’un tel tableau) – jouant avec une toupie. Sage, soigné en coiffure et habits que rien ne doit venir déranger. Reste que sur ce qui est son bureau d’étude, livres, encrier, plume et rouleau de papier sont abandonnés pour un jeu oisif et passif, de pure contemplation, telle qu’une certaine idée attribuée à l’art. Derrière lui, un mur tapissé est d’abord peu déterminé, à droite plongé dans l’ombre d’un – oui, encore – vert–rouge.
Peu visible et flottante, une bande brun-rouge surplombe sa main droite immobile, comme un rythmique marquage ; suivie d’une bande plus marquée au rougeâtre, interrompue par la tête bouclée qu’il désigne. Entre ces deux bandes, le fond tapissier s’éclaire en vert sombre. Une troisième bande, plus nette et plus rouge clôt à gauche le tableau, ininterrompue, marquant “l’assise“ de l’enfant (qui pourrait bien jouer debout). De la pénultième à la dernière bande rougeâtre, le fond est ocre-vert, et passé cette dernière d’un vert franc. L’écart de distance entre les trois bandes cramoisies est semblable, ce qui appuie la dissemblance des espaces de gauche, perdu dans l’obscurité et l’indétermination colorée où aucune bande ne se distingue, et de droite, interrompu par le bord de l’espace pictural. Indéterminablement long–moyen–moyen–court (mais qui pourrait être long, l’interruption créant l’indétermination), tel est le rythme de ces bandes, où la détermination “médiocre” cadre l’enfant, cadrée qu’elle est d’un tempo indéterminé ; ce qui tend à marquer, entre la temporalité mesurée cadrant l’enfant, une intemporalité – a priori donnée comme très longue et très courte : espace infini et l’espace d’un instant.
Dans son temps, l’enfant est immobile, parfaitement, et semble devoir le rester, indéfiniment. Fixé dans la permanence picturale, il regarde sa toupie en équilibre, maintenue sur sa pointe par la force centripète. C’est donc qu’elle tourne, en mouvement sur elle-même, prise dans le temps et pourtant suspendue, saisie dans l’instant par l’acte pictural. L’enfant et sa toupie, la représentation et sa peinture, pourtant marquées historiquement, rythmiquement et par la fiction de la rotation, échappent au temps. Ils y échappent pour l’instant – mais un instant à durée infinie, un instant a–temporel. C’est un temps comme arrêté en permanence, qui échappe à la succession des instants, tel le battement d’une horloge qui, au lieu de marquer des secondes quantifiables, ne ferait que cumuler la même seconde, suspendue ad aeternam. Ainsi, l’équidistance des bandes de tapisserie cadrant l’enfant et la proportion moyenne qu’elle découpe marquent-elles l’arrêt.
Chardin créé une permanence de l’instant induisant un éloignement de la figuration et de sa lecture narrative. Ce n’est pas le Nebeneiender (l’un à côté de l’autre) qui est ici remis en question, mais le Nacheindander (l’un après l’autre), permettant de dire « cet enfant joue actuellement avec une toupie, puis il… » : puis rien. Et dans le rapport figuratif on ne s’étonnera pas de trouver cet arrêt dans la prédilection du peintre pour les “natures mortes”, Stilleben, du néerlandais stil leven (vie immobile, silencieuse, indifférente), tel Le Gobelet d’argent (décrit en ouverture de texte). Au lieu d’un Zwischeneinander (entre l’un et l’autre) alors perçu, on a ici un Gleicheinander (l’un et l’autre comme même), indifférent.
Reposons la question initiale : qu’advient dans l’immobile, le silence, l’apparente indifférence du visuel ? Indifférer : sans effet ? In – différer ; différer, (différé : ce qui n’est pas livré en direct, retardé, arrêté dans le temps pour être rendu plus tard ; ce qui diffère : ce qui est autre, différent – différance ?) Si la représentation figurative introduit, par le travail de ressemblance, l’écart – la différence, entre le réel et la peinture, si la représentation narrative demande, par la nature du récit, la durée – la différence, entre un début et une fin ; Chardin semble doublement suspendre (immobile, silencieux) cette différence en une étrange conjonction, confusion : avant – après suspendus en un même ; temps qui est instant, qui n’est pas temps.
Comme si le peintre s’était taillé une brèche dans le temps, instants côte à côte, pour empiler ces instants les une sur les autres, au fur et à mesure qu’il empilait les couches de peinture les une sur les autres, les superposant en cumul sur un seul espace jusqu’à déflagration54, l’instant sublime où le regard tombe sur la toupie et, comme elle, se fige – alors qu’elle se meut.
« Eppur’, si muove55 »
“ The sublime is now56 ”
C’est un gigantesque format oblong écarlate - forcément fait pour être remarqué (et dont la destination ne peut être que la foule du public d’un musée), rythmé de quelques fines bandes verticales, au premier regard disposées symétriquement. Au début, deux bandes, une blanche à droite, une noire à gauche, déterminant au centre du format un carré rouge éclatant ; puis trois et quatre, rouges pâles plus à gauche et plus à droites, coupant inégalement les rectangles verticaux résiduels du support rouge ; enfin cinq, blanche rosie, presque à l’extrême droite du format, ne parvenant à en marquer la clôture. Rien d’autre ; ni figuration ni narration, comme si, en cette époque, il ne pouvait utiliser que ce passage obligé (comment imaginer quelque autre peinture hors cette condition).
Devant, la foule d’un public passe rapide, banal, en coiffure comme en habits57 ; et dérange les rares qui se sont arrêtés, dérangés par la monumentalité du format et l’absurde rien qu’il manifeste. Et ceux ci arrêtés le sont-ils pour un jeu oisif et passif, de pure contemplation, telle qu’une certaine idée attribuée à l’art. Devant eux, le mur où est accroché l’immensité de ce rouge manifeste. Ça. Ça ? Le fait même que cela existe semble déranger. Certains courent au mur, à droite du format et se baissent, pour lire le petit carton titre : “Vir Heroicus Sublimis”. C’est du latin, ce qu’aucun ne semble avoir opportunité de savoir, et signifie Homme héroïque [et] sublime. La plupart passent. Je reste : où est l’homme dans ce format inhumain, que je peine même à considérer comme peinture ? – factum d’un homme, “l’artiste”, tant sa structure est lisse et
mécanique semblent les lignes, ces “zip”. Reste que oui, le format est héroïque, appelant les peintures d’histoire du Louvre, au temps où Chardin montre médiocrité, faisant preuve de modestie par des formats ne passant pas le mètre. Cinq mètre et demi, oui c’est héroïque sans histoire, mais sublime ?
Pourtant rappel, Kant en écho :
« […] le sentiment du sublime ne semble pas être un jeu mais une activité sérieuse de l’imagination. C’est pourquoi il est inconciliable avec l’attrait ; et puisque l’esprit est toujours alternativement attiré et repoussé par l’objet, la satisfaction que procure le sublime recèle moins de plaisir positif que d’admiration ou de respect, il vaut donc mieux le qualifier de plaisir négatif. »
L’œuvre est monumentale, mais quoiqu’elle veuille imposer, elle est inconciliable avec l’attrait – du fait même qu’elle impose. Et si il s’agit d’une activité sérieuse de l’imagination, elle
« [...] est provoquée […] par un objet qui lorsqu’on veut en juger esthétiquement conduit l’imagination à sa limite […], puisque ce jugement se fonde sur le sentiment d’une destination de l’esprit qui dépasse complètement le domaine de l’imagination […] »
Elle porte en effet cette limite dépassée, puisqu’on ne puis rien, mais absolument rien imaginer de cet oblong format et de ces cinq bandes verticales ; et rien de son titre – ce à l’inverse d’un Giacometti qui donne toutefois à voir des figures, de Rothko que l’on peut trahir en y imaginant des paysages, marines ou champs, fields. Ici cette imagination est comme demandée – par le fait qu’il y a quelque chose, ces zips sur le format, ainsi qu’un titre qui évoque un “sujet” – mais dans le temps exact où elle l’incite, elle la refuse, la dépassant. Elle serait
« […] donc sublime [par ce] phénomène dont l’intuition implique l’idée de son infinité. Ce qui ne peut se produire que si l’effort extrême que fait notre imagination pour évaluer la grandeur [et ici le sens] d’un objet se révèle lui-même insuffisant. »
Et c’est un plaisir négatif qui, par sa monumentalité veut imposer l’admiration ou le respect, attirant et repoussant, repoussant surtout. Presque l’œuvre se donne en provocation difficile, voire impossible, à accepter, ce que l’artiste cherchait, manifestement, à lire quelques autres ‘titres’, dont Who's Afraid of Red, Yellow and Blue dont deux versions virent leur format lacérés par des spectateurs (Berlin, 1982, Amsterdam, 1986 avec récidive du même assaillant sur Cathedra en 1997). C’est bien ce plaisir négatif et cette provocation repoussante, impossible à admettre qui font comprendre ces attaques comme des actes de défense. On serait avec Barnett Newman plus loin que la mise en échec de la perception de la compréhension ou de l’imagination – c’est la mise en échec de l’acceptation.
Cherchons tout de même, dans la suspension du jugement que
Kant lui-même postule : le regard effectue des va-et-vient latéraux au
long de ce format qui dépasse la vision. Il croche à chaque passage sur les zip verticaux qui le conduisent à
monter–descendre sans que rien n’advienne, ces verticales étant
simplement arrêtées par le bord du format ; se décroche et reprend son
va-et-vient, jusqu’au prochain zip qui
ne trouvera aucun but, aucune fin ; reprise du va-et-vient qui s’arrêtera
sur cette verticale qui est rien ; reprise, toujours encore – le
cerveau agressé par l’écarlate générant un amoindrissement progressif de la
force d’éclat du rouge, devenant presque neutre.
Et là :
Alors qu’allant de gauche à droite la vue avait, longeant l’horizontal format : dense masse oblongue verticale rouge | fine verticale rouge ténu | rectangle vertical rouge dense | bande verticale affirmée blanche | carré rouge dense | bande verticale affirmée noire | rectangle vertical rouge dense | fine verticale rouge ténu | dense masse oblongue verticale rouge | bande verticale ténue blanche | bande verticale rouge dense qui s’affirme – suite des rouges – comme masse.
Alors qu’ainsi elle allait, la vue cru voir des bandes qui n’étaient pas là, et les bandes présentes lui échapper : un zip sombre sur la première bande oblongue rouge, maintenant pâlie ; un vert sur le second pan vertical rouge et au tiers gauche du carré ; un jaune sur le tiers droit de ce carré et sur le pan vertical de droite ; à nouveau des zips
Etait-ce cela ?
L’apparition de zips inexistants
faisant disparaître les zips existants,
toujours cette même a–parition ?
Le sublime ramené à la persistance rétinienne – op’art – se jouant sur un héroïque support de grand format, pour un homme qui était moi, et donc le ‘sujet’ de l’œuvre comme étant moi – ou tout spectateur s’il s’arrête, devant ce format figé, faisant y mouvoir son regard ?
« Eppur’, si muove»
“ The sublime is now”
Bleu outremer, blanc, bleu outremer, trois bandes verticales, cette fois équidistantes, chacune parfaitement monochrome, brossées sans trace à l’acrylique, aux bordures arrêtées par de la bande à masquer, arrachée zip une fois la peinture sècheill.25. Rien d’autre devant mon œil navigant, flottant sur les surfaces où rien ne l’accroche et, une fois – rien qu’une fois et le temps d’un instant – a–percevoir l’outremer virer en une sorte de florescence violette rendue très lumineuse, et d’une lumière jaune (bleu-violet–jaune) et le blanc en une manière de phosphorescence jaune moindre en luminosité, mais d’une lumière violette (blanc-jaune–violet) ; ce par bande navigante. Ainsi chaque fois que dans l’outremer je croyais voir apparaître une bande de violet–jaune, tentant de la fixer du regard, se déplaçait-elle jusqu’à disparaître ; et de même pour l’apparition jaune–violette ; l’œuvre redevenant banalité d’un format vertical tripartite bleu outremer, blanc, bleu outremer.
Cela se meut en autre, mais dans le now de la focalisation du regard, cela se fixe en ce que c’est – le même. Et pourtant ce now de la disparition de l’altérité, de la confirmation de l’évidence même de ce qui est, est, tel que donné par Newman, l’instant sublime.
Sentiment que rien ne se meut
a-motion sans
émotion
pourtant, pour lui, the
sublim is now.
« Le sentiment du sublime […] se produit par le sentiment d’un soudain blocage des forces vitales, suivi aussitôt d’un épanchement d’autant plus fortes de celles-ci ; en tant qu’émotion […] l’esprit est toujours alternativement attiré et repoussé par l’objet […] l’esprit se sent mis en mouvement […]. Ce mouvement – et surtout dans ses débuts – peut être comparé à un ébranlement, c’est-à-dire à une rapide alternance de répulsion et d’attrait provoqués par le même objet. »
Kant décrit pourtant le sublime comme un sentiment advenu par mouvement : blocage–épanchement et qui est une émotion fortement ressentie physiquement (sentiment d’un soudain blocage des forces vitales, suivi aussitôt d’un épanchement d’autant plus fortes de celles-ci) puis passant à l’esprit (ébranlement, mouvement d’une rapide alternance de répulsion et d’attrait). Tout ce passe comme si Newman refusait le premier moment, physique, pour ne reconduire que le second, intellectuel. Ce serait alors le sublime comme ébranlement de l’esprit, c’est-à-dire à une rapide alternance de répulsion et d’attrait provoqués par le même objet. Ce sans sensation, sentiment et émotion – qu’il convoque toutefois dans son texte.
“The failure of [...] art to achieve the sublime is due to the blind desire to exist inside the reality of sensation […] and to build an art within the framework of pure plasticity […].
The question that now arises is how, if we are living a time without a lengend or mythos that can be called sublime, if we refuse to admit any exaltation in pure relations, if we refuse to live in the abstract, how can web e crating a sublime art?
We are reasserting man’s natural desire for the exalted, for a concern with our relationship to the absolute emotions. […] We are creating images whose reality is self-evident […]. The image we produce is the self-evident one of revelation, real and concrete […].58 ”
« L’impuissance de l’art […] à atteindre au sublime s’explique par ce désir aveugle d’exister à l’intérieur de la sensation […] et de construire l’art à l’intérieur d’un cadre de pure plasticité […].
[…] La question qui se pose actuellement est de savoir comment, si nous vivons à une époque dépourvue de légende ou de mythe [ajoutons : de religion, de rapport contemplatif au monde naturel, voire de perception attentive aux formes de l’art, de sensation et de sentiment et d’émotion] qu’on puisse qualifier de sublimes, comment, si nous nions que les relations pures puissent être à la source d’un sentiment d’exaltation et refusons de vivre dans [l’idéal et] l’abstrait, la question est de savoir comment créer un art sublime.
Nous sommes en train de réaffirmer le désir naturel de l’homme pour le sublime, pour tout ce qui touche aux émotions absolues. […] Nous sommes en train de créer des images qui seront leur propre réalité […]. L’image que nous sommes en train de produire est, à l’évidence, celle d’une révélation, réelle et concrète […].59»
Et s’il convoque l’exaltation et l’émotion, c’est in fine pour les placer devant l’évidence d’une révélation, réelle et concrète – banale, objective – qu’est l’œuvre d’art en tant, simplement, qu’elle est.
Cela ne serait donc pas l’apparition rétinienne de zip a-perceptif qui serait sublime mais
le fait que rien n’advienne. L’œuvre est, telle qu’elle est donnée, sans
autre : “what you see is what you
see60 ” nothing else.
Ne reste qu’un simple « voici », “this is – now”, sans autre.
Rien ne bouge donc, tautologie d’une proposition et d’un
instant qui est l’instant, en éternel retour, et retour au début : le fait
même que cela existe semble déranger.
« Une masse infime d’existence rendue libre troublait le monde.
[…] Ce qui le repoussait, c’était ce calme qui la dérobait à lui, tunique sans couture qu’il ne pouvait ouvrir qu’en la déchirant.61 »
Et l’ouverture qui se déchire de cette “absurde” confrontation entreprise entre un Chardin et un Newman, entre 1738 et 1950 :
1° : « C’est un temps comme arrêté en permanence,
qui échappe à la succession des instants, tel le battement d’une horloge qui,
au lieu de marquer des secondes quantifiables, ne ferait que cumuler la même
seconde, suspendue ad aeternam ».
2° : « Rien ne bouge donc, tautologie d’une proposition
et d’un instant qui est l’instant, en éternel retour, et retour au début :
le fait même que cela existe semble déranger. »
Quelque chose ce joue autour de ceci : now, l’instant. Un instant qui n’est pas un moment découpé dans l’écoulement du temps, mais un événement, this is – now, qui s’ouvre hors du temps, hors toute durée et qui, au lieu d’être découpé, découpe ; est la dé–coupe en soi – tels toupie ou zip. Une occurrence.
Temps –in(s)-tant
Occurrence : now
No–w no
No(w) no–thing
Personne ne peut rien répondre à une époque qui s’annonce comme une immense accumulation de marchandises, de spectacles, d’échanges et circulation incessante des signes, d’informations et d’images, toujours nouvelles et toujours semblables62.
« L’innovation “marche”. Le point d’interrogation du Arrive-t-il ? arrête. Avec l’occurrence, la volonté est défaite. La tâche avant-gardiste reste de défaire la présomption de l’esprit par rapport au temps [ajoutons : à l’espace, aux objets, aux usages, aux signes, aux images, et – même – aux œuvres, à l’art]. Le sentiment sublime est le nom de ce dénuement.63 »
Now – thing ?
Rien, sinon : “rien”.
» […] in der Luft, die wir zu atmen haben. […]
[…] “Der Mench ist ein Nachricht” […] Der Satz, der von dem Kybernetiker Norbert Wiener stammt, ist nicht bildlich gemeint und bedutet jedenfalls eins: es muß ein praktkable Sprache geschaffen werden, in die der gesamte Mench übersetzt und dadurch mitteilbar gemacht werden kann. An diese praktikablen Sprache wird gearbeitet, Stichwort: Sprache als Information […]
[…] Dem Menchen als Nachricht – […] – kann wohl nur Mench als Schweigen gegenübertreten: […]«
« […] l’air qu’il nous faut
respirer.
[…] “L’homme est une information“ […] La formule, qui est du cybernéticien Norbert Wiener, ne veut pas être entendue en un sens imagé et signifie en tout cas une chose : il faut que soit créé un langage pratique en lequel l’homme tout entier puisse être traduit et par là communicable. Ce langage pratique, on y travaille, mot clef : langage égale communication […]
[…] A l’homme comme information – […] – il n’y a guère que l’homme comme silence qui puisse faire face […]64 »
« Dans ces circonstances l'art, ou du moins sa destination suprême, est pour nous quelque chose du passé.65 »
« Que voulait-il dire, lui qui me parlait pas “à la légère” ? Ceci précisément, qu’à partir du jour où l’absolu est devenu consciemment travail de l’histoire, l’art n’est plus capable de satisfaire le besoin d’absolu : relégué en nous, il a perdu sa réalité et sa nécessité ; tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et de vivant appartient maintenant au monde et au travail dans le monde.
[…]
“Relégué en nous”, - Hegel dit : “relégué dans notre représentation où tout est devenu jouissance esthétique, plaisir et divertissement d’une intimité réduite à elle seule. […]
L’art, lui aussi, prend sa part de ce destin et tantôt il devient l’activité artistique, mais activité toujours réservée et, pour cette raison, appelée finalement à s’effacer devant la vérité de l’action immédiate et sans réserve. […] L’art, inutile au monde pour qui seul compte ce qui est efficace, est encore inutile à lui-même. S’il s’accomplit, c’est hors des œuvres mesurées et des tâches limitées […] [et] se retire dans le plus invisible et le plus intérieur, au point vide de l’existence où il abrite sa souveraineté dans le refus et la surabondance du refus.66 »
« On éprouve qu’il se peut bien que plus rien n’arrive. Ce qui est sublime c’est que du sein de cette imminence du néant, quelque chose arrive quand même, ait “lieu”, qui annonce que tout n’est pas fini. Un simple voici, l’occurrence la plus minime est ce “lieu”.67 »
Ainsi, du sein de cette imminence du néant, quelque chose arrive quand même, ait “lieu” et fait “lieu“ qui annonce que tout n’est pas fini (ou qui s’annonce comme tout n’est pas fini – in–fini , infini : “sublime is now”. Sans doute est-ce aller plus loin que de réaffirmer que : « […] ce qui apparaît, c’est le fait que rien n’apparaît, l’être qui est au fond de l’absence d’être, qui est quand il n’y a rien, qui n’est déjà plus quand il y a quelque chose : comme s’il n’y avait des êtres que par la perte de l’être, quand l’être manque. […] Un néant plus essentiel que le Néant même, le vide de l’entre-deux, une intervalle qui toujours se creuse et en se creusant se gonfle, le rien. […] Cette région que nous essayons d’approcher, ici s’est effondrée dans le nulle part, mais nulle part est cependant ici […] »
« Le sentiment du sublime se manifeste quand la présentation de formes libres fait défaut. Il est compatible avec l’in-forme. C’est même quand l’imagination qui présente des formes se trouve en défaut qu’un tel sentiment apparaît. Et ce dernier doit passer par la médiation d’une Idée de la raison qui est idée de liberté.68 »
Mais sans doute cette Idée est-elle ténue, ce donne-t-elle pour impossible, déraisonnable, ou troublant toute idée, y compris celle de liberté, qui ne semble que violemment – zip – s’arracher. Ainsi : « Une masse infime d’existence rendue libre
troublait le monde. […] Ce qui le repoussait, c’était ce calme qui la dérobait à lui, tunique sans couture qu’il ne pouvait ouvrir qu’en la déchirant. » Cette Idée et l’idée sont de celles qui échappent au sensible, à l’intelligible, à l’acte de raison et qui ne semble pouvoir s’ouvrir qu’en déchirant ce qu’elles auraient dû accomplir.
« Les avant-gardes picturales accomplissent le romantisme, c’est-à-dire la modernité, qui est au sens fort et récurrent […] la défaillance du réglage stable entre le sensible et l’intelligible. Mais en même temps, elles sont une issue à la nostalgie romantique parce qu’elles ne cherchent pas l’imprésentable au plus loin, comme une origine ou une fin perdue, à représenter dans le sujet du tableau, mais au plus prêt dans la matière même du travail artistique.69 »
« En même temps que décline l’idée d’une convenance naturelle entre la matière et la forme [entre corps et esprit, phénomène et noumène, sensible et intelligible, percept et concept], déclin déjà appliqué par l’analyse kantienne du sublime – et qui a été pendant un siècle à la fois caché et révélé par l’esthétique romantique, l’enjeu qui est celui des arts […] l’enjeu ne peut être que d’approcher la matière. C’est-à-dire d’approcher la présence sans recourir aux moyens de la présentation.70 »
Newman approche cette seule présence, présence seule, dénuée de toute autre attribut que l’affirmation de cette présence : non que ses tableaux soient bleus, ou soient rouges, ou autre ; le fait que ses tableaux soient. Qu’ils ne disent que : « (je) suis » - ou que leur plus vide matérialité affirme dans l’ouverture du zip un impératif : soit ! – ou “est”.
Be I ill.26, hors une description réduite à un minimal, tel que décrire devient dé–crire, et une exégèse du titre qui se ferme en jeu tautologique n’appelle aucune interprétation. Be I n’est rien, rien que ce que la surface picturale est, rien que ce que son titre proclame : Est. Elle est “Est”.
« Il lui faut devenir sa propre présence. Ce que [l’art] veut affirmer, c’est l’art. Ce qu’il cherche, essaye d’accomplir, c’est l’essence de l’art. […] Pourquoi, au moment même où l’absolu tend à prendre de l’histoire, où les temps ont des soucis ou des intérêts qui ne s’accordent plus avec la souveraineté de l’art, […] au moment où, par la force des temps, l’art disparaît, pourquoi l’art apparaîtrait-il pour la première fois comme une recherche où quelque chose d’essentiel est en jeu, où ce qui compte ce n’est pas l’artiste, ni les états d’âme de l’artiste, ni la proche apparence de l’homme, ni toutes ces valeurs sur lesquelles s’édifie le monde et pas d’avantage ces autres valeurs sur lesquelles s’ouvrait jadis l’au delà
du monde [les dieux, Dieu, la “nature”, le sublime d’un précipice, d’une cascade, d’un brouillard, d’un éclat lumineux sur une surface lacustre], recherche cependant précise, rigoureuse, qui veut s’accomplir dans une œuvre, dans une œuvre qui soit – et rien de plus71 ? »
N’être point – autre qu’être
Be I n’est pas la seule affirmation d’un “je suis ce que je suis”, ni la première, ni la dernière – ce qui dans ce suspens du temps imposé par certaines œuvres de notre temps (parce qu’elles portent la seule im–possible réponse au temps) n’importe chronologiquement guère.
Le suprématisme de Malevitch sans doute porte-t-il cette même a–firmation, et son Quadrangle noir, dont le dispositif d’accrochage à la galerie Dobychina lors de la Dernière Exposition futuriste de tableaux 0,10 (zéro - dix) en 1915 ne pose-t-il pas la même négation affirmative en accrochant son œuvre en haut d’un “angle de beauté”, place traditionnellement dévolue à l’icône dans les foyers russes.
« […] l’icône est placée haut et au point dominant de la pièce : elle guide le regard vers le haut, vers le Très-haut et vers l’unique nécessaire. La contemplation […] traverse […] l’icône et ne s’arrête qu’au contenu vivant qu’elle traduit. […] elle sacre les temps et les lieux […]. Point de mire, jamais décoration, l’icône centre toute la demeure sur le rayonnement de l’au-delà.72 »
De par sa position, l’œuvre use de la verticale – Giacometti, zip de Newman – de l’angle de la pièce ill.27, pour, à l’élévation objectivement la plus haute de cette pièce, là où le plafond clôt sa hauteur, suggérer un plus haut encore, élévation supérieure, “divine” qui se trouve non sur le tableau mais “derrière” lui, appelant à “traverser” sa surface désormais débarrassée de contenu, livrée comme “morte”. Il n’y a rien à voir dans le carré noir, rien à percevoir derrière lui, rien à apercevoir au-delà de lui, sinon l’unique nécessaire “sacrant” temps et lieu d’un rayonnement noir, sans au-delà.
Suggérer un plus haut encore, derrière, appelant à traverser – et rien à traverser, rien derrière, rien plus haut… sinon l’unique nécessité qu’elle soit là, à suggérer ce rien, marquant – d’une marque non plus sacrée mais “essentielle”, temps et lieu.
Mais s’il ne s’agit plus de :
voir
percevoir
apercevoir
que tous sont mis en échec sous forme de l’a–percevoir
ultime, s’agit-il de :
concevoir ?
Mais tout ce qui serait de l’ordre d’une conception est mis
en échec :
Comment une pensée, formulée en phrase, qui se développe
vers sa propre contradiction pourrait-elle être de l’ordre d’une conception ?
Si l’on peut voir, percevoir, apercevoir un
rouge–vert, et même le produire, il n’est pas absurde – Unsinnig ; pourquoi ne peut-on pas
le penser, ou ne peut-on le penser que comme illogique ? Sinnlos – vide de sens.
« C'est dans les mots que nous
pensons. Nous n'avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que
lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de
notre intériorité, et par suite nous les marquons d'une forme externe, mais
d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus
haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où
l'externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser
sans les mots, c'est une tentative insensée. Et il est également absurde de
considérer comme un désavantage, et comme un défaut de la pensée cette
nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement il est vrai, que ce
qu'il y a de plus haut, c'est l’ineffable. Mais c'est là une opinion
superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l’ineffable, c'est la pensée
obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que
lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la
plus haute et la plus vraie.73 »
En paraphrase naïvement déplacée : il semble pouvoir exister quelque chose qui se conçoit mal, s’énonce confusément, et dont les mots pour le dire arrivent difficilement…
»Es gibt allerdings Unaussprechliches. Dies zeigt sich, es ist ein Mystiche.
Vowon man nicht sprechen kann, darüber muss man Schweigen.«
« Il y a assurément de l'inexprimable. Celui-ci se montre, il est l'élément mystique. Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire74. »
« La philosophie
est un combat contre l'ensorcellement de notre entendement par les ressources
de notre langage. Son but est de montrer à la mouche l'issue par où s'échapper
de la bouteille à mouches [Was ist dein
Ziel in der Philosophie? Der Fliege den Ausweg aus dem Fliegenglas zu zeigen].
Elle conduit à la découverte de quelque pur non-sens où l'entendement se fait
des bosses en courant à l'assaut des frontières du langage. Le monde est mesuré
par le langage, dont les limites sont logiquement énonçables ; on ne peut
que montrer l'indicible et le secret. La philosophie n'est pas à une doctrine,
c'est une activité. Elle montre l'issue ; une fois
sortie de la bouteille à mouches, la philosophie ne sert plus à rien.75 »
Ainsi si l’on croit que ce qu'il y a de plus haut, c'est l’ineffable, un Très-haut, Dieu… c’est l’élément mystique, maintenant réduit à une mouche. Et le Mystiche auréolé de mystère se fait Fliege – Fliegen, ce qui vol et échappe parce que volant, appelant ce qui fuit, Flug, à l’enferment d’une bouteille de verre, Glas, appelant la vitre – une vitre où l’ineffable vient buter, peut-être juste capable de s’y refléter en miroir s’il ne s’y écrase pas.
Et cette pensée, formulée en phrase, qui se développe vers sa propre contradiction, n’est pas absurde (Unsinnig), puisqu’elle se développe en sa logique ; elle est par contre, de sa propre contradiction, vide de sens (Sinnlos).
Or si l’absurde est simplement l’insensé,
le vide de sens est l’impensable ;
une pensée qui serait l’impensable, une a–pensée.
a–concevoir :
Le
monde est mesuré par le langage, dont les limites sont logiquement énonçables ; on ne peut que montrer
l'indicible et le secret. »
a–concevoir
serait un mouvement d’échec de l’esprit se tournant vers l’unique
nécessaire. Ce mouvement traverse le langage et ne s’arrête qu’au contenu
vivant qu’il traduit. Point de mire, jamais pensée, ce mouvement centre
l’esprit sur le rayonnement de ce qui lui échappe, marquant son temps et son
lieu.
Ce qui s’a–conçoit nécessairement se dissimule confusément, et les silences pour le taire partent difficilement. Ainsi prégnant reste Le Quadrangle noir qui lève une nécessité, à toujours dissimulée par sa surface qui n’est que masse noir à jamais silencieuse, et qui se tait. Une nécessité tue, la découvrir serait la tuer.
L’a–conception comme “sublime” : que quelque chose soit, mais soit inconcevable. Et si « les avant-gardes picturales accomplissent le romantisme, issue à la nostalgie romantique » c’est parce que ce qui jusqu’alors se posait encore dans notre rapport au sensible (aux sens, dont la vue, la perception, l’aperception, jusqu’à l’imperceptible) se pose maintenant dans notre rapport à l’intelligible (à l’esprit, dont la pensée, la conception, l’aconception, jusqu’à l’inconcevable).
Aux temps de la parfaite maîtrise supposée du monde par la raison et ses outils techniques, de l’observation astro-atomique à la manipulation génétique, des greffes aux algorithmes, qu’il reste et restera toujours de l’inconcevable est l’affirmation scandaleuse qui seule peut rester “sublime”. Est-ce là tâche de l’art ?
« J’ai troué [… les] limitations […], je suis sorti […], voguez à ma suite […] dans l’abîme […]. J’ai vaincu la doublure […] après l’avoir arrachée […]. Voguez ! L’abîme libre […], l’infini sont devant vous.76 »
Voguer à sa suite dans l’abîme, voguer ! l’abîme libre, l’infini devant soi ; fut-elle blanche, on ne vogue pas dans l’abîme : on y tombe, d’une chute sans fin et sans fond, au point que la chute ne se fait plus sentir, au point que la pensée n’a plus conception de la chute. Voici qui est impensable.
A–percevoir, à concevoir
»Erhaben ist, was auch nur denken zu können ein Vermögen des Gemüts beweiset, das jeden Maßstab der Sinne übertrifft […]. […] Das letztere ist das, was über alle Vergleichung groß ist.«
« Est sublime ce qui du seul fait qu’on ne puisse que le penser révèle une faculté de l’esprit qui dépasse tout critère de sens […]. […] Il s’agit ici de ce qui est grand au-delà de toute comparaison77. »
Sinne übertrift -
vide de sens : Sinnlos
über alle Vergleichung
– aus Vergleichnung
Ver – gleichnung ;
gleichnung, équation ; gleich, égal, même
Hors de toute comparaison, équation, rapport à l’égal, au
même…
radicalement Autre de l’entendement, de la raison.
Est sublime ce qui est […] au-delà de toute comparaison.
Est sublime de qui est hors toute comparaison ;
com–pa–raison,
a–raison,
et sans doute est-ce pourquoi le sublime a–raisonne.
Et en même temps, hors tout comparatif, s’auto-réfère.
Le Quadrangle noir ne revoie qu’au noir quadrangle.
Et élevé par la ligne verticale du coin de pièce, là où elle est arrêtée par le plafond, suspend le regard et la raison sur l’évidence d’un “je suis”, d’un “sois !”, d’un “be” a–raisonnant.
C’est parce que c’est – c’est par ce que c’est –
c’est parce que cela Est.
(Et
surtout rien d’autre que ce qu’Est)
Ainsi, ce Est n’est pas même carré – pas réductible à la forme et à la pensée compréhensive – comparative, pas réductible au concept de carré (Malevitch insista sur le terme “quadrangle”78 et force est de constater que la masse noire ne possède – juste pas – d’angles droits).>
Est alors.
Et alors,
mais hors cette très simple affirmation :
« Je suis celui qui suis […] Celui qui s'appelle "je suis" m'a envoyé vers vous - ἐγώ εἰμι ὁ ὤν καὶ [...] ὁ ὢν ἀπέσταλκέν με πρὸς ὑμᾶς.79 »
ὁ ὢν, rien d’autre… mais c’est sans intérêt ! (et ils firent un veau d’or – une vraie sculpture, une “œuvre d’art” digne de répondre à leurs intérêts).
Qu’ais-je donc, m’intéressant à la perception, à porter cet intérêt jusqu’ à un simple quadrangle noir, qui ne porte aucun intérêt, voire rend inutile tout rapport à l’objet, toute perception ?
« De ce malentendu sur “l’intérêt” vient l’erreur de croire que l’élimination de l’intérêt supprimerait tout rapport réel à l’objet. Or, c’est le contraire qui est vrai. En effet, c’est justement en vertu du désintéressement que le rapport réel à l’objet même entre en jeu. On n’a pas vu que c’est à partir de ce moment là seulement que l’objet en tant que pur objet fait son apparition, que cette apparition [ce venir au jour] constitue […] l’apparaître dans la lueur d’une telle apparition80. »
Or, des objets, nous en avons, mais aucun ne s’affirme comme être, sinon ceux qui ne nous offrent aucun intérêt dans l’acquisition que nous en avons fait et ceux qui s’imposent à nous, malgré nous, tel un Quadrangle noir, un zip, un color field, une figure de Giacometti ou Viola, un rouge–vert effaçant un bol.
« Le mode de constitution des objets disponibles (Vorhandenheit), à savoir la production, d’elle-même en autorise la reproduction pour l’usage (Zuhandenheit). D’où il s’ensuit, bien évidemment, chaque jour une fréquence accrue des objets techniques et de leur phénoménalité…81
J’avais écrit, en Point de point de vue : “… la vue me revient, grise, maison après maison, route après route, odeur de gaz d’échappement, goût sulfuré, ouïe striée, toucher heurté. Le balancement grinçant des wagons sur les aiguillages, les freins, la foule et moi se précipitant vers la porte, les trois marches à ne pas manquer, le souterrain, frayer son chemin dans la masse passante, la rue à traverser, les feux piétons à respecter ; le regard utilitaire me revient. Atroce du ne plus en vouloir de ces conceptions…
… On peut même dire que le monde se recouvre d’une couche, envahissante et la plus visible, de phénomènes pauvres, les objets […] produits et reproduits sans fin, qui finit par offusquer ce qu’elle recouvre…
… une vue, enchaînant chose après chose, chose après chose crochant mon regard et l’entraînant dans cette fuite. Champ après champ, avec une pesanteur de vache, ce vert de trop d’humide, de richesse grâce et acide, déborde ma vue, mon odorat, mon goût, mon ouïe, mon toucher – à travers la vitre. Vision labourée, odeur de purin, saveur pâteuse, bruit lourd, corps chatouillé du ne plus en pouvoir de ces sensations.”
[…] En d’autres termes, la plupart des phénomènes, qui apparaissent au premier abord comme pauvres en intuition, pourraient se décrire non seulement comme autant d’objets, mais aussi comme des phénomènes que l’intuition sature et déborde donc de tout concept univoque. Devant la plupart des phénomènes, même les plus sommaires (la plupart des objets, produits de la technique ou reproduits industriellement), s’ouvre la possibilité d’une double interprétation, qui ne dépend que des exigences de ma relation, toujours changeante, à eux…
Et ainsi est-il peut-être erroné de penser l’état sublime comme hors du monde, comme une situation d’exception, fuyant la banalité des champs et des villes : “… derrière la fenêtre, un trou, un ouvert total qui, flottant, s’engouffre en moi – et moi en son gouffre. Ni ciel en dessus, ni terre en face, ni flots en dessous ; rien.” Et « accomplir le romantisme » (Lyotard) serait accepter la banalité plutôt que de la fuir pour quelque idéal inexistant, l’accepter mais a–banalisé… au plus vulgaire d’un urinoir82 ?
… Ou plutôt, lorsque la description l’exige, j’ai le plus souvent la possibilité de passer d’une interprétation à l’autre, …
“[…] mais enfin t’ toutes les associations sont permises, comprenez-vous ? Plus il y en a m’ mieux la chose est réussie ; voilà ce que je voulais direx.”
« Le regardeur ajoute, par son interprétation, à ce que l’artiste n’a jamais, même pensé faire. Non seulement il ajoute, mais il déforme ; à sa façon, à sa v’ à sa son, selon son autorité84. »
… d’une phénoménalité pauvre ou commune à une phénoménalité saturée85. En effet, “ces choses [qui] sont les plus manifestes ou les plus communes, ces mêmes choses sont en retour fort dissimulées et les entendre est une nouveauté” [Saint Augustin] […] Autrement dit, quand et pourquoi avons-nous un besoin absolu de recourir à l’hypothèse du phénomène saturé ? Nous en avons besoin à chaque fois qu’il s’avère impossible de subsumer une intuition sous un concept adéquat, à la façon dont nous parvenons toujours dans le cas d’un phénomène pauvre ou de droit commun…
Ainsi d’un bol brun-rouge ou d’un urinoir (objets vécus comme phénomènes communs, se réduisant aisément en un concept) soudain a–perçus rouge-brun ou Fountain (phénomènes qui ne semblent plus être attachés à leur objet, et dont le vécu expérientiel échappe à toute réduction à un concept).
… Ou encore chaque fois que nous devons renoncer à penser un phénomène comme un objet, si nous voulons précisément le penser comme il se montre…
Ainsi de l’éclat lumineux, de la brume ou du ready-made…
[…] Contredite par l’excès d’intuition, l’intentionnalité ne peut plus viser une signification (ou un concept) qui permette de constituer un objet ; elle n’atteint plus aucun “objet” intentionnel, parce que ce qu’elle atteint éventuellement n’a précisément plus jamais le statut d’objet…
ainsi d’un petit pan de mur jaune, d’un zip ou d’un ready-made…
… L’intentionnalité se retourne donc sur elle-même, en n’indiquant plus la signification d’un objet défini, mais les limites de sa propre visée, disqualifiée précisément par l’excès d’intuition…
ainsi devant un Giacometti, un Viola, le Quadrangle noir ou un ready-made…
… Je vois toujours, mais ce que je vois n’atteste plus quelque chose ; il mesure seulement l’ampleur de ma visée déçue : je n’atteins plus une vision, mais j’éprouve les limites de ma vue […]. Comme elle fait l’épreuve d’elle-même en tant que récusée et rebutée par l’intuition, la visée intentionnelle atteint moins un objet à signifier ou à conceptualiser, qu’elle ne se trouve elle-même atteinte par l’effet en retour d’un objectif insaisissable, qu’aucun concept ne lui permettrait de prévoir, ni prédire. Atteinte en retour par ce qu’elle visait, l’intentionnalité se retrouve déplacée à côté d’elle même, “bougée” […], bref en état d’altération…
ainsi mon lieu, mon temps, ma situation, moi, effacés par une figure, un trait, un an–objet qu’est le ready-made. Et ma résistance : longtemps j’ai refusé de le considérer, ou le considérant, refusé de l’accepter ; ou l’acceptant refuser de le valider, niant l’excès.
[…] l’épreuve de l’excès s’atteste effectivement par la résistance, éventuellement la douleur, qu’elle impose à celui qui la reçoit ; et cette résistance ne se discute pas plus que l’on doute d’éprouver sa douleur (car on “connaît sa douleur” sans aucun doute ni aucun écart). Dès lors cette résistance […] [se fait] résistance obstinée de ce qui se refuse à la connaissance transparente et sans reste, de ce qui se replie sur son origine obscure (l’invu, l’inouï, l’intact, etc.) […]
« […] Et pour éviter justement de choisir ce qui rappelle… un passé ou même un avenir esthétique. C’était là le point important, parce que c’est facile de choisir une chose qui vous plait ; ce plait est basé sur vos vos traditions, votre es’ esprit de goût et de choses comme ça, alors, il fallait… choisir… quelque chose sans goût, vous comprenez, insipide… c’est difficile, évidemment je trouve que… même si on peut trouver qu’un porte bouteille est joli à regarder, c’est d’abord insipide… nettement. Ça n’a pas de goût, net, donc ça remplissait bien ce que je voulais ; je voulais que mon choix ne porte pas, ne soit pas influencé en tout cas, par tout ce que je voulais démolir, avant n’est-ce pas. C’était ça l’di, la difficulté du problème. […] »
“C’est très difficile de choisir quelque chose qui soit Absolument… plat, comme délectation esthétique, comprenez-vous ? c’était là le problème.”
insipide – insapide
intouché – intact
inaudible – inouï
inodore – inexhalé
invisible – invu
Je puis toucher un objet, ou ne pas le toucher et en ce cas c’est l’objet qui est intact. Il en va de même pour ne pas entendre et l’objet comme inouï, ne pas sentir et inexhalé, insipide et insapide, invisible et invu. Ce s’inscrit d’un côté, du point de vue du sujet
percevant, comme en défaut est de l’autre côté, qualité de l’objet. Cet objet manifeste ce que dans le langage courant on entend par l’inouï : quelque aspect plus qu’étonnant, incroyable, incomparable, inégalable, inconcevable ; ou par l’intact : quelque aspect préservé, inaltéré, absolu, presque sacré.
Inconcevable et sacré :
« […] ça n’est pas du tout l’idée, justement, de l’œuvre d’art, comprenez vous c’est l’idée, ça a été choisi et que… pour ainsi dire, c’est sacré parce que choisi… Est-ce assez clair comme définition ? »
Le ready-made peut peut-être être n’importe quel objet, mais quelque chose d’ineffable doit pouvoir en émaner, de manière à ce qu’il puisse être inconcevable. Ainsi peut se constituer une liste du “phénomène saturant” ou du sublime :
insipide – insapide
intouché – intact
inaudible – inouï
inodore – inexhalé
invisible – invu
inconcevable – ineffable
et c’est ce que sont d’abord un urinoir inversé par contre-expérience en Fountain, un Quadrangle noir, un zip, une figure de Giacometti, une brume qui empêche qu’on ne voie plus loin, un rouge–vert : ineffables.
[…] Ainsi la contre-expérience peut se définir précisément suivant les notes de l’altération, de la déception et de la résistance. L’expérience contrariante, ou plus exactement la contrariété qu’impose le phénomène saturé à celui qui l’éprouve […] non seulement s’impose indiscutablement à côté de l’expérience d’objet, mais résiste au reproche de subjectivisme par son dépassement même de l’objectivité…
« C’est très difficile à expliquer parce que l’ les gens n’ ne pensent pas qu’on puisse faire autre chose que p par goût. On vit pa par son goût, on choisit son chapeau, on choisit son tableau. »
« Pour moi il y a autre chose que oui, non et indifférent – c’est par exemple l’absence d’investigations de ce genre.86 »
“Aujourd’hui encore, je suis tout à fait d’accord que… le, le, le positif, le négatif et le l’indifférent ne suffisent pas, pour ex… pour expliquer, pour donner quelque chose. Vous m’direz “qu’est-ce que j’ai fait avec ça ?” j’n’en sais rien, j’vous l’dirais, ou on le dira plus tard peut-être, si j’ai fait quelque chose ça m’est égal, ce, c’est encore une chose qui m’est égale.”
« […] c’est une chose qui est qui est malgré lui, n’est-ce pas ce, autrement dit, nous fumons une cigarette chacun de notre côté, d’, il y a deux façons de la fumer, la vôtre et la mienne ; il n’y aucune comparaison même si, apparemment nous fumons de la même façon. »
… En effet, l’adonné se vérifie infiniment plus lui-même face-à-face avec un phénomène saturé [Duchamp dirait : « par infra-mince87 »] que devant un objet, puisqu’il s’éprouve alors comme tel dans la contre-expérience qui lui résiste…
sans doute ainsi « ce sont les regardeurs qui font les tableaux88 », mais ce que Duchamp ne dit pas, parce qu’il le fait, c’est qu’ils le font autant que les tableaux les défont, leur échappe, renvoyant toute interprétation à l’interprétation elle-même, dans une tautologie qui ne se referme pas, laissant béant l’infra-mince qui sépare l’interprétation de l’interprétation se considérant comme interprétation. Ce sans fin ni finalité – « plus il y a d’interprétations, plus la chose est réussie ». L’interprétation est ouverte à tous les possibles, justement pour ceci n’est pas impossible, mais est
im–possible. Ceci se vérifie pour les ready-made, les titres (Tu m’), ces dits et écrits et l’œuvre : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même dont le “mode d’emploi” La Boîte verte a pour effet d’ouvrir cette im–possibilité.
« Cette imprécision, cette indécision, et quand même… ça ne fait pas non sens… ce n’est même pas du non sens, mais ça donne une direction… »
… Car la résistance peut aller jusqu’à m’exposer à un danger, le danger de trop voir (“l’œil en trop”) [celui qu’offre le double œilleton d’Etant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage], de trop entendre, de trop sentir, de trop goûter, de trop respirer. Cette résistance s’impose comme une douleur [brûlure de l’œil telle que décrite en début de ces études : “affect de déchirure, de fragmentation, de battement, de scintillement (conjonctivite ?) de mon regard sur la toile, de mon œil, de moi-même”], et que sent-on de mieux que sa douleur ? […]
[…] ma résistance n’éprouve pas mais repousse ce qui l’affecte sans aucun doute, précisément parce que cette affection lui devient une souffrance insoutenable, parce qu’en voyant ce que je vois, j’y vois l’obligatoire obscurité, que créé […] l’excès trop net de la lumière. Cette obligatoire obscurité rejaillit directement sur celui qui voit […], parce qu’elle lui impose une obscure obligation –, celle de réviser soi-même à la mesure (sans mesure) de l’excès saturant de l’intuition. En effet, comme le phénomène saturé ne peut se réduire à la mesure de l’objectivité, il demande à celui qu’il affecte de le voir et de l’admettre dans cet excès même [grande éclaboussure ou épanouissement de la mariée, légendait Duchamp], sans la sécurité d’un concept ; il lui demande donc de se laisser re–faire, re–définir et, pour ainsi dire, dé–mesurer à la mesure de son propre excès…
Ainsi devant la figure de Giacometti : « Et là, je suis physiquement obligé de reculer. De plusieurs pas. Lui laisser le champ, la laisser passer. Lui céder ma place, mon espace, mon lieu, mon temps. Je pense : “elle fraye, m’effraye, voir, effroi” donc je ne suis plus […] sans être. A chaque fois, me laissant sans sol, sans pieds, sans espace, sans temps, sans corps ; ni ici ni maintenant : en absence. Ab–sens. Ce pour laisser le champ, laisser passer, cédant ma place, mon espace, mon lieu, mon temps ; à […] un voir d’effroi qui fraye, m’effraye. De ce présent absentant qu’est l’œuvre : ce qui se retire m’est donné, et m’est donné d’autant que je me retire ; ce qui m’est donné m’est retiré, et m’est retiré autant que je me donne ; se donne ce qui se retire, et m’est retiré–donné autant que je donne–retire ; me sublime. »
… Au lieu de résumer le donné dans les limites de ma propre finitude (de mon concept) [quelle signification peut avoir Etant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage], j’éprouve l’obscure obligation de me laisser conformer à (et par) l’excès de l’intuition sur toute intention que pourrait lui opposer mon regard [quels sens peut prendre Etant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage qui n’a aucune signification, ce dans le débord des appels de signifiés que tant de signifiants me proposent, sans aucune coordination entre eux, sans jamais pouvoir se réduire à une explication coordonnée]. Cette demande peut alors ne plus seulement provoquer un éblouissement, une déception ou une résistance, mais susciter une résistance au second degré (résister à la résistance, pour s’y dérober, pour s’en évader) jusqu’à un recul, un déni, un refus [ainsi des zip de Newman] […]. Le dévoilement du phénomène saturé [mise à nu de la mariée] peut précisément en interdire la réception, parce qu’à force d’excès et d’éblouissement son évidence paraît aussi bien accuser qu’éclairer, récuser qu’illuminer. A force d’accuser les traits du phénomène, [il] paraît accuser celui qui le reçoit. […]
Etant donnés […] Diane et Actéon ill.28, mais hors cette unique “second œuvre” ou même œuvre – Etant donnés serait à l’endroit ce que La Mariée est à l’envers, qui m’a affecté, physiquement obligé de reculer (a–perçue il y a tant, Philadelphie, 1988), accusé tel un Giacometti m’accuse, les autres pièces de Duchamp m’ont plutôt laissé l’impression neutre d’en être témoin. Témoin ? avec cette “neutralité” accordée au témoin ? ou l’impression qu’être témoin est déjà être sur le banc des accusés ? Les témoins oculistes, part de La Mariée mis à nu […] et dessin, insistent ; au travers Etant donnés.
[…] le témoin voit le phénomène, mais ne sait pas ce qu’il voit et ne comprendra pas ce qu’il a vu...
« l’artiste, d’abord, qui fait cette œuvre… ne sait pas ce qu’il fait. Je veux dire par là : il sait ce qu’il fait physiquement et même… sa matière grise pense normalement, mais que le résultat esthétique, lui il n’est pas capable de… l’estimer, le résultat. […]
[…] [Le] phénomène artistique […] est fait j’ beaucoup plus de l’interprétation du regardeur, qui lui voit ce que l’artiste ne voit pas ; ou croit voir mais ne voit pas. Et je crois que cette cécité, pour moi est importante et et déplaît beaucoup à aux artistes qui se croient complètement conscients de ce qu’ils font. Parce que ce qu’ils font, c’est très bien, c’est c’est entendu, ils ils se satisfont eux-mêmes, ils satisfont leur envie de produire, mais… la valeur, la validité ou l’importance de ce qu’ils produisent, ce n’est pas du tout… euh nécessairement ce que leur intention a produit. Tandis que le regardeur, la postérité, a d’autre moyen de mettre une étiquette sur ce qui a été produit. […]
[…] [Ainsi] si on a cette… attitude vis-à-vis de ce qu’on fait comme artiste ; on espère au contraire qu’on sortira de soi-même, sans le savoir, puisqu’on on accepte cette cécité, que s’ la chose qui sortira sera une chose indépendante de votre volonté, de votre intelligence, de vos sens, de tout. C’est une chose beaucoup ! plus profonde que l’inconscient si vous voulez… Et ça seulement la postérité peut le découvrir. […]
[…] Ce n’est pas une question d’intention, ni de raisonnement, ni de, c’est une chose qui est qui est malgré lui, n’est-ce pas […]
Dans ce dialogue qui
« est… un phénomène à deux pôles ; le premier c’est l’artiste qui produit, et le second pôle c’est le spectateur. Par spectateur j’ j’entends pas seulement le contemporain, mais j’entends toute la postérité et tous les regardeurs d’ d’œuvres d’art. […] Le regardeur ajoute, par son interprétation, à ce que l’artiste n’a jamais, même pensé faire. Non seulement il ajoute, mais il déforme ; à sa façon, à sa v’ à sa son, selon son autorité. […]V’comprenez, il y a, et comme dans l’électricité les deux pôles, le positif et le négatif, appelez ça comme vous voulez ; mais s’ l’un est aussi indispensable que l’autre ! Et justement, j’attache même plus d’importance au regardeur qu’à l’artiste. […] »
Dans ce dialogue, il faut saisir que l’artiste comme le regardeur sont saisis d’une polarité inverse, mais d’une polarité qui, parce qu’elle s’inverse, contient du conjoint. Le rôle de témoin est ce qui les conjoints : l’artiste est témoin du hasard qui le fait prélever
… Il le voit indiscutablement, en parfaite clarté, avec toute l’intuition requise, souvent avec un excès d’intuition […] ; il sait qu’il a vu et le sait si bien qu’il se tient prêt à en témoigner, encore et encore, souvent à l’encontre de son intérêt immédiat […]. Et pourtant, le témoin n’arrive jamais à dire, à comprendre et à faire comprendre ce qu’il a vu […], ce qu’il a vu reste en retrait de la compréhension complète de l’événement, compréhension que seul le concept pourrait assurer ; mais précisément, le témoin ne dispose pas [ou plus] du ou des concepts adéquats à l’intuition qui a déferlé sur lui ; il développe sa vision des choses, son récit, ses détails et ses informations, bref raconte son histoire, qui n’accède jamais au rang de l’histoire ; la plupart du temps, il a la sagesse de ne pas prétendre en produire une interprétation globale […], voire [passage amont ici décalé] finit par s’enfoncer dans le silence […]
« - […] Nous pensons peut-être faux, nous avons peut-être une idée toute à fait fausse, toute à fait inexacte, nous pensons : … un certain jour, Marcel Duchamp s’est arrêté de peindre, pourquoi ?
Ce n’était pas un jour, un soir à huit heures, ça a été une chose, euh lente et cela n’est même pas une chose définitive ; je pourrais, si j’avais encore la vigueur eu suffisante, certainement, je recommencerai ou ; je n’ai pas fait de vœux, d’aucune sorte en ce sens là. J’ai simplement été arrêté par le fait que : mon époque, en tout cas, ne répondait plus à mes désirs euh personnels, dans ce sens là…
- Pourquoi cette époque ne répondait-elle pas à vos désirs ?
Il y a cent ans, il y avait quelques peintres, quelques marchands, quelques collectionneurs et, la production d’art était une… forme ésotérique d’activité. C’j’es gens-là, ces quelques gens, parlaient un langage à eux que le grand public ne comprenait pas, que le grand public acceptait comme un… langage religieux, si vous voulez ou comme un langage… de de loi, par exemple, où les mots n’ont de sens que pour les initiés. Depuis ces cent ans, tout est entré dans le domaine
public, tout le monde a parlé de peinture, non pas seulement ceux qui le faisaient, ceux qui l’achetaient ou ceux qui le vendaient, mais le grand public parle de peinture. […]. Quand vous parlez peinture aujourd’hui, vous parlez art en général aujourd’hui, le grand public a son mot à dire ; et il le dit. Ajoutez à tout cela, le fait qu’il a apporté son argent ! Et que… le commercialisme en art aujourd’hui a fait passer la question d’ésotérisme à exotérisme et alors, l’art est un produit comme les haricots ! On achète de l’art comme on achète du spaghetti. […] L’ésotérisme existe toujours, existera toujours, mais il peut être… oblitéré par une époque ; dans une époque, comme la nôtre par exemple, qui depuis cent ans, à mon avis, n’a rien produit, au grand sens du mot. Surtout à cause de l’immixtion du commercialisme dans l’ la question. »
… Bref, le témoin tient son rôle
dans l’intervalle entre, d’une part, l’excès indiscutable et incontestable de
l’intuition vécue et, de l’autre, le manque jamais composable des concepts qui
rendraient cette expérience objective, autrement dit en feraient l’expérience
d’un objet. Le témoin, qui sait ce qu’il a vu et qu’il la vu, ne le comprend
pourtant pas par un ou des concepts adéquats, aussi subit-il une affection de
l’événement et reste-t-il à jamais en retard sur lui [Duchamp écrit :
« employer “retard” au lieu de tableau ou peinture90 »].
Jamais il ne le re–constituera. Par quoi il se distingue […] du “concepteur”
qui lui, produit des objets, parce qu’il les comprend selon leur concept avant
même de recourir à la moindre intuition effective, voire sans y recourir du
tout…
Et voici qui, à mon sens, éloigne définitivement Marcel Duchamp et le ready-made d’une quelconque paternité avec un art dit “conceptuel”. Il en va par ailleurs de même pour les Quadrangles (Malevitch) ou zips (Newman) qui ne sont pas les précédents d’un art dit “minimal”. Loin de questionner le concept de l’art ou de le redéfinir, les ready-made échappent à tout concept, et de là au concept “art” ; et à ceux qui, se réclamant de lui, font du ready-made un manifeste pour un “art conceptuel” ou, parfois, “minimal”. Exemplaire la lettre à Jean Crotti et Suzanne Duchamp, de New York, le 17 août 1952 :
« Les musées américains veulent à tout prix apprendre l’art moderne aux jeunes artistes qui croient à une “formule chimique”. Tout ceci ne fait que produire la vulgarisation et la disparition complète du “parfum original”. Tout ceci ne dénie pas ce que je disais avant sur ce que je crois du parfum original, mais comme tout parfum, il s’évapore très vite (quelques semaines, quelques années au plus) ; ce qui reste est une noix sèche, classifiée par les historiens dans le chapitre “histoire de l’art”.91 »
Ainsi des étiquettes “conceptual art”, “minimal art“, “xyz art”, l’étiquetage contemporain n’ayant que abandonné les –ismes modernes pour à chaque fois affirmer le vocable “art”, chacun se référant non plus à la primauté d’un style, mais – bien pire – comme détenteur de la vérité de ce que l’art doit être. Duchamp et moins transparent dans ces interviews publics, mais n’en pense pas moins :
“Art ou anti-art… ça à été ma question à mon retour de Münich en dix-neuf cent douze, quand j’ai dû prendre des décisions… d’abandonner la peinture pure ou la peinture pour elle-même […].
- Mais en fait quand vous parlez d’anti-art, c’était quand même très révolutionnaire à l’époque.
Oui, très révolutionnaire, parce que, surtout même le mot anti-art qui ne me plaît pas du tout, parce que… c’est aussi art que l’art, anti-art, tout ce qui n’est pas art c’est un art.
[…]
- Je sais bien que vous n’aimez pas donner des conseils, mais enfin… avant de vous quitter j’aimerais quand même vous en demander un dernier… [Duchamp assis dans un fauteuil de “ministre”, grattant un allumette pour son cigare en bouche]
Hmm, [retire son cigare] lequel ? [cigare remis en bouche, l’allume.]
- Ben on a quand même un peu l’impression en définitive, qu’on a commencé ce film avec un peintre et qu’on quitte un philosophe.
Oui… le mot “philosophe” est très gentil, mais c’est aussi, euh, sujet à caution. Tout s’, n’est-ce pas, toutes les questions de… d’enseignement… de, d’école, de disciple, ne m’ont jamais intéressées et ne me continue [passe le plat de son pouce de main droite sur la paupière de son œil gauche92] à ne me jamais, ne pas m’intéresser. Je, vous savez, j’ai toujours considéré, pas toujours, mais je suis arrivé à cette conclusion que, vraiment, que que, comme disait Brancusi, l’art est une escroquerie d’abord, mais je crois aussi que c’est un mirage en plus.”
« - […] Dans l’intérieur moderne, le ready-made a pénétré…
- … mais alors avec une déformation, c’est qu’il est devenu œuvre d’art.
Exactement, c’est là, c’est là où le point aussi important, c’est que j’ai très vite vu, aussi que le danger… était de passer sa journée à avoir un nouveau ready-made, n’est-ce pas, parce que si on finit par aimer ça, alors, ça devient un autre système qui est aussi… blâmable, que que celui que j’avais blâmé. Immédiatement j’ai vu la chance de à faire intervenir l’économie… c’est-à-dire : doucement ; un ready-made de temps en temps, mais pas dix par jour. Donc la sobriété, là, a joué.
- Parce que ce que l’on ne peut pas éviter, ce qui était peut-être votre but d’ailleurs, c’est que : dès que j’ai décidé qu’il y a ready-made, l’important est ma décision, beaucoup plus que l’objet ?
Exactement, et des c’est la grande difficulté parce que tout le monde peut décider, puisque tout le monde décide à chaque instant de sa vie [rire étouffé] et se choisit à chaque instant de sa vie, et ce choix justement est assez délicat pour […]. Et pour éviter justement de choisir ce qui rappelle… un passé ou même un avenir esthétique. […] Je voulais que mon choix ne porte pas, ne soit pas influencé en tout cas, par tout ce que je voulais démolir, avant n’est-ce pas. C’était ça l’di, la difficulté du problème. […] Ça prend la forme humor-ist-ique ou euh qui qui est nécessaire à la base du ready-made aussi, il ne faut pas en faire une chose sérieuse ; il faut que ce soit, justement que la gaîté du choix intervienne.
[…] Dans mon activité personnelle, ce que j’ai préféré faire, c’est faire : une chose qui m’intéressait, surtout basée sur une idée, beaucoup plus… matière grise, que visuelle, que physiquement visuelle, en peinture en tout cas. Et alors, cette idée étant à la base de ce que je voulais exécuter, quand je l’avais finie, j’aurai pu recommencer, en faire une seconde, une troisième, une cinquième, un vingtième…
- Des tirages.
Le tirage, et ça j’ai toujours répugné. Et ayant répugné [petit rire] il est arrivé [petit rire] que je j’ai produit ex’ extrêmement peu. Parce que je ne pouvais pas répéter. […] »
Répétition rendue impossible par cet in–défini dont l’artiste est témoin93, « qui sait ce qu’il a vu et qu’il la vu, ne le comprend pourtant pas par un ou des concepts adéquats » et subit « une affection de l’événement et reste-t-il à jamais en retard sur lui. » Evénement « que jamais il ne le re–constituera. Par quoi il se distingue […] du “concepteur” qui lui, produit des objets, parce qu’il les comprend selon leur concept avant même de recourir à la moindre intuition effective, voire sans y recourir du tout. »
… Et l’on peut bien dire, en ce sens, que le “concepteur”, au contraire du témoin, accompli une “création d’événement” : cet oxymore ne devient pensable que comme la dénégation du phénomène saturé par la puissance de la technique, qui tente de produire des objets, même là où se produit l’événement. »
« […] Même si on peut trouver qu’un porte bouteille est joli à regarder, c’est d’abord insipide… nettement. Ça n’a pas de goût […] »
“La répétition est dangereuse… toujours. Et la répétition m’a inquiétée, au point que j’pourrai à faire un ready-made par jour, parce que, alors pour m’ pour empêcher je, d’abord je, je me suis fait une règle de n’en faire que très peu par an, et en plus que, le choix de ce ready-made ne devait pas être un résultat d’une délectation esthétique ; c’est-à-dire m’ par exemple un belle chose, tout ça je
voulais l’éviter. C’est très difficile de choisir quelque chose qui soit Absolument… plat, comme délectation esthétique, comprenez-vous ? c’était là le problème.
Et alors pour é, pour éviter justement la répétition, je, je m’étais fait une règle, et je maintenant, je n’en fait presque plus à cause de ça, parce que, la répétition deviendrait : tout le monde aimerait ça, vous comprenez ? Et et alors ce serait la fin d’ du problème, ce serait l’, le, la, la mort du problème. Je n’en fait vraiment plus ; je n’ai même plus envie d’en faire. Tout le monde va aimer ça ; même ce brave euh porte-bouteilles, qui est en fer, le porte-bouteilles du bazar de l’Hôtel de ville, que j’avais acheté là d’ailleurs, tout le monde l’adore aujourd’hui et il est dans tous les livres de sculpture, il est marqué comme une sculpture ! qu’on doit admirer !”
« Spéculations | Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas “d’art” ? 94 »
En dernière instance, l’écart se joue entre intention et expérience. Si l’intention précède l’expérience, cette dernière se joue sous la forme de réalisation qui met en forme l’idée, et au mieux exécute le concept, au pire l’illustre (tel Sol LeWitt : “The idea becomes a machine that makes the art” 95) ; si l’expérience précède l’intention cette première se joue sous la forme d’un test qui informera l’idée, et au pire en permet la formulation conceptuelle, au mieux - débordée par saturation d’idée – restera a–conceptuelle, soit sublime.
Où les “avant-gardes” créent un raccourcis relativement aux romantiques (et relativement à Lyotard les accomplissent), c’est que là où ils passaient par l’affect des perceptions pour atteindre la raison, elles parviennent, avec un affect réduits, voire “supprimé” sur les perceptions à atteindre la raison.
“The failure of [...] art to achieve the sublime is due to the blind desire to exist inside the reality of sensation […]. [The object] is the self-evident one of revelation, real and concrete.”
(Newman, The Sublime is Now)
C’est en ce sens que l’ébranlement physique produit par un ready-made, un zip ou un Quadrangle est moindre que celui auquel un Giacometti, un Viola, un Friedrich produit – l’ébranlement mental restant équivalent.
Ainsi, face à un Duchamp (hormis Etant donnés), je ne puis ressentir physiquement une obligation de reculer. Rien n’est physique, et nulle demande de céder plusieurs pas, de laisser le champ, de laisser passer. Le ready-made ne demande pas ma place, mon espace, mon lieu, mon temps. Je ne puis penser : “il fraye, m’effraye, voir, effroi : donc je ne suis plus […] sans être.” Il n’y a point d’effet me laissant sans sol, sans pieds, sans espace, sans temps, sans corps ; pas de “en absens” ; ab–sens.
Ab–sens :
sans sens perceptif,
mais aussi ;
sans sens raisonné.
C’est ceci
qu’il y a : ab-sens.
Une absence même de sens ; une pensée (et non un voir) d’effroi, qui fraye, m’effraye. De la présence absentante qu’est le ready-made : ce qui se retire m’est donné, et m’est donné d’autant que je me retire ; ce qui m’est donné m’est retiré, et m’est retiré autant que je me donne ; se donne ce qui se retire, et m’est retiré–donné autant que je donne–retire ; me sublime. Je puis par contre expérimenter cette a–conception comme sublime.
Je puis ainsi expérimenter cette a–conception comme sublime.
A–concevoir
Duchamp, témoin du sublime ?
… voir la note 92, départ d’un futur développement à venir
peut-être (ou « rien peut-être »)…
C’est reconnaître dans l’ensemble
de son “œuvre” cette soustraction jusqu’à l’insensible et cette charge
d’indicible, qui s’ajoute, interprétation après interprétation, surcharge
annulant tout dicible – sous la forme d’un “ce qui peut tout être n’est
rien” ; surcharge saturant tout concept, a–conceptuelle. Cette
soustraction–addition, surcharge–vide mène l’entendement au point où « l’imagination [est
conduite] à sa limite [par un objet que l’on veut juger esthétiquement],
puisque ce jugement se fonde sur le sentiment d’une destination de l’esprit qui
dépasse complètement le domaine de l’imagination […]. Ce qui ne peut se
produire que si l’effort extrême que fait notre imagination pour évaluer [le
sens] d’un objet se révèle lui-même insuffisant. » (Kant, tel que déjà
cité)
“ – Do you see yonder cloud that’s almost in shape of a camel?
– By th' mass, and ’tis like a camel indeed.
– Methinks it is like a weasel.
– It is backed like a weasel.
– Or like a whale.
– Very like a whale.
– […] (aside) They fool me to the top of my bent.
[and]
[...] The rest is silence. O, O, O, O.
[otherwise]
[...] What do you read, my lord?
– Words, words, words96 ”.
1988, Philadelphia Art Museum, 1996, Centre Pompidou. C’est une minuscule ampoule d’apothicaire suspendue par un fil ill.29 ; celle de Philadelphie (originelle) comporte l’étiquette originale portant l’inscription : “Sérum Physiologique”, bien plus intrigante que le titrage, signé, daté de celle de Paris (réplique) – qui de par sa transparence (écart du temps) est plus “charmante” que la première – que je n’ai jamais eu l’occasion de revoir. La réplique appelle alors le souvenir de l’originelle.
Au mur de Philadelphie, comme déconnecté de l’objet suspendu au plafond, le carton signalétique indiquant auteur, titre (Air de Paris), date, et toute indication muséographique “utile” – dont le fait qu’elle fut envoyée de Paris à New York, destinataire Walter Arensberg, ami, mécène et collectionneur de Duchamp97. Il est de fait évident, que “vide” comme elle est, l’ampoule contienne, ici maintenant à Philadelphie, de l’air de Paris. Le titre est de fait tautologique à l’objet, et ne m’apprend rien d’autre que (sinon ce qu’il est) ce qu’il contient – soit l’équivalent exact du titre d’un tableau d’histoire, par exemple, qui est le “sujet” contenu par l’œuvre, tel Le Triomphe
de Flore ou Le Radeau de la Méduse (titre nommant par ailleurs le contenu du tableau, non ce qu’il est – un tableau).
Elle est là, “sans titre”, suspendue à son fil, exposée à son fil, élégante malgré son aspect taché de vieille poussière incrustée à son verre – qui lui ajoute un charme d’objet d’antiquaire ou de livre de bibliothèque. Son crochet en col de cygne (de signe ?) participe de cette élégance, autant que son bulbe au plein renflement (enceinte ?) et sa pointe en chute, qui s’étire comme une goutte près à tomber, annonçant (annoncer ?) déjà une seconde, une troisième, une autre et autre goutte – 3 ou 4 gouttes de hauteur n’ont rien à voir avec la sauvagerie (peigne – peigner, peindre). De l’eau, alors qu’elle est emplie d’air, de gaz – eau et gaz à tous les étages ; 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage (peindre à l’eau, à l’huile, avec de l’essence, gaz, bande de gaze, eau de voilette). Que le gaz se transforme en eau (condensation ?) – la mariée, pendu femelle, guêpe. Que l’eau se gâte en gaz (explosion ? – exposition-explosion) – grande éclaboussure, fissures, verre brisé.
Goutte de verre qui s’égoutte, suinte – LHOOQ, cul en pointe – Tu m’, cul de bouteille – porte bouteille, porte manteau, porte, fermée, ouverte, porte fenêtre, fenêtre - fresh widow, bagarre d’Austerlitz, porte portée, suspendue…
Goutte de verre qui est goutte d’eau en l’air – la chute d’eau, qui est goutte d’air, brille dans la lumière, éclat, ampoule, brille dans l’air – le gaz d’éclairage, écouter – voir (égoutter voir, égout, dégoût, des goûts et des couleurs… c’est transparent, sans goût, insipide), “on peut voir celui qui regarde, mais on ne peut pas entendre celui qui écoute”… qui s’égoutte, qui arrose, rose, roue, Rrose Sélavy, muette, R.Mutt…
Goutte de verre, goutte d’air, goutte d’eau : goutte (forme) de verre (matière) qui contient (contenant) de l’air (contenu) qui me fait dire (signifiant) que c’est une goutte d’eau (signifié) ; ampoule de verre sur laquelle est collée une étiquette (équitette, lait qui tête – voie lactée (voile actée), inscription du haut ; étiquette (forme) de papier (matière) sur laquelle (contenant) sont écrits (contenu) les mots (signifiant) ; sérum physiologique (signifié) – ce qui n’est pas (n’est plus) ce que l’ampoule contient (rupture du rapport signifiant – signifié), rupture du signe, du cygne, du col du cygne, de ce bec Auer –
à eau air ; signe non pas insignifiant mais insignifié – qui a perdu son sens (l’à l’endroit – à l’envers, en haut – en bas, suspendu – déchu qui marquent tant de ready-made ou leur rapport “couplé”), insensé et pourtant non, in–sensé…
In–sensé et in–sensible
insapide – élevage
de poussière
intact – prière
de toucher
inouï – à bruit
secret
inexhalé – cigarette
invu – à
regarder d’un œil
etc.
incommensurable – stoppage
étalon
innommable – tu
m’
ineffable – air
de Paris
… et s’il y a rupture du fil, l’ampoule choit, verre broyé – broyeuse de chocolat, au sol, brun chocolaté, verre brun, vert-brun (sa palette cubiste), brun-rouge, roue ; vert pilé (épilé – poils, LHOOQ rasée, peigne, peindre), plié – pliant de voyage (sous-bois d’Etant donnés), pliant – ready made malheureux, déplié – replié, stoppage étalon…
… Bec Auer (suspension), dessin réalisé à l’école Bossuet. Bec à gaz Auer ; gaz, eau, air, suspendu en bec, dessin “pré-natal” de 1902 que l’on retrouve dans l’installation “posthume” d’Etant donnés, 1968. Bec : partie d'une lampe à gaz où a lieu la combustion ; partie d’un récipient permettant l’écoulement de quelque liquide (eau) ; combustion : gaz et air, écoulement : eau et air, suspension : air attaché. Attaché, écoulement, combustion. Tube de verre enfilé dans un abat-jour base carrée, pyramidal ouvert en son sommet d’un trou circulaire ; la suspension est fil d’acier qui accroche tube à l’abat-jour (tissu semblant pliable, robe, pliant – plié : un carré et un trou, traversé par le verre lumineux ; regard trans–perçant), de là à un crochet plafonnier, et redescend sur l’abat-jour, en silhouette d’ampoule…
… stop…
in–sensé sans cesse, chaque fois d’un ready-made renvoyé à un autre ready-made, en « renvoi miroirique98 »… que reflètent deux miroirs placés face à face, que réfléchissent-ils, que pensent-ils si personne n’est entre deux pour y regarder ? – et ne fera que s’y voir.
« […] Supposez d’ar’ euh que un artiste, le plus grand artiste du monde soit dans un désert ou dans une terre sans habitant, il n’y aurait pas d’art… parce qu’il n’y a personne pour les regarder. Un une œuvre d’art doit être regardée pour être reconnue comme telle. Donc le regardeur, le spectateur, est aussi important que l’artiste dans le phénomène art.99 »
Et telle la réflexion de reflets réfléchis d’un renvoi miroirique, la pensée interprétative appelle un objet de Duchamp sur un autre, en une sorte de rapport tautologique qui dans la ressemblance fait semblant de rien, mais en fait, assemble du fort dissemblable au reflet :
Tel signe, enceinte, annonce par condensation ; comme
ce qui « file en tangente100 » :
… Un peigne de 3 ou 4
gouttes de hauteur [qui] n’ont rien à
voir avec la sauvagerie énonce la question de la peinture, de l’auteur, de
l’expression de l’artiste (le fauvisme).
… Un flacon de parfum eau
de voilette – Paris, la mode, le fashionable,
la question du style, l’air du temps, le commerce – « Et que si un
Monsieur vend pour dix francs plus cher que l’autre ; il est meilleur… au
sens a art du mot ! C’est donc
un… barème assez curieux pour pour
moi en tout cas.101 »
… LHOOQ – La Joconde, Leonardo da Vinci, la question du génie, la perspective, la technique, l’anatomie, la dissection ; les poils – le pinceau, les outils du peintre, ses pulsions, son rapport viril au modèle, toujours féminin, Picasso, mais aussi la question
“féministe” du
féminin en art ; la reproduction muséale, le rôle du musée, la question de
l’œuvre “la plus célèbre”, le pourquoi elle l’est, son vol, etc.
… Fresh widow,
fenêtre maintenant bouchée – la perspective albertienne, “fenêtre
ouverte”, autant que le Quadrangle noir<
… Les Stoppage étalon,
la mesure, la norme mesurante, le concept de mesure.<
…
Et c’est à nouveau sans fin, in–fin, d’un renvoi dont la fin serait (peut-être) un a–discours sur l’art... mais qui jamais ne se pose comme question, n’attend pas de réponse, qui jamais ne déplace ou n’en redéfinit le concept.
Parce que :
Où est l’art dans Air de Paris, sinon là où il a été toujours, toujours sera et est toujours : en un “lieu” irréductible, »Dies zeigt sich, es ist ein Mystiche. Vowon man nicht sprechen kann, darüber muss man Schweigen.« Il est dans ce “lieu” qui est par le fait que « quelque chose arrive quand même, ait “lieu”, qui annonce que tout n’est pas fini. Un simple voici, l’occurrence la plus minime est ce “lieu” ». “Lieu” qui est « cette région que nous essayons d’approcher, ici s’est effondrée dans le nulle part, mais nulle part est cependant ici », dans « un néant plus essentiel que le Néant même, le vide de l’entre-deux, une intervalle qui toujours se creuse et en se creusant se gonfle, le rien. »
Dans le vide de l’entre-deux…
… « inframince »…
Air de Paris,
envoyé de Paris à New York, prononcé par l’expéditeur “air de Paris”, par le destinataire “aerrr.. tzeae parisse” et là où le premier parle d’“art”, le second speaks about “aoert”…
aerrr.. t – aoert.
Air de Paris,
envoyé de Paris à New York, devient à New York Art de Paris (ce qui pour Arensberg, en 1919, était évidemment the most fashionable) ; l’art de
Paris est dans l’air…
Que l’ampoule ait ensuite été brisée et restaurée à Philadelphie fait qu’elle contient dès lors l’air de Philadelphie, ironie qui sans doute fait rire Duchamp ; qu’importe en effet le lieu de l’air (de l’art) et un déplacement dans l’espace – la différence est que si maintenant l’ampoule contient l’air de Philadelphie, c’est l’air d’un moment donné – et non plus d’un lieu donné – d’un moment (celui de sa restauration) écarté de celui qui maintenant maintient l’ampoule en ma présence.
L’art (de Paris) est dans l’air ?
L’art est (dans) l’air
L’art est l’air… – la–la–lère !
Proust écrivait :
« […] peindre qu’on ne voit pas, que la défaillance de l’œil qui ne peut
pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la
rivière […] »
Et Diderot : « On
n’entend rien à cette magie […] »
L’air est transparent, invisible, ou plutôt invu, il est aussi (pour notre cerveau accoutumé qui en annule la sensation) a priori insapide, inexhalé, par temps clame inouï (on entend le vent, pas l’air, le chant, mais c’est un autre “air”, ou un courant d’air – pourquoi ne pas éternuer), et tenter donc de le toucher (hors le vent), intact. De même l’art.
Comment puis-je ressentir, percevoir, connaître, concevoir cet air, enfermé dans cette ampoule ? comment puis-je être certain que c’est bien de l’air qu’elle contient ? comment en vérifier, en valider le contenu ?
Cet air est dans son abri secret, à bris secret, à bruit secret.
Il n’y a qu’un moyen… (ou deux)…
Cet art est dans son abri secret, à bris secret, à bruit secret.
Il n’y a qu’un moyen… (ou deux)…
Violer l’abri, briser l’ampoule, fracas, bruit.
L’air évidemment en sort, mais vite – vite, « […]
donc j’ai mis le mot “nu vite” qui n’était plus sérieux du tout […]102 »…
Instant…
Trop tard.
Il s’est dispersé, ici à New York (ou Philadelphie) dans
l’air américain.
Percé, il a disparu, et à supposer qu’il ait eu une odeur
différente de celui-ci, cet air personne n’a eu le temps de le sentir, de
l’aspirer.
Violer l’abri, briser l’ampoule, fracas, bruit.
L’art évidemment en sort, mais vite – vite…
Instant…
Trop tard – « employer retard au lieu de tableau
ou peinture ».
Il s’est dispersé.
Percé, il a disparu, et à supposer qu’il ait eu lieu, cet
art personne n’a eu le temps de le sentir, de le com–prendre.
Ne restent que les bris de verre, attention trébuchet, en prévision du bras cassé.
Soyons plus fin…
Imaginons percer l’ampoule d’un trou d’aiguille, et muni
d’une paille…
Respirer cet air, saisir cet art.
Mais rien à faire, c’est trop fin, on ne sent rien, ne
saisit rien.
Plus fin encore…
Par “inframince” :
Air de Paris, cette ampoule de verre, éclatante, suspendue, en une aura telle qu’elle ne se dit que par paraphrase déphrasée – déphasée. Tentons encore, sous forme d’exercice de déphasement paraphrasique :
« Ce qu’on voyait, d’un naturel si familier, sans même une expression un peu inquiétante, était, par le fait que ce n’était manifestement pas cela qu’il fallait voir,
une énigme épuisante et ignoble qui finissait non seulement par aveugler l’œil, mais par lui faire éprouver à l’égard de cette image [l’objet suspendu ne se donnant à connaître que par le regard, il est bien image] une sensation qu’on ne pouvait comparer qu’à celle de rendre [et de se rendre] […]103 »
Une banale ampoule d’apothicaire, peu inquiétante de par sa suspension à un fil, dont je sais que ce n’est pas ceci qu’il me faut voir – énigme brillante et poussiéreuse à la mention “sérum physiologique”, pharmaceutique médicament–poison.
… Et au bout de quelques instants c’est une véritable nausée, expulsion de détritus de toutes sortes, que le regard se forçait d’une manière incoercible en essayant de saisir dans cet objet autre chose que ce qu’il pouvait y voir…
A la fois le dégoût visuel et la surabondance mentale d’interprétation ou du moins de rapprochement à d’autres objets.
… A la vérité, si ce qu’il y avait d’entièrement changé dans un corps absolument identique, l’impression de dégoût imposée à tous les sens obligés de se considérer comme insensibles, aveugles ou sourds en face de la réalité que pourtant ils voyaient et entendaient, si le caractère inaccessible de la nouvelle [identité] qui avait dévoré l’ancienne en la laissant telle qu’elle était, si ce mystère enfoui dans l’absence même de mystère n’avait expliqué le silence qui s’écoulait de la dormeuse [suspendue], on aurait tenter de chercher dans un tel calme des éléments de révélation sur le drame d’illusions et de mensonges qui ourdissaient autour d’[elle]…
Et chaque interprétation ou rapport change le contenu de l’ampoule inchangée, insapide, intacte, inouïe, inexhalée, invue ; contenu (signification) qui toujours dévore l’interprétation précédente et laisse l’ampoule telle qu’elle est, un banal objet sans mystère – enfouissant en son absence de mystère ce mystère qu’elle tait. Chaque regardeur étant pris dans le drame d’une illusoire compréhension véridique qui ne se révèle que faussée.
… Il y avait en effet dans son mutisme quelque chose de terriblement suspect. Qu’elle ne parlât pas, qu’elle gardât dans son immobilité la discrétion de [quelque chose] qui même dans l’intimité de ses rêves garde le silence, c’était en somme naturel et ce n’était pas par ce sommeil ajouté au sommeil qu’elle se trahissait…
Mutisme des ready-made, dont les titres ne sont que « des effets qui partent en tangente. »
… Pourtant à la réflexion, comme on ne pouvait d’aucune façon imaginer la voix dont elle aurait pu du fond de son abîme se servir pour parler, on était surpris qu’elle ne recourût pas, pour exprimer l’inexprimable, à la parole banale, sans arrière-pensée, sans allusion, qui convenait à l’apparence qu’elle offrait…
Le ready-made refuse de dire ce qu’il est, même en tant que banal objet (cette ampoule d’apothicaire n’en est plus une, une fois vidée et emplie d’air de Paris, elle ne peut donc banalement dire qu’elle est une ampoule d’apothicaire).
… Il y avait donc quelque chose qui tout en la condamnant au silence dépassait le silence, qui dans la possibilité où elle était de parler [de par son titre, par exemple] supprimait les paroles. Son silence n’avait même pas droit au nom de silence. C’était un état absolu qui exprimait aussi bien la complète irréalité [de l’ampoule] que la présence indiscutable et indémontrable de cette [ampoule] irréelle. C’était aussi non pas la manière de se manifester d’un être qui se tenait inébranlablement en deçà de toute forme de manifestation, mais cet être, dans le vide démesuré qu’il occupait, dans sa présence paradoxale ; dans sa prétention à entrer dans le monde habituel et de s’y faire remarquer, lui qui était nécessairement hors de ce monde…
Le ready-made se manifeste sans “aura”, sans le caractère exceptionnel des images de révélation, sans le sublime grandiose des romantiques ; banal il occupe un espace trop grand pour sa très simple et minime mesure, prétendant entrer dans le monde de l’art et s’y faire remarquer, lui qui est un objet nécessairement hors de ce monde.
… Il émanait [de l’ampoule] par
ce silence une sorte de terrible humour [tel que Duchamp l’a toujours
revendiqué] dont on prenait malaisément conscience [qualité de cet humour selon
Duchamp]. Elle tournait en dérision, comme s’il y avait eu autour d’elle une
foule de spectateurs intrigués et émus, la possibilité qu’on la vît, et une
impression pénible de ridicule ce dégageait de cette cloison [celle, en verre,
de l’ampoule] contre laquelle elle s’était étendue [elle est donc non
l’ampoule, mais dans l’ampoule] dans un dessein qu’on pouvait, ô sottise,
prendre pour le sommeil, dans cette chambre où elle était enfermée, enveloppée
de son manteau de [verre] et où le jour commençait à pénétrer avec l’intention
dérisoire de mettre fin à la nuit en donnant ce mot d’ordre : “La vie
continue”. […]
[…]
Qu’un autre que [l’art] pût
apparaître dans ce jardin mental, c’était presque incroyable. Pourtant il s’y
trouvait une légère créature qui, vue du dehors, ressemblait à un
[micro-artifice] et qui vivait, sans que l’impression de vie qu’elle donnait
réussît à faire croire à son existence. Tout ce qu’on pouvait dire de ce petit
être, c’est qu’il était criant de vie. Une autre impression accompagnait aussi
son image. Tout en paraissant tirer sa réalité d’une substance qu’on pouvait
comparer au cristal, il devenait très difficile, dès qu’on le fixait, de
retrouver par quels traits il se distinguait [de l’art] ordinaire. Tout en lui
était singulier, mais cette singularité lui donnait assez d’autorité pour
imposer comme quelque chose de banal ses formes bizarres…
De l’impression d’art singulier parce que banal donné par les ready-made.
… De temps en temps, son visage de verre s’éclairait de magnifiques regards, d’un éclat et d’une puissance tels que dans l’atmosphère épuisée [du monde de l’art] où ils brillaient ils semblaient luire comme un rayon de soleil dans l’intimité d’un esprit. Qu’il n’eût alors qu’un corps embryonnaire, dissimulé vaguement dans le cristal, personne ne pouvait y attacher d’importance, ni garder la force de s’en apercevoir. D’une certaine manière, ce petit être était un adolescent en vie dans un milieu qui excluait la vie…
Duchamp dit104 : « J’ai simplement été arrêté par le fait que : mon époque, en tout cas, ne répondait plus à mes désirs euh personnels, dans ce sens là… […] [L’art] existe toujours, existera toujours, mais il peut être… oblitéré par une époque ; dans une époque, comme la nôtre par exemple, qui depuis cent ans, à mon avis, n’a rien produit, au grand sens du mot. Surtout à cause de l’immixtion du commercialisme dans l’ la question. »
… Il était comme un minuscule [être] dont l’existence terriblement précaire et pourtant incapable de trouver un sens dans la mort, lisse et glaciale, cherchait à apparaître aux vivants comme la vie même. Quand il se montra, à demi caché derrière [l’opacité] que sa petite lumière changeait en [formes colorées] et plein de sève, il surgit en écartant un épais rideau composé de toutes les causes qui supprimaient les sensations dans un tel lieu…
Le formalisme, le conceptualisme, la technicité, l’application littérale de normes ou dogmes, et – moins grave – simplement l’attendu, l’attrait, le souhait de plaisir ou de plaire, de compréhension ou d’être compris ; ainsi, généralement, l’art “contemporain” “s’explique”.
… Malgré ce geste, nulle image n’apparu en dehors de sa flamme et des formes abstraites qu’on devinait déjà […]. Il resta immobile quelques instants, comme s’il eût attendu que par la trouée qu’il venait de percer se manifestât dans sa vraie réalité l’apparition qu’il était. De quelle manière il se laissait peu à peu capter par les sens qui dans ce même endroit du monde étaient forcés à une sévère mortification, c’était difficile à saisir…
Ainsi du monde de l’art, de ses musées, galeries, lieux de vente ou d’étude :
« Je le considérai que tout le passé de la tradition sauf Rabe-lais ! et Ja-rry ! était fait de gens sérieux… qui considéraient que l’ la vie était une chose sérieuse, qu’il fallait produire des choses sérieuses pour que la postérité sérieuse comprenne ce que tous t’ ces gens sérieux de cette époque avaient fait. Et ça j’ai voulu m’en débarrasser aussi105. »
… Pendant des périodes de temps qu’on ne pouvait évaluer avec exactitude, il demeurait atrophié et fade. On ne le voyait pas, on ne le sentait pas…
Ces périodes sont les explications portées au ready-made par le discours critique et analytique des “historiens de l’art”, et celles – plus graves - de l’appropriation de ces ready-made par l’art “conceptuel”, “situationniste”, “fluxus”, “minimal”, voire “pop” ; tous leurs néo- ou post- jusqu’à la prétention d’un art “politique”, “sociologique” et – pire encore – d’une “esthétique relationnelle”.
… Cependant il était là, et lorsque soudain il se mettait à crier avec force une parole qui bouleversait l’ordre des conversations habituelles, il resplendissait d’un éclat sensible qu’on avait peine à soutenir. On pouvait garder des doutes sur les moyens qu’il employait pour se faire connaître. La lumière qui brillait comme un feu intellectuel de l’intérieur du cristal était, à bien y réfléchir, aussi éloignée d’une vraie lumière que le mot feu ne l’est du feu [et que le mot art ne l’est de l’art] ; et en même temps il versait par ce foyer non seulement toute la clarté et toute la puissante chaleur qu’une flamme réelle aurait pu répandre, mais aussi une extraordinaire impression de rayonnement et de vie [artistique]. Sous l’enveloppe [de verre] où il brillait et où il ressemblait à quelque chose de sombre et d’indéterminable, aussi différent que possible de la lumière qui l’emprisonnait, il donnait tout d’un coup l’image d’un être [d’air] brûlant de passion et mêlé à une tragédie réelle…
Celle de son apparition sublime.
… On aurait dit qu’il prenait part à l’existence générale. Il faisait alors entendre une voix qui forçait les passants à se retourner et à le voir sous la forme d’un adolescent blond aux yeux bleu, alors qu’au bout [de l’horizon – autre appel, Tadzio106] il se contentait de hisser comme un falot incandescent la petite lueur avec laquelle il cherchait à s’échapper. La question qui se posait était de savoir s’il pourrait jamais franchir, sous l’apparence [de micro-artifice], les limites du champ d’où, chaque fois qu’il s’enfuyait, c’était comme un personnage de fiction,
trouvant dans le monde la vie incomplète d’une sorte de héros de roman [soit l’œuvre d’art consacrée par la génialité projetée par le monde]. »
Dans cette optique, sous cet entendement – qui ne
sauraient être que an–optique et in–entendement :
l’art est transparent, mais il n’y a que l’opacité qui
puisse en rendre compte ;
l’art est contenu, mais ne peut être compris qu’à partir
d’un contenant ;
L’art est transparent, mais il n’y a que l’opacité qui
puisse en rendre compte :
« Si “blanc” est un concept
qui se rapporte uniquement à une surface visuelle, pourquoi donc n’y a-t-il pas
un concept de couleur apparenté à “blanc” qui se rapporte à quelque chose de
transparent.107 »
L’art est contenu, mais ne peut être compris qu’à partir
d’un contenant :
« Au cinéma, il est souvent
possible de voir les événements du film comme s’ils se situaient derrière
l’écran et que celui-ci fut transparent comme un panneau de verre […]. Or nous
ne sommes pas tentés cependant de nommer ce panneau de verre blanc transparent.108 »
L’art est contenu transparent, mais il n’est saisi que par
l’opacité de son contenant :
« On ne peut pas dire non
plus que le blanc soit essentiellement la propriété d’une surface. Car on
pourrait imaginer que le blanc se produisît simplement comme un éclat, ou comme
la couleur d’une flamme.109 »
« Pour le dictionnaire,
chercher des équivalents de couleurs
lesquelles ne se voient pas.110 »
Ce pourquoi La Mariée mise à nu par ses célibataires, même nommée également Le Grand verre, est un entre-verre – qui échappe à la visibilité et à la compréhension, déçoit sens et entendement.
Faire de l’art, c’est alors manier cette opacité, c’est
manipuler ce contenant ;
dans l’espérance, toujours déçue et déchue, de révéler la
transparence,
le contenu111.
Ce pourquoi Etant
donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage nommé également Etant donnés, ne donne rien – qui
saisi par la visibilité et la compréhension, déçoit sens et entendement.
Regarder l’art, c’est alors se confronter à cette opacité,
c’est se heurter à ce contenant ;
dans l’espérance, toujours déçue et déchue, que soit révélé
la transparence,
le contenu.
« Elle avait, au moment où tout se détruisait, créé le plus difficile et non pas tiré quelque chose de rien, acte sans portée, mais donné à rien, sous sa forme de rien, la forme de quelque chose. L’acte de ne pas voir avait maintenant son œil intégral, et non pas l’œil endommagé, œil d’occasion, de l’aveugle […]
[…] Et ainsi pour tous mes organes qui me devinrent véritables qu’en réussissant à être à la fois absence d’organe et organe de l’absence.112 »
Comme si, une fois là, devant moi à Philadelphie, achevées depuis longtemps, la fenêtre du Grand verre comme la porte d’Etant donnés restaient inachevées ; “objectalement” finies mais sous les sens et l’entendement (subjectalement) in–finies. Et cet in–achèvement s’éclaire de cette dé–claration :
« L’œuvre d’art […] n’est ni achevée ni inachevée : elle est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela : qu’elle est – et rien de plus. En dehors de cela, elle n’est rien. Qui veut lui faire exprimer d’avantage, ne trouve rien, trouve qu’elle n’exprime rien.113 »
ὁ ὢν, rien d’autre ; mais alors, toutes ces interprétations, interpénétrations qu’elle appelle ?
« [L’artiste fait l’objet, mais l’objet] n’est pas encore l’œuvre, l’œuvre n’est œuvre que lorsque se prononce par elle, dans la violence d’un commencement qui lui est propre, le mot être, événement qui s’accompli quand l’œuvre est l’intimité de quelqu’un qui la [fait] et de quelqu’un qui la [regarde].114 »
Ainsi Duchamp : « ce sont les regardeurs qui font les tableaux », et à l’autre pôle l’artiste qui “fait”, mais
« […] pourquoi faire ?... Je, qu’est-ce que c’est que faire ? faire quelque chose, c’est choisir un tube de bleu, un tube de rouge, en mettre un peu sur sa palette, et toujours choisir : la quantité de bleu, la quantité de rouge, et toujours choisir, la place sur laquelle on va le mettre sur la toile, c’est toujours choisir ! Alors pour choisir, on peut se servir de tubes de couleur, on peut se servir de t’ de pinceaux ! mais on peut aussi choisir de se servir d’une chose toute faite qui est déjà, qui a été faite ou mécaniquement ou par m’ la main d’un autre homme, même si vous voulez, et se l’approprier, puisque c’est vous qui l’avez choisi. Le choix est la chose principale… dans la peinture même normale ! »
[…]
- Parce que ce que l’on ne peut pas éviter, ce qui était peut-être votre but d’ailleurs, c’est que : dès que j’ai décidé qu’il y a ready-made, l’important est ma décision, beaucoup plus que l’objet ?
Exactement, et des c’est la grande difficulté parce que tout le monde peut décider, puisque tout le monde décide à chaque instant de sa vie [rire étouffé] et se choisit à chaque instant de sa vie, et ce choix justement est assez délicat pour […]. Et pour éviter justement de choisir ce qui rappelle… un passé ou même un avenir esthétique. C’était là le point important, parce que c’est facile de choisir une chose qui vous plait ; ce plait est basé sur vos vos traditions, votre es’ esprit de goût et de choses comme ça, alors, il fallait… choisir… quelque chose sans goût, vous comprenez, insipide… c’est difficile, évidemment je trouve que… même si on peut trouver qu’un porte bouteille est joli à regarder, c’est d’abord
insipide… nettement. Ça n’a pas de goût, net, donc ça remplissait bien ce que je voulais ; je voulais que mon choix ne porte pas, ne soit pas influencé en tout cas, par tout ce que je voulais démolir, avant n’est-ce pas. C’était ça l’di, la difficulté du problème. […]
[…] Ça prend la forme humor-ist-ique ou euh qui qui est nécessaire à la base du ready-made aussi, il ne faut pas en faire une chose sérieuse ; il faut que ce soit, justement que la gaîté du choix intervienne.115 »
Il y a cette gaîté du choix, d’un choix très difficile, exigeant, qui ne dépende pas d’un donné extérieur – ce qui plait, le goût, etc., qui ne sont qu’acquis de la tradition esthétique, historique ou autre. C’est un choix qui se donne intérieurement, dans le plus intime de soi, découvert avec humour (sans doute réflexe de conservation de sa propre distance à l’intime, au moment même où il est “mis à nu”, pour se préserver) et gaîté (du fait de l’avoir découvert).
De fait, toutes ces interprétations, interpénétrations qu’elle appelle ne sont rien, mais ne sont pas pour rien : elles sont l’intimité qui s’accompli en événement (la profonde prise en compte que c’est) qui, dans la violence d’un commencement, prononce l’objet comme art. Ce pourquoi il, pour ouvrir la parenthèse – la thèse parente, il ne suffit pas de “prendre un objet et de le placer dans un contexte d’art pour qu’il soit de l’art” (Kosuth116), ou de déplacer un objet accepté par le contexte de l’art117 hors de ce contexte pour qu’il ne soit plus art, ni d’accepter que “tout ce qui est dans un contexte d’art soit art”, ni de dire tel Donald Judd “If an artist says it's art it's art – If someone calls it art it's art118” ; il ne suffit pas de le faire ou de le dire, parce qu’aucune de ces propositions n’appelle la condition nécessaire de l’intimité – la profonde prise en compte que c’est – soit de l’extrême sincérité requise et au pôle de l’artiste et au pôle du regardeur. Que cette sincérité soit gâtée par l’opportunisme dont chacun doit faire preuve pour exister dans le monde, est une autre question, non moindre).
Cette sincérité est, au pôle de l’artiste où se tient choix, faire ou maîtrise, telle que :
« […| cette maîtrise réussit seulement à mettre [l’artiste], à le maintenir en contact avec la passivité foncière où [l’objet], n’étant plus que son apparence et l’ombre d’un [objet], ne peut jamais être maîtrisé ni même saisi, reste l’insaisissable, le moment indécis de la fascination.119 »
Et là se recèle une exigence qui empêche daß “alle Menschen Künstler sind” (Beuys) ou que, slogan trop banal pour ne pas être le reflet du consumérisme techniquement injecté à une humanité numérisée, “art is life” (Warhol).
« Cela vous indique de façon
certaine que nous devons nous livrer aux épreuves les plus extrêmes, mais
aussi, semble-t-il, n’en souffler mot, avant de nous enfoncer dans notre œuvre
[ou au plus simple de choisir, ne fusse qu’un objet], ne pas les amoindrir en
les communiquant, car l’unique, ce que nul autre ne comprendrait et n’aurait le
droit de comprendre, cette sorte d’égarement qui nous est propre [et permet le
maintient en contact avec la passivité foncière qui ne peut jamais maîtriser ni
même saisir, devant le moment indécis de la fascination], doit s’insérer dans
notre travail […], dessin original, que seule, la transparence de l’art rend
visible […]120 »
« Il y a cent ans, […] la production d’art était une… forme ésotérique d’activité. C’j’es gens-là, ces quelques gens, parlaient un langage à eux que le grand public ne comprenait pas, que le grand public acceptait comme un… langage religieux, si vous voulez ou comme un langage… de de loi, par exemple, où les mots n’ont de sens que pour les initiés. […] L’ésotérisme [soupir de rire] est quand même une chose qu’il est t très difficile à à formuler… Dans quelque chose d’ésotérique, il y a une forme de mystère, p qui n’a pas de mots comme équivalents. Vous ne pouvez pas formuler ces… ces ces choses, vous a vous avez des pratiques ésotériques, mais c’est une sorte d’occultation. Et cette occultation est complètement perdue aujourd’hui par le fait, qu’un tableau vaut, et par sa dimension et par son prix […]121 »
Cette exigence de sincérité, toute aussi profonde et extrême, est attendue au pôle du regardeur où se tient le voir, l’interprétation ou le faire tel que :
« […] [s’] éclaire le sens singulier du verbe “faire” dans l’expression : “[le regardeur] fait que l’œuvre devient œuvre”. Le mot faire n’indique pas ici une activité productrice : [le regardeur] ne fait rien, n’ajoute rien ; [il] laisse être ce qui est ; [de par son attitude] est liberté, non pas liberté qui donne l’être ou le saisit, mais liberté qui accueille, consent, dit oui, ne peut que dire oui [oui inconditionnel, qui ne s’oppose pas au refus, au non] et, dans l’espace ouvert par ce oui, laisse s’affirmer la décision bouleversante de l’œuvre, l’affirmation qu’elle est – et rien de plus.122 »
Duchamp (Entretiens,
op. cit.) :« Pour moi
il y a autre chose que oui, non et indifférent – c’est par exemple l’absence d’investigations de ce
genre. » ; « […]
Pour ainsi dire, c’est sacré parce que choisi […]. »
De ce fait, les ready-made n’appartiennent pas à
tout le monde123 : tout le monde n’est pas
le regardeur digne de « ce sacré parce que choisi », de ce respect à porter devant ce
choix ; ni tout le monde, ni toujours, ni tout le temps – c’est une
occasion très particulière, reflet du moment du choix de l’artiste, qui
parfois, l’espace d’un instant, arrive à quelqu’un.
Mais, avant d’aller plus avant, s’assurer qu’entre Blanchot et le ready-made quelque collusion existe. Reprenant la réflexion de Mallarmé – sans doute dans Crise de Vers, Quant au livre et Le Mystère dans les lettres124– il écrit :
« “Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel sache, entre les accessoires humains, il a lieu seul : fait, étant” [Mallarmé]. Et son défi au hasard est cette transposition de ce “a lieu tout seul”, une recherche symbolique pour rendre manifeste “la disparition locutoire du poète”, une expérience enfin, pour saisir comme à la source, non pas ce qui rend l’œuvre réelle, mais ce qui est en elle la réalité “impersonnifiée”, ce qui la fait être au delà ou en deçà de toute réalité.125 »
Impersonnifié (non-fait par l’artiste), accessoire (banal),
défi au hasard (choix), a lieu tout seul (ready-made), disparition locutoire
(se tait, mut(t)isme, silence), expérience pour saisir à la source (test), être
au-delà ou en deçà du réel (interprétation).
Mais mieux suit :
« Mais : un objet, fabriqué par un artisan ou par le travail machinal, renvoi-t-il d’avantage à son fabriquant ? Il est, lui aussi, impersonnel, anonyme [ou signé d’une “marque” – Moulinex ou R. Mutt qui ne recouvrent personne]. Il ne porte pas de nom d’auteur.
Oui, c’est vrai, il ne renvoie pas à quelqu’un qui l’aurait fait, mais il ne renvoie pas non plus à lui-même. Comme on l’a bien souvent observé, il disparaît tout entier dans son usage, il renvoie à ce qu’il fait, à sa valeur utile [ajoutons : valeur de signe, de communication ; ou pire, en certain cas – dont “l’art” qui de fait n’est plus – à sa valeur d’échange]. L’objet n’annonce jamais qu’il est, mais ce à quoi il sert. Il n’apparaît pas. Pour qu’il apparaisse, cela n’a pas été dit moins souvent, il faut qu’une rupture dans le circuit de l’usage, une brèche, une anomalie [un renversement] le fasse sortir du monde, sortir de ses gonds [tels portes et fenêtres dé–posées], et il semble alors que, n’étant plus, il devienne son apparence, son image, ce qu’il était avant d’être chose utile ou valeur signifiante. De là aussi qu’il devienne pour Jean-Paul Richter et pour André Breton une véritable œuvre d’art.126 »
Et si Blanchot méconnaît Marcel Duchamp, c’est pour connaître la plus simple et effective “définition” du ready-made ! A noter que là où le couple “objet d’art” pose tant de question, s’il parvient à mieux percer ce qu’il en est du phénomène artistique, c’est parce que, contrairement à Kosuth, Blanchot ne part pas de l’art (pour produire une tautologie aporistique), mais bien de ce que l’art conceptuel refuse : de l’objet ; et de là trouve ce qui, de l’art, échappe au concept (ce parce que l’analyse de quoique ce soit ne peut se poser sur ce qui est à analyser, ne pouvant reposer que sur son externe, son entour, son autre).
Finalement, c’est l’objet qui importe, et qu’importe l’objet, choisi, fait ou maîtrisé ; cet objet devenu image, perçu, interprété ou fait, sinon que, simple et banal ready-made, accessoire anonyme, il est ustensile qui…
« […] ne disparaissant plus dans son usage, apparaît. Cette apparence de l’objet est celle de la ressemblance et du reflet : si l’on veut, son double. La catégorie de l’art est liée à cette possibilité pour les objets d’“apparaître”, c’est-à-dire de s’abandonner à la pure et simple ressemblance derrière laquelle il n’y a rien – que l’être. N’apparaît que ce qui est livré à l’image, et tout ce qui apparaît est, en ce sens, imaginaire.127 »
Ainsi l’œuvre d’art, si sublime elle est, et le ready-made tel qu’il se vérifie, échappe et à la réduction phénoménologique – “en revenir aux choses même” – et à la réduction conceptuelle – “art is the definition of art”. Elle est le monde, où “la vida es sueño”, “a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing”128
Ne signifiant rien.
« Que l’œuvre soit, marque l’éclat, la fulguration
d’un événement unique, dont la compréhension peut ensuite s’emparer, auquel
elle se rend redevable comme à son commencement, mais qu’elle ne comprend […]
que comme lui échappant : non compréhensible, parce qu’il se produit dans
cette région […] que nous ne pouvons désigner que sous le voile du “non”.
Région dont la recherche demeure notre question. […]
[…]
Pour l’instant, reconnaissons seulement que l’éclat [par exemple, d’air de Paris], la décision fulgurante [son choix par Duchamp et mon choix d’y “voir” l’art de Paris], cette présence, ce “moment de foudre”, selon le mot de Mallarmé et de tous ceux qui lui ressemblent, depuis Héraclite, ont toujours redécouvert pour exprimer cet événement qu’est l’œuvre, reconnaissons qu’une telle affirmation foudroyante ne relève ni de l’assurance des vérités stables [définition, ou mieux,
concept], ni de la clarté du jour conquis [logique explicative, ou mieux, démonstrative] où vivre et être s’accomplissent dans la familiarité des actions limitées. L’œuvre n’apporte ni certitude ni clarté. Ni certitude pour nous ni clarté sur elle. […] De même que toute œuvre nous enlève à nous-mêmes, à l’habitude de notre force, nous rend faibles et comme anéantis, de même elle n’est pas forte au regard de ce qu’elle est [n’a pas l’aplomb d’une “proposition” sous le regard de l’art conceptuel ou de la philosophie analytique - dont Nelson Goodman], elle est sans pouvoir, impuissante [oublions donc l’art “critique”, “politique”, “engagé”, ou – à peine plus modeste en ambition – l’art “sociologique”], non pas quel soit le simple revers des formes variées de la possibilité, mais parce qu’elle désigne une région où l’impossibilité n’est plus privation, mais affirmation.
[…]
[…] l’œuvre attire mais pour dégager [et aux artistes “engagés”, j’ai toujours répondu être un artiste dégagé], révéler dans son essence, essence qui est l’obscurité élémentaire et, dans cette obscurité ainsi rendue essentiellement présente, non pas dissipée mais dégagée, rendue visible sur quelque transparence comme l’éther, l’œuvre devient ce qui s’épanouit, ce qui s’avive, l’épanouissement de l’apothéose.129 »
Et si ceci n’est pas l’épanouissement de la Mariée “mise à nu”…
« Nous voyons ici se préciser une autre exigence de l’œuvre. […] Elle est l’intimité et la violence de mouvements contraires qui ne se concilient jamais et qui ne s’apaisent pas, tant du moins que l’œuvre est œuvre. […] Une telle intimité déchirée est l’œuvre, si elle est “épanouissement” de ce qui pourtant se cache et demeure fermé : lumière qui brille sur l’obscur, qui est brillante de cette obscurité devenue apparente, qui enlève, ravit l’obscur dans la clarté première de l’épanouissement, mais qui disparaît aussi dans l’absolument obscur, cela dont l’essence est de se refermer sur ce qui voudrait le révéler, de l’attirer en soi et de l’engloutir.130 »
Et si cela n’est pas l’engloutissement de la chute d’eau sous l’épanouissement du gaz d’éclairage…
« [Peindre, faire, choisir,
dire ou voir], entendre, parler, [interpréter] ont en l’œuvre leur
principe dans la déchirure [Tu m’ ou zip ou encore rouge–vert], dans
l’unité déchirée qui seule fonde le dialogue.
L’œuvre a en elle-même, dans l’unité déchirée qui la fait jour premier mais jour toujours repris par la profondeur opaque, le principe qui fait d’elle la réciprocité en lutte [Duchamp, ready-made réciproque = se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser] de “l’être qui projette et de l’être qui retient”, de ce qui l’entend et de ce qui la parle. Cette présence d’être est un événement. Cet événement n’arrive pas en dehors du temps […], mais par [l’œuvre] arrive dans le temps un autre temps, et de le monde des êtres qui existent et des choses subsistent arrive, comme présence, non pas un autre monde, mais l’autre de tout monde, ce qui est toujours autre que le monde.131 »
« […] de là […] le devoir […] de se contenir de garder la volonté de bien distinguer pour maintenir la distinction […], et ainsi maintenir pur et vide le lieu de la déchirure […], le lieu de l’entre-deux, le temps de l’entre-temps.132 »
« […] C’est là où le point aussi important, c’est que j’ai très vite vu, aussi que le danger… était de passer sa journée à avoir un nouveau ready-made, n’est-ce pas, parce que si on finit par aimer ça, alors, ça devient un autre système qui est aussi… blâmable, que que celui que j’avais blâmé. Immédiatement j’ai vu la chance de à faire intervenir l’économie… c’est-à-dire : doucement ; un ready-made de temps en temps, mais pas dix par jour. Donc la sobriété, là, a joué.133 »
Economie, sobriété, doucement (A bruit secret) ; le silence et l’absence d’œuvre (Charbonnier : un certain jour, Marcel Duchamp a arrêté de “peindre”), le silence contenu dans la parole même de Duchamp, parole portant sur son œuvre mais qui tait l’œuvre, qui jamais n’explique mais implique ; qui, sous la sympathique sincérité d’un simple langage, creuse le paradoxe désagréable de questions sans réponses.
Ainsi ;
« Le sentiment que les
œuvres échappent au temps trouve son origine dans “la distance” de l’œuvre,
exprime, en le travestissant, l’éloignement qui vient toujours de la présence
de l’œuvre, exprime, en l’oubliant, ce fait que l’œuvre, dans la lecture,
arrive toujours pour la première fois à la présence, lecture unique, chaque
fois la première et chaque fois la seule.
[…]
Le “vide” qui, au cours de la genèse, appartient à l’intimité déchirée de l’œuvre, semble, à la fin, tomber hors d’elle et, l’ouvrant toute à elle-même, la rendant absolument présente, faire pourtant de cette présence l’éloignement qui en préserve l’approche, qui nous donne l’impression que le tableau et toujours derrière le tableau […].134 »
« Ce que l’œuvre dit, c’est le mot commencement. L’œuvre cependant est aujourd’hui l’œuvre d’art, elle est œuvre à partir de l’art, et elle dit les commencement quand elle dit l’art qui est son origine et dont l’essence est devenue sa tâche. Mais où nous a conduit l’art [quel est ce “lieu” sans définition qu’est l’art ; qu’est l’art] ? Avant le monde, avant le commencement [ce pourquoi il est vain de chercher L’Origine de l’œuvre d’art]. Il nous a jeté hors de notre pouvoir de commencer et de finir [ce pourquoi il est vain de le limiter en définition], il nous a tourné vers le dehors sans intimité, sans lieu [ce pourquoi il est vain de l’enfermer en un concept] et sans repos, engagés dans la migration infinie de l’erreur. Nous cherchons son essence : elle est là où le non vrai n’admet rien d’essentiel. Nous en appelons à sa souveraineté : elle ruine le royaume, elle
ruine l’origine, elle la ramène à l’immensité errante de l’éternité dévoyée. L’œuvre dit le mot commencement à partir de l’art qui a partie liée avec le recommencement. Elle dit l’être, elle dit le choix, la maîtrise, la forme, en disant l’art qui dit la fatalité de l’être, qui dit la passivité, la prolixité informe, et, au sein même du choix, nous retient encore dans un Oui et Non primordial où gronde, en deçà de tout commencement, le sombre flux et reflux de la dissimulation.135 »
Duchamp (Entretiens, op. cit.) :« […] Pour ainsi dire, c’est sacré parce que choisi […]. » ; « pour moi il y a autre chose que oui, non et indifférent – c’est par exemple l’absence d’investigations de ce genre » ; en témoigne la Porte de son appartement, 11 rue Larrey, ouvrant une pièce fermant l’autre – et fermée ouvre.
C’est un lieu vide, un temps vide :
« Ce temps est celui de l’erreur, où nous ne faisons qu’errer, parce que la certitude de la présence nous manque et les conditions d’un ici véritable. Et cependant l’erreur nous aide, das Irrsal hilft. […] Que signifie cela ?
[…] en quoi l’indéfini de l’erreur nous préserverait du travestissement de l’inauthentique ? Et le non-vrai pourrait être une forme essentielle d’authenticité ? Dans ce cas, nous pourrions donc avoir l’œuvre ? nous aurions l’art ?
A cette question, il ne peut être répondu136. [L’œuvre] est l’absence de réponse. [L’artiste] est celui qui, par son sacrifice, maintient en son œuvre la question ouverte.137 »
« - Est-ce que cela vaut encore la peine de faire de la peinture ?
Mouais, je ne sais pas, parce que cela ne veut rien dire “faire de la peinture” ça, ce qui veut dire c’est, c’est faire quelque chose, ça c’est c’est de la peinture à l’huile depuis huit cent ans, mais ce ne sera plus de la peinture à l’huile, ce sera des céramiques, ce sera d’des de la lumière colorée ou s’ ce que vous voudrez. En musique vous savez ce qui est arrivé, c’est que chaque fois qu’on a inventé un
nouvel instrument, il y avait une nouvelle musique créée par le le nouvel instrument. Mais c’était c’était quand même une autre facette de la même chose, du point de vue euh métaphysique. Donc s’ ça sera la même chose même si on supprime la peinture à l’huile complètement, ça sera remplacé par autre chose, mais ce sera toujours… l’affirmation d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui laisseront leur inconscient sortir.
- Alors quelle est votre attitude à l’égard de ce faire, et est-il souhaitable de faire [murmure : souhaitable] ou est-il souhaitable de ne pas faire…>
Si ; ce qui m’ennuie un petit peu c’est qu’il a le f’, le nombre de gens qui sont qui l’ qui s’appellent artistes, qui le sont ou qui croient l’être. Et que… il y aura un déchet fantastique, dans l’ une production comme la nôtre aujourd’hui, c’est que tout le monde c’est pas possible, les greniers ne seront jamais assez grands pour garder tout […]138. »
« L’art, inutile au monde pour qui seul compte ce qui est efficace, est encore inutile à lui-même. S’il s’accomplit, c’est hors des œuvres mesurées et des tâches limitées, dans le mouvement sans mesure de la vie, ou bien il se retire dans le plus invisible et le plus intérieur, au point vide de l’existence où il abrite sa souveraineté dans le refus et la surabondance du refus.139 »
Ainsi le refus de faire, puis le refus de choisir, le refus du silence, surabondance de refus que choisit Marcel Duchamp, qui clairement vit que “The great artist of tomorrow will go underground” 140 ; réellement underground, sous le sol (et non ce truc de branché qui de couloir de métro et cave, de squat en salle “alternative”, de “centre d’art contemporain” en subvention, de mode en vente et d’icône en idole – ou alors dans le surjeu, la surmultiplication et la surexposition de visibilité, succès et fortune, cacher dans la brillance agréable, fashionable ou spectaculaire, la plus ténébreuse des ombres141 – “underground” qui fait l’art d’aujourd’hui).
underground,
réellement.
under–ground
– Underwood, écrit son pliant de voyage (will go), Duchamp aurait dû dire (ou sa traductrice écrire) :
underworld, undertime,
underbeing ;
ou pour échapper au pragmatisme anglo-saxon qui en extrême occident travestit tout en de l’inauthentique, utiliser cette langue “idéaliste” – “métaphysique” – qu’est l’allemand et dire :
Abgrund.
The rest is silence. O, O, O, O.
Zéro, un infini
L’expérience du ready-made, et de l’art, est exactement celle de ce O, du vide ouvert – empli de par son tracé, pour lequel le tracé n’est rien (mais est absolument nécessaire) et le reste tout (et absolument suffisant), un O qui sans fin se re–redit, pur souffle vide ill.30, vide de sens, vide d’être142 – “O, O, O, O. (dies)” – O qui aussi est ce “zéro” en son propre commencement qui est toujours recommencement, infini :
OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
Et si, dans l’expérience, je ne puis pas ressentir, ne puis plus écrire,
comme face à un rouge–vert en peinture, un brouillard, un Giacometti en
sculpture ou un Viola en projection, que :
« Et là, je suis physiquement obligé de reculer. De plusieurs pas. Lui laisser le champ, la laisser passer. Lui céder ma place, mon espace, mon lieu, mon temps. Je pense : “elle fraye, m’effraye, voir, effroi” donc je ne suis plus […] sans être. A chaque fois, me laissant sans sol, sans pieds, sans espace, sans temps, sans corps ; ni ici ni maintenant : en absence. Ab–sens. Ce pour laisser le champ, laisser passer, cédant ma place, mon espace, mon lieu, mon temps ; à […] un voir d’effroi qui fraye, m’effraye. De ce présent absentant qu’est l’œuvre : ce qui se retire m’est donné, et m’est donné d’autant que je me retire ; ce qui m’est donné m’est retiré, et m’est retiré autant que je me donne ; se donne ce qui se retire, et m’est retiré–donné autant que je donne–retire ; me sublime. »
Mais, devant le ready-made, devant Air de Paris, cet air contenu dans l’ampoule, cette ampoule de verre, je puis :
« Et là, c’est mon esprit qui est obligé de se reculer. De plusieurs états. Lui laisser le champ, la laisser penser. Lui céder ma pensée, ma réflexion, mon cogito, mes phrases. Je a–pense : “elle fraye, m’effraye, penser, effroi” donc je ne suis plus […] sans être. A chaque fois, me laissant sans concept, sans logique, sans définition, sans temps, sans mot ; ni ici ni maintenant : en absence. Ab–sens. De ce présent absentant qu’est l’œuvre : ce qui se retire m’est donné, et m’est donné à penser d’autant que je me retire de ma pensée ; ce qui m’est donné à penser m’est retiré en pensée, et m’est pensée retiré autant que je donne ma pensée ; se donne ce qui se retire, et m’est retiré–donné autant que je donne–retire ; me sublime. »
C’est le même, moins l’effet physique – et pourrait-on dire, physique “externe” du corps situé dans l’espace. L’effet est interne, en le corps situé en lui-même, et arrive même à se décrire : quelque part sous le front, à gauche ou à droite près des tempes. Du dedans, vibration ; étincelle – évidemment invisible, sinon qu’elle semble parcourir le
nerf optique à l’envers ; déclic – inaudible et odeur inolfactive de brûlé ; goût qui toujours à rebours atteint les papilles… quelque synapses viennent de se souder – jonction communicante143…
Ce qui se passait au niveau du corps physique c’est simplement déplacé vers le corps cognitif. Ou plutôt, ce que recouvraient les sensations du corps physique est, débarrassé de la perception, libéré, découvert. Parce que, en cet état nommé “sublime” où l’esprit est toujours alternativement attiré et repoussé dans une satisfaction qui recèle un plaisir négatif ; ce phénomène cognitif sans doute a toujours lieu, mais est la plupart du temps submergé par les sensations physiques externes du corps.
De fait, ce que “l’invention” de Duchamp – le ready-made – découvre, c’est que moins le déclencheur qu’est la perception de l’objet, qui importent peu mais dont l’enclenchement simultané (Etant donnés : 1° et 2°) surimporte, le sublime est une opération de l’esprit où, selon Kant, l’esprit se sent mis en mouvement […]. Ce mouvement – et surtout dans ses débuts – peut être comparé à un ébranlement, c’est-à-dire à une rapide alternance de répulsion et d’attrait. En “dématérialisant” l’idée de l’œuvre d’art, pour certains révélant enfin “l’idée” de l’art – ou l’art comme pure idée, Duchamp dégage ce qui, dans l’expérience artistique, concerne l’esprit, effet le plus souvent occulté par l’expérience sensible, dite “esthétique” et dont le romantisme avait incorporé en l’artiste (le génie ou la folie maudite) – parfois le spectateur les causes et
effet ; puis ce que le réalisme et ses suites formalistes et plastiques jusqu’au suprématisme avaient ainsi incorporé en l’objet (l’œuvre ou l’“art pour art”). Ainsi Duchamp tient-il une a–fonction essentielle de l’art : la révélation d’une dis–fonction, ou plutôt la dis–fonction comme révélation (tel le produit un rouge–vert, le brouillard, la désapparition144 d’une sculpture figure en silhouette ou sa semblable désapparition en projection numérique).
Cette révélation ne peut avoir lieu dans un “art” prétendument conceptuel, parce que s’enfonçant dans une tautologie démonstrative (et qui en fait relève de l’aporie), ses prémisses nient la disjonction et le déclenchement – enclenchement intellectuel qui permettent la dis–fonction et sa révélation. Elle ne peut de même avoir lieu dans un “art” prétendument minimal, parce que dans la sérialité revendiquée de semblables répétitives formes neutres (blanches ou noires, bruts ou lisses), formes qui par répétition de leurs élémentarité revendiquent l’amorphe et l’absence d’auteur, la série n’en demeure pas moins toujours finie, aux sens comme à l’esprit.
Dix parallélépipèdes de Judd ne sont que dix, cent plaques d’Andre que cent, 4’33’’ de Cage que 4’33’’ – et de plus n’existant qu’encagé entre deux pièces musicales, et One million years d’On Kawara enfermé dans la limite arbitraire du million, de ses dix volumes de deux cents pages en dix colonnes, toutes subdivisées en cinq blocs, chacun composé de dix lignes contenant semblablement une décennie.
A moins d’étendre toute série ainsi proposée à l’infini de l’espace et du temps, ce qui n’est ni revendiqué ni possible (comble de cet absurde, dans un autre genre dit land “art” maximaliste, recouvrir des objets du monde145 – pour les redévoiler et appeler un regard rendu neuf par l’installation, à quoi l’on peut répondre, tel Daqing Sun ill.31 : « Au lieu d’emballer le monde – ainsi de Beckett, dans Film, il pourrait faire plus simple et plus efficace : s’emballer soi-même146 ») rien ne se produit, aucune dis–jonction, les limites étant là, bornées et annoncées, juste séquencées.
Less can’t be more
than what it is.147
a–minimal
(English)
un–minimal ; (français) un–minimal.
A moins d’étendre la séquence, aussi minimale soit elle (un
plus un) à l’infini de l’espace et du temps,
de l’être et du temps,
de l’être dans son temps.
1994, 1995, 1996, 1997, Musée d’art moderne et contemporain, Genève. Dans ce lieu du rien vide, deux panneaux gris clairs – l’un un peu plus clair que l’autre ; qui approchés, vibrent ; rapprochés, affichent une dense trame de lignes blanchâtres horizontales resserrées, lignes qui disparaissent pour réapparaître ; plus prêt, lignes constituées de chiffres dessinés de peinture blanche ; et presque accolés, qui se lisent, à la pointe d’un pinceau O avec lesquels ils sont écrits.
Sur l’un des panneaux : … 2361728 2361729 2361730 2361731... , sur l’autre : … 4423231 4423232 4423233 4434234… , ce invariablement de gauche à droite et de haut en bas. Si la suite est invariable moins les erreurs148, sa forme scripturaire ne l’est pas : le blanc qui les traces, d’abord d’un pinceau chargé de peinture, diminue d’intensité, jusqu’à ce que le pinceau soit allégé de pigment, ne traçant presque plus rien. Le peintre ne s’autorise une recharge picturale qu’une fois le nombre terminé et, ce dernier presque effacé est immédiatement enchaîné à l’accentuation de son suivant ; ce qui provoque cette vibration de lignes blanches qui disparaissent pour réapparaître.
Cet obsessionnel décompte est ce que fait (depuis : fit) Roman Opalka ill.32 depuis 1965.
Le format, invariable, correspond à l’embrassement de son corps, bras écartés ; une fois plein, un nouveau format poursuit la suite numérologique. A l’origine portant un fond noir, ce format a évolué, le nombre du million atteint : à chaque nouveau format, Opalka ajoutant au noir un pour cent de blanc de zinc, ses chiffres étant peints au blanc de titane. Format après format, le fond s’éclaircit, jusqu’aux gris pâles qui sont ici, rendant les nombres de moins en moins lisibles. Du blanc sur noir assurant parfaite lisibilité, les chiffres sont devenus invisibles, blanc sur blanc, au centième format.
Ce « blanc mérité149 » blanc de titane sur blanc de zinc, permet de deviner, apercevoir et quasi a–percevoir, le tracé des chiffres formant les nombres en regardant le format sous un certain angle.
Et ce certain angle est d’importance : il demande un écart, un pas de côté, mais on ne sait où. Il requière une recherche, qui ne trouve pas. Il exige l’inaccompli : même sous un certain angle, l’entier des tracés, chiffres et nombre n’est accessible, c’est toujours un fragment du Détail, une parcelle de temps, un instant seul qui peut être atteint, comme le présent. Et si du regardeur l’œuvre pose cette exigence d’in–fini, il en va de même pour l’artiste : peignant ses nombres au pinceau O, au manche très court, il est obligatoirement proche et face au Détail.
Il s’exige de peindre sans voir ce qu’il peint. Si pour Duchamp « l’artiste […] qui fait cette œuvre ne sait pas ce qu’il fait […], sait ce qu’il fait physiquement et même [a] une matière grise [qui] pense normalement, […] le résultat esthétique, lui, il n’est pas capable de l’estimer […] », chez Opalka, pour peu que le peintre sache ce qu’il fait, il ne voit pas ce qu’il fait. Il ne sait ce qu’il fait physiquement, ou du moins optiquement. Exigence d’un peintre qui doit faire confiance non à ses yeux mais à sa mémoire et à ses gestes – mémoire de la main – qui de plus sont des micro-gestes, demandant une attention qui touche à l’infime, infra-mince.
Si Opalka a commencé par le 1, et non par le O, c’est parce que le O est appelé à se confondre avec l’∞. Ce zéro n’est pas l’origine comme début, mais l’origine comme fin, numérotation invisible, devenue blanche sur blanche qui, quelque en soit le nombre est maintenant zéro. O n’est pas ce nombre d’une origine pleine de “vide”, mais ce signe du vide “plein” ; empli, qui n’est pas la fin – tout en étant effectué et accompli. Opalka faisant de sa vie son art – juste l’opposé de proclamer que “l’art c’est la vie” – semble
« Le Sens engendre l’Un.
L’Un engendre le Deux.
Le Deux engendre le Trois.
Le Trois engendre toutes choses.
De toute choses l’envers est l’obscur.
Toutes choses tendent vers la lumière,
Et le flux de force leur donne harmonie.
[…]
Un voyage de mille lieues
commence sous tes pieds.150 »
Toutes choses tendent vers la lumière, et le décompte d’Opalka, qui énumère nombre après nombre et noie le nombre dans cette lumière, devenue lieu de son voyage, pas à pas, un nombre après l’autre, avec la pleine conscience du nombre en train de se faire, engendré par le nombre précédant, “malgré lui” et “malgré lui” suivi du nombre qu’il engendre, seul le nombre maintenant peint – le pas maintenant fait – comptant.
« Si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut commence par un simple pas. Aussi l’Unique Trait de Pinceau embrasse-t-il tout, jusqu’au lointain le plus inaccessible et sur dix mille millions de coups de pinceau, il n’en est pas un dont le commencement et l’achèvement ne réside finalement dans cet Unique Trait de Pinceau dont le contrôle n’appartient qu’à l’homme. […] Ma voie est celle de l’Unité qui embrasse l’Universel.151 »
Du 1, Opalka décompte 2, 3, 4… 4423232, pas à pas, chaque pas, atteignant un lointain qui n’est que le pas suivant du pas effectué, mais tend à l’inaccessible du blanc sur blanc. Ce décompte est un compte du temps, “Zeitrechnung”.
»Die Zeitlichkeit des Daseins bildet “Zeitrechnung” aus. Die in ihr erfahrene “Zeit” ist der nächste phänomenale Aspekt der Zeitlichkeit. Aus ihr erwächst das alltäglich-vulgäre Zeitverständnis. Und dieses entfaltet sich zum traditionellen Zeitbegriff.152«
Opalka décompte et ainsi expérimente l’aspect phénoménal de la temporalité, ne faisant apparemment que répéter la compréhension quotidienne du temps. Toutefois, il fait écart de plusieurs manières à ce concept traditionnel (vulgaire) du temps. Ainsi, si :
»Zeitlichkeit ist das ursprüngliche “Außer-sich” an und für sich selbst.153«
il semble se réapproprier cet hors-de-soi originaire – “ursprüngliche Außer-sich” –, en et pour soi-même – “für sich selbst” – qu’est la temporalité, ce par une triple décision : celle de compter prise en 1965, de fixer l’origine du décompte à un, celle prise au décompte du million de faire tendre ce décompte à l’invisibilité du blanc sur blanc – fixant ainsi non la fin du décompte, mais la fin perceptive de sa claire visibilité. Si pour Heidegger la compréhension quotidienne du temps construit son concept traditionnel et vulgaire, déterminant ainsi une temporalité inauthentique – “un-eigentliche” –, sa question est le comment faire advenir une temporalité authentique – “gentlichen” –.Ainsi demande-t-il :
»[…] wie entspringt aus der endlichen eigentlichen Zeitlichkeit die uneigentliche, und wie zeitigt diese als uneigentliche aus der endlichen eine un-endliche Zeit? Nur weil die ursprüngliche Zeit endlich ist, kann sich die “abgeleitete” als un-endliche zeitigen. In der Ordnung der verstehenden Erfassung wird die Endlichkeit der Zeit erst dann völlig sichtbar, wenn die “endlose Zeit” herausgestellt ist, um ihr gegenübergestellt zu werden.154«
Opalka répond-il au fait que la temporalité authentique est finie, alors que l’inauthentique paraît infinie ? – “un-endliche Zeit” –. Peut-être par quatre fois : premièrement par le choix d’un début au décompte, un jour précis dans sa vie (en 1965) où se décompte commence ; secondement par le choix de ce début à 1, le marquant
clairement comme origine d’une suite comprise en elle-même du +1 (alors que le zéro n’inclut pas de suite de lui-même et reste infiniment – éternellement – zéro, soit l’inchangé outil du décompte – les pinceaux O utilisés) ; troisièmement en assumant la fatalité que son décompte sera fini au jour de son décès155 (ou tout au moins de son incapacité mentale ou physique de le poursuivre) ; quatrièmement, passé le million, par la décision qu’au centième Détail le décompte se fera “presque“ invisible – soit illisible en blanc sur blanc (« blanc mérité » atteint en 2008). Il pose donc un “temps“ qui est décompte doublement originaire et doublement fini, le temps sans fin – “endlose Zeit” – étant dégagé – “herausgestellt” – par ses décisions, dont l’ultime est de se maintenir dans le décompte ; et dans ce seul décompte.
»Umwillen seiner selbst sich verwendend, “verbraucht” sich das Dasein. Sichverbrauchend braucht das Dasein sich selbst, das heißt seine Zeit. Zeit brauchend rechnet es mit ihr. Das umsichtig-rechnende Besorgen entdeckt zunächst die Zeit und führt zur Ausbildung einer Zeitrechnung. Das Rechnen mit der Zeit ist konstitutiv für das In-der-Welt-sein.156«
L’artiste se consomme – “verbraucht” – en se seul besoin – “brauchen” – de compter, besoin absolu – absolument nécessaire et suffisant – il use de lui jusqu’à sa disparition. Celle du décompte blanc sur blanc de l’œuvre, celle de la mort ou de l’incapacité de l’artiste. Usant de son temps, Opalka compte avec lui, en un souci qui est complète préoccupation circonspectivement calculante – “umsichtig-rechnende Besorgen” –. Il en découvre que ce temps décompté est constitutif de l’être-au-monde – “das In-der-Welt-sein” –. Comme si, se retirant du monde de l’activité, des affaires et des choses, ce monde social, mondain, pour seul conserver le monde du décompte, Opalka touchait la quintessence de cet être-au-monde. A chaque nombre, et dépeignant un nombre à chaque chiffre, il mesure le laps de temps qui lui est octroyé entre l’une et l’autre limites. Il sautille – “durchhüpfen” –, tel que le rend visible le procédé de décharge du pinceau et les vibrations de lignes, denses à diffuses, qui trament les Détails, sur une suite ; celle des maintenant de son temps.
»In dieser Abfolge von Erlebnissen ist “eigentlich” je nur das “im jeweiligen Jetzt” vorhandene Erlebnis wirklich. Die vergangenen und erst ankommenden Erlebnisse sind dagegen nicht mehr, bzw. noch nicht “wirklich”. Das Dasein durchmißt die ihm verliehene Zeitspanne zwischen den beiden Grenzen dergestalt, daß es, je nur im Jetzt “wirklich”, die Jetztfolge seiner “Zeit” gleichsam durchhüpft.157«
De son temps, – “seiner Zeit” –, parce qu’Opalka, dernière règle, construit son temps propre. Aussi le décompte découle de ses propres envies, ou de ses propres capacités. Il compte quand il veut et peut compter. Hors de ces moments choisis, le décompte est suspendu, son temps redevient le temps quotidien de tous, et le temps de l’œuvre est interrompu. Le décompte d’Opalka n’est pas celui des horloges, il est le sien, lui appartenant totalement – appartenant intégralement à son œuvre, contenue en elle.
»[…] der “Zeitfaktor” vorkommt, ist das Faktum, daß das Dasein schon vor aller thematischen Forschung “mit der Zeit rechnet” und sich nach ihr richtet. Und hier bleibt wiederum das “Rechnen” des Daseins “mit seiner Zeit” entscheidend, das allem Gebrauch von Meßzeug, das auf die Zeitbestimmung zugeschnitten ist, vorausliegt. Jenes geht diesem vorher und macht so etwas wie den Gebrauch von Uhren allererst möglich.158«
Et si par ce décompte, il s’oriente sur son temps – “nach ihr richtet” –, Opalka précéderait – “vorher” – celui des horloges que ce décompte rend possible, c’est pour ne point céder à l’horloge. Non seulement parce que le concept “vulgaire” du temps doit sa provenance à un nivellement du temps originaire :
»Der vulgäre Zeitbegriff verdankt seine Herkunft einer Nivellierung der ursprünglichen Zeit.159«
mais aussi parce que ce concept soumet l’humain au principe de la databilité160 – “Datierbarkeit” – qui ne peut énoncer que “maintenant” et “maintenant”…
»“Jedes” aber ist als solches ein “dann, wann...”, jedes “damals” ein “damals, als...”, jedes “jetzt” ein “jetzt, da...”. Wir nennen diese scheinbar selbstverständliche Bezugsstruktur der “jetzt”, “damals” und “dann” die Datierbarkeit. […] Im “dann” liegt meist unausdrücklich das “jetzt noch nicht”, das heißt, es ist gesprochen im gewärtigend-behaltenden, bzw. -vergessenden Gegenwärtigen.161«
»An das Besorgte vielgeschäftig sich verlierend, verliert der Unentschlos- sene an es seine Zeit. Daher denn die für ihn charakteristische Rede: “ich habe keine Zeit”. So wie der uneigentlich Existierende ständig Zeit verliert und nie solche “hat”, so bleibt es die Auszeichnung der Zeitlichkeit eigentlicher Existenz, daß sie in der Entschlossenheit nie Zeit verliert und “immer Zeit hat”. Denn die Zeitlichkeit der Entschlossenheit hat bezüglich ihrer Gegenwart den Charakter des Augenblicks. Dessen eigentliches Gegenwärtigen der Situation hat selbst nicht die Führung, sondern ist in der gewesenden Zukunft gehalten. Die augenblickliche Existenz zeitigt sich als schicksalhaft ganze Erstrecktheit im Sinne der eigentlichen, geschichtlichen Ständigkeit des Selbst.162«
Par cette résolution de perdre son temps à le décompter, il faut se demander si Opalka ne gagne pas son temps – un temps qui lui soit propre. Et là où domine le discours caractéristique du “je n’ai pas le temps”, il parvient à se donner une existence authentique – “eigentlicher Existenz” – fixée par la résolution – “Entschlossenheit” – la détermination, l’exigence de ce décompte qui, perdant du temps, a toujours le temps. Parce que sa résolution (compter quand il veut et peut compter), fait qu’à chaque nombre, et dépeignant un nombre, à chaque chiffre, il mesure le laps de temps qui lui est octroyé entre l’une et l’autre limites ; et que ce laps de temps n’est plus un maintenant – “Jetzt” – maintenant puis, – “Jetzt dann” – mais un instant – “Augenblick” –, qui lui permet de se maintenir authentiquement en soi-même – “eigentlichen Ständigkeit des Selbst” –.
Et si ce décompte doit se personnaliser comme hors des horloges, c’est pour mieux conscientaliser ce temps et sortir de la mesure donnée, imposée, immuable et mondainement publiée, fait de société et du commun auquel l’individu se soumet, oubliant ainsi le temps authentique.
»Was bedeutet Zeitablesung? “Auf die Uhr sehen” kann doch nicht nur besagen: das zuhandene Zeug in seiner Veränderung betrachten und die Stellen des Zeigers verfolgen. Im Uhrgebrauch das Wieviel-Uhr feststellend, sagen wir, ob ausdrücklich oder nicht: jetzt ist es so und soviel, jetzt ist es Zeit zu..., bzw. es hat noch Zeit... nämlich jetzt, bis um... Das Auf-die-Uhr-sehen gründet in einem und wird geführt von einem Sich-Zeit-nehmen. Was sich schon bei der elementarsten Zeitrechnung zeigte, wird hier deutlicher: das auf die Uhr sehende Sichrichten nach der Zeit ist wesenhaft ein Jetzt-sagen…
Par le décompte, nombre après nombre, chiffre après chiffre, tracé après tracé, Opalka conscientalise ce dire maintenant que la vue sur l’horloge fait du temps – “das auf die Uhr sehende Sichrichten nach der Zeit ist wesenhaft ein Jetzt-sagen” –.
… Es ist so “selbstverständlich”, daß wir es garnicht beachten und noch weniger ausdrücklich darum wissen, daß hierbei das Jetzt je schon in seinem vollen strukturalen Bestände der Datierbarkeit, Gespanntheit, Öffentlichkeit und Weltlichkeit verstanden und ausgelegt ist. […]
Il conscientalise ce dont nous ne prenons même plus garde – “daß wir es garnicht beachten”, pris que nous sommes dans ce temps publié, public et mondain – “Gespanntheit, Öffentlichkeit und Weltlichkeit” –. Et ce temps de l’horloge est comme annulé par la constante de sa mesure – “Messen“ – (qui semble appeler autant son culte – “Messe” – que le couteau qui tranche – “Messer” –.)
[…] In der Zeitmessung vollzieht sich daher eine Veröffentlichung der Zeit, dergemäß diese jeweils und jederzeit für jedermann als “jetzt und jetzt und jetzt” begegnet. Diese “allgemein” an den Uhren zugängliche Zeit wird so gleichsam wie eine vorhandene Jetztmannigfaltigkeit vorgefunden, ohne daß die Zeitmessung thematisch auf die Zeit als solche gerichtet ist.163«
Ce temps sous-la-main – “vorhandene” – de l’horloge, qui se donne comme pré-trouvé – “Jetztmannigfaltigkeit vorgefunden” – sans que la mesure du temps soit thématiquement orientée – “gerichtet” – vers le temps véritable, le temps comme tel – Opalka semble l’user pour l’élimer et mettre à jour le temps lui-même – “die Zeit als solche” –. Temps par ailleurs débarrassé du temps naturel, celui qui de la rotation
terrestre autour du soleil, qui fait alterner jour et nuit164, par le fait qu’il est strictement impossible de savoir quand Opalka a peint tel ou tel nombre. Et ce temps naturel, qui ressaisit chaque jour comme nouveau jour (en essence) mais même jour (en concept) que le jour précédent et le jour suivant ; qui, technicisé sous la forme de l’horloge, ressaisit chaque minute comme nouvelle (en décompte) mais même (dans le compte) que toutes les minutes précédentes et toutes les minutes suivantes ; ce temps naturel, qui ainsi nous échappe, nous semble infini.
»Die Charakteristik der Zeit als pures Nacheinander läßt beide Strukturen nicht “zum Vorschein kommen”. Die vulgäre Zeitauslegung verdeckt sie. Die ekstatisch-horizontale Verfassung der Zeitlichkeit, in der Datierbarkeit und Bedeutsamkeit des Jetzt gründen, wird durch diese Verdeckung nivelliert. Die Jetzt sind gleichsam um diese Bezüge beschnitten und reihen sich als so beschnittene aneinander lediglich an, um das Nacheinander auszumachen.165«
Posant un nombre après l’autre, dans ce Nacheinander déjà appréhendé à propos d’un reflet brun-rouge, vert-brun, rouge–vert chez Chardin166 et, pour chaque nombre, un chiffre après l’autre – “Nacheinander” –, mais sous la constante menace de l’erreur de compte, de la surcharge ou de la décharge du pinceau, puis sous la constante contrainte de peindre blanc sur blanc, qui “exponentie” le risque de faute, d’excès ou de manque, Opalka ne réalise-t-il pas l’inverse d’un “nicht zum Vorschein kommen” – faisant venir au paraître le temps hors son décompte ? Ce en portant chaque maintenant en rapport avec le maintenant lui-même (son risque de l’échouer), le maintenant précédant (qui est à suivre, au risque d’échouer) et le maintenant suivant (son risque d’échouer). Les maintenant sont “désamputés” de ces rapports, et ainsi “démutilés”, ils ne se font plus simplement suite (constituant un l’un après l’autre), mais se comprennent comme chacun possédant dans sa suite part des précédents et des suivants. On pourrait écrire : »Die Jetzt sind gleichsam um diese Bezüge unbeschnitten und reihen sich als so unbeschnittene miteinander unlediglich an, um das Zwischeneinander auszumachen«.
Miteinander – Zwischeneinander seraient réponse à :
»Wir sagen: in jedem Jetzt ist Jetzt, in jedem Jetzt verschwindet es auch schon. In jedem Jetzt ist das Jetzt Jetzt, mithin ständig als Selbiges anwesend, mag auch in jedem Jetzt je ein anderes ankommend verschwinden...
Si à chaque maintenant, ce maintenant déjà disparaît sous la maintenant suivant, effacé aussi parce que chaque maintenant est même, avec Opalka, chaque maintenant se maintient en tant que tel, dans sa singularité chiffrée, différents des autres maintenant, que pourtant il comprend, les faisant chacun et chaque fois apparaître. Et à cette intemporalité de la succession du même, qui faussement nous fait concevoir l’éternité du temps :
… Am eindringlichsten offenbart die Hauptthese der vulgären Zeitinterpretation, daß die Zeit “unendlich” sei […]. Hält sich die Zeitcharakteristik primär und ausschließlich an diese Folge, dann läßt sich in ihr als solcher grundsätzlich kein Anfang und kein Ende finden. […] Die Zeit ist daher “nach beiden Seiten” hin endlos.167«
L’œuvre d’Opalka, Détail après Détail, nombre après nombre, chiffre après chiffre, et dans le chiffre même son tracé, au moment de son écriture au pinceau O, répond : c’est une succession de chaque fois autre, chaque autre comprenant part des autres, qui commence à 1 et finit au jour de ma mort, sorte de : «Le fini défini par le non fini ». Aussi, de la décision qui l’amènera à peindre blanc sur blanc à l’échéance qui fera que de 1 à ∞, l’infini trouvera son chiffre (∞ = 5607249), Opalka résiste à la tentation d’une fuite devant la mort – “Flucht vor dem Tode” –, il ne se détourne pas – “unwegsehen” –. Il répond à ce que Heidegger dénonce comme cause de notre perception inauthentique du temps et de l’être :
»In dieser Verlorenheit aber bekundet sich die verdeckende Flucht des Daseins vor seiner eigentlichen Existenz, die als vorlaufende Entschlossenheit gekennzeichnet wurde. In der besorgten Flucht liegt die Flucht vor dem Tode, das heißt ein Wegsehen von dem Ende des In-der-Welt-seins.168«
Depuis qu’en haut à gauche de son premier détail, il inscrivit “1”, Opalka fait face à cette fin de son être-au-monde – “Er Aussehet das Ende seines In-der-Welt-seins” –. Et c’est ce pourquoi son décompte doit être sien, personnel. Non le temps social “infini” et ses normes comptables (qui placent un an un vers la naissance du Christ, ou à l’Hégire, ou à la naissance de l’Empereur, ou celui de la République de 1792), non ses règles “naturelles” de division (solaire, lunaire, par soixante, trente, vingt-quatre, douze, dix, sept, six, quatre, deux) et non ses règles arbitraires (changement de jour à minuit ; d’an au 31.12) ; mais un temps proprement sien, y compris dans son arbitraire (règles en cas d’erreur, pourcent de blanc ajouté à chaque nouveau Détail, choix de compter quand il le veut et peut).
»Und wenn gar das vulgäre Daseinsverständnis vom Man geleitet wird, dann kann sich die selbstvergessene “Vorstellung” von der “Unendlichkeit” der öffentlichen Zeit allererst verfestigen. Das Man stirbt nie, weil es nicht sterben kann, sofern der Tod je meiner ist und eigentlich nur in der vorlaufenden Entschlossenheit existenziell verstanden wird. Das Man, das nie stirbt und das Sein zum Ende mißversteht, gibt gleichwohl der Flucht vor dem Tode eine charakteristische Auslegung. Bis zum Ende “hat es immer noch Zeit”. […] Man kennt nur die öffentliche Zeit, die, nivelliert, jedermann und das heißt niemandem gehört.169«
C’est en quoi 1965 / 1 – ∞ : détail 4.415.659 à 4.439.815 diffère tant de Dec.28.1977170, là où On Kawara reste dans le temps du “on”, ce temps public inauthentique où rien n’est risqué (c’est le temps infini des événements du monde où l’on ne meurt jamais, le temps mondial des coupures de journaux qui appartenant à tous n’appartiennent à personne, événements comme temps – “jedermann und das heißt niemandem gehört” –). Opalka s’expatrie, à chaque fois qu’il décompte, de ce temps social, pour son temps propre. Celui du Je qui reconnaît le soi en sa finitude, ici – “da” –. Le temps lui-même se manifeste comme horizon de ce Je, comme horizon de l’être.
»Offenbart sich die Zeit selbst als Horizont des Seins?171«
Non qu’Opalka illustre la pensée, et le texte, d’Heidegger – qui se clôt sur cette question, mais bien qu’il la réalise, dans le sens où si réponse il y a, elle ne peut être dite, théorisée. Elle est de l’ordre de l’intuition (au sens phénoménologique) – “Einsicht” (vue de soi en soi) – et de la pratique – de l’orientation donnée à sa vie, à son existence ou du moins à son œuvre. En ce sens, l’expérience artistique apporte une réponse de l’ordre de cet “Einsicht”. Et c’est en re–traversant le texte de Sein und Zeit que s’éclaire comment Détail après Détail, nombre après nombre, chiffre après chiffre, tracé au pinceau O après tracé au pinceau O, de 1 à ∞, Opalka “répond” :
»Alles Verhalten des Daseins soll aus dessen Sein, das heißt aus der Zeitlichkeit interpretiert werden. Es gilt zu zeigen, wie das Dasein als Zeitlichkeit ein Verhalten zeitigt, das sich in der Weise zur Zeit verhält, daß es ihr Rechnung trägt.172«
Opalka décomptant devient pure temporalité qui temporalise son comportement – “Dasein als Zeitlichkeit ein Verhalten zeitigt” – et se rapporte de telle manière au temps qu’il tient compte de lui – “sich in der Weise zur Zeit verhält, daß es ihr Rechnung trägt” – au point d’être ce compte. Et dans ce compte, totalement présent à ce compte, à chaque nombre, chiffre, trait de pinceau, il se fait le pur instant – “Im Augenblick” – ; échappée résolue mais tenue dans la résolution – “Begegnung der entschlossene, in der Entschlossenheit gehaltene Entrückung” – du maintenant – “der Jetzt” –.
»Die in der eigentlichen Zeitlichkeit gehaltene, mithin eigentliche Gegenwart nennen wir den Augenblick. Dieser Terminus muß im aktiven Sinne als Ekstase verstanden werden. Er meint die entschlossene, aber in der Entschlossenheit gehaltene Entrückung des Daseins an das, was in der Situation an besorgbaren Möglichkeiten, Umständen begegnet. Das Phänomen des Augenblicks kann grundsätzlich nicht aus dem Jetzt aufgeklärt werden. Das Jetzt ist ein zeitliches Phänomen, das der Zeit als Innerzeitigkeit zugehört: das Jetzt, “in dem” etwas entsteht, vergeht oder vorhanden ist. “Im Augenblick” kann nichts vorkommen, sondern als eigentliche Gegenwart läßt er erst begegnen, was als Zuhandenes oder Vorhandenes “in einer Zeit” sein kann.173«
Ce présent tenu dans la temporalité authentique – “eigentlichen Zeitlichkeit gehaltene” – qui est instant – “Augenblick” – doit être pris au sens actif comme une extase – “im aktiven Sinne als Ekstase verstanden werden” –. Extase, soit ce qui est soustraction aux modalités du monde sensible, ce qui découvre par une sorte d'illumination certaines révélations du monde intelligible ; ici le temps. C’est une “sortie de soi”, mais du soi mondain, qui de fait est une “entrée en soi”, ce soi “authentique” qui échappe aux préoccupations quotidiennes pour n’avoir plus qu’un “souci” – “Sorge” –, une préoccupation profonde, celle d’être, dans cet instant, d’être-au-monde – “In-der-Welt-seins” –, face à la mort, sans plus de temps que cet instant. C’est pourquoi dans cet instant rien ne peut survenir – “Im Augenblick kann nichts vorkommen” – que cette extase, là à portée de main ou sous la main – “Zuhandenes oder Vorhandenes” – traçant le contour de ce chiffre, qui est (et non sera) nombre, qui est nombres précédents et suivants, qui déjà est tout le Détail et ses précédents et ses suivants ; contour O qui est toute l’œuvre 1 - ∞.
»Die Weise, nach der die “gelassene” Zeit “verläuft”, und die Art, wie das Besorgen sie sich mehr oder minder ausdrücklich angibt, lassen sich phänomenal nur angemessen explizieren, wenn einerseits die theoretische “Vorstellung” eines kontinuierlichen Jetzt-Flusses ferngehalten und andererseits begriffen wird, daß die möglichen Weisen, in denen das Dasein sich Zeit gibt und läßt, primär daraus zu bestimmen sind, wie es der jeweiligen Existenz entsprechend seine Zeit “hat”.174«
»Der Beweis selbst wird denn auch im Ausgang vom empirisch gegebenen Wechsel “in mir” durchgeführt. Denn nur “in mir” ist die “Zeit”, die den Beweis trägt, erfahren.175«
Le temps ne pouvant être explicité par une représentation théorique – “nur angemessen explizieren, wenn einerseits die theoretische Vorstellung” –, c’est bien dans et par certain type de comportement du moi qu’il se donne – “wie es der jeweiligen Existenz entsprechend seine Zeit hat” –, car c’est seulement dans ce moi que le temps est expérimenté et apporte sa preuve – “nur in mir ist die Zeit, die den Beweis trägt, erfahren” –.
Ce moi est d’abord celui d’Opalka et de son comportement si “intégré” que cet habitus l’habite intégralement. Il devient – est – son être à l’œuvre, lorsqu’il la fait, lorsqu’il compte, nombre après nombre, posant chiffre après chiffre, tracé après tracé, blanc après blanc. Ce moi peut aussi être celui de tout lecteur – regardeur de son œuvre, non lorsqu’il la parcourt, la lit, la contemple, mais lorsque de l’œuvre il est amené à intégrer ce comportement, à en faire son habitus, à l’habiter. Il est son être devant l’œuvre – dont pourtant il ne voit que le détail d’un Détail, oubliant même ces quelques nombres qu’il considère pour se porter sur le tracé d’un des ces chiffres, et dans ce tracé vit le vertige du temps réalisé. Et plus le blanc augmente plus le chiffrage et le déchiffrage requièrent cette exigence d’y habiter, plus le vertige s’expérimente, extase d’être-là.
»Nur Seiendes, das wesenhaft in seinem Sein zukünftig ist, so daß es frei für seinen Tod an ihm zerschellend auf sein faktisches Da sich zurückwerfen lassen kann, das heißt nur Seiendes, das als zukünftiges gleichursprünglich gewesend ist, kann, sich selbst die ererbte Möglichkeit überliefernd, die eigene Geworfenheit übernehmen und augenblicklich sein für “seine Zeit”. Nur eigentliche Zeitlichkeit, die zugleich endlich ist, macht so etwas wie Schicksal, das heißt eigentliche Geschichtlichkeit möglich.176«
Principiel à développer, Heidegger a placé ce paragraphe en italique. Et ce principe
n’est-ce pas ce que met en œuvre Opalka, dont l’être – “Seindes” – compte, tourné vers l’avenir – “das wesenhaft in seinem Sein” – vers l’∞, sachant que cet infini aura sa fin dans un nombre, se brisant sur sa mort – “seinen Tod an ihm zerschellend auf>” – assumant son être été des nombres précédant, jusqu’au premier, le 1 – “sich selbst die ererbte Möglichkeit überliefernd” –. Il peut accepter d’être dans l’instant de son temps – “übernehmen und augenblicklich sein für seine Zeit” –. Il accède et peut nous faire accéder à la seule temporalité réelle – “Nur eigentliche Zeitlichkeit” – qui rend possible son et notre destin – “macht so etwas wie Schicksal” – et une historicité réelle – “eigentliche Geschichtlichkeit” –. A ceci, je crois, Opalka répond, là où Heidegger trouvera non son erreur, mais sa faute177. Et la réponse est :
Pięć milionów sześćset siedem tysiąc dwieście czterdzieści dziewięć.178 »
Sans doute nous faut-il ainsi, devant un Détail, lire à haute voix quelques nombres, un nombre même, pour conscientaliser ses chiffres, et la pleine durée de leur énonciation, consonne après voyelle, voyelle après voyelle, voyelle après consonnes, son après son, son après silence, silence après son, silence après silence, pour parvenir à l’exigence d’être son œuvre – d’être dans le temps – d’être, “Dasein”.
Deux millions trois cent soixante-et-un mille sept cent trente-quatre, deux millions trois cent soixante-et-un mille sept cent trente-cinq, deux millions trois cent soixante-et-un mille sept cent trente-six, deux millions trois cent soixante-et-un mille sept cent trente-sept, deux millions trois cent soixante-et-un mille sept cent trente-huit…
Deux millions, trois cent soixante-et-un, mille ; sept cent, trente-quatre… deux millions, trois cent soixante-et-un mille… sept cent trente-cinq… … deux millions trois cent, soixante-et-un mille ; sept cent trente-six… deux, millions trois cent, soixante-et-un mille, sept cent ; trente-sept… deux millions trois cent... soixante-et-un mille ; sept cent trente-huit…
Et là se donne à être, comme étant reçu, que c’est dans les ponctuations, dans les interstices, dans la reprise de souffle ou le renversement du souffle – “Atemwende”179 – que la compréhension, qui est plus une appréhension, une a–préhension, advient.
« Lorsque votre compréhension est pleine
Aucune chose ne subsiste.180 »
Sinon celle-ci : vertige, extase où croyant être sorti de moi, du monde, je ne suis sorti que du mondain, entrant le plus profondément en moi, dans le temps. Cet “Außer-sich” hors-de-moi en devient un pur “In-sich” en-moi. Cette extase qui trop signifie sortie devrait se nommer (au prix du néologisme) “instase”. De même (et au même prix qui dit à tel point une langue forge une manière de penser), exister – “Seien” de “Sein”, être – exister, venu de « ex(s)istere : “sortir de, se manifester, se montrer” ; ex–ister doit se trouver un mot inverse, “entrer en soi, se manifester, se montrer en soi” :
instase
inister, in–ister181.
Qui au moins appelle in–istant l’insistance du phénomène que je tente de décrire, ce que recouvre ce concept de “sublime”, les effets de ces a–perceptions qui, physiques, corporelles ou mentales, intellectuelles, me poursuivent.
Totalité, néant
J’ai écrit182: ce fut le début, et la fin,
entre depuis toujours je suis, sans être.
C’est-à-dire : sans exister – dehors, mais fixé
en un dedans conscient d’un début, d’une fin, toujours je suis, en in–istence.
Se sentir sans place, dé–placement sans
avancement ou recul, être sans sol, abîme, flottant, sans espace, sans temps,
oui, dans le sens où tous étaient encore ici compris comme purement
extérieurs ; alors qu’ils s’intériorisent – donnant ainsi la
perception de leur disparition, tels le liquide que je bois, l’aliment que
j’avale disparaissent au moment où je les incorpore.
Incorporé, intégralement avoir absorbé l’espace, le temps, le corps – enveloppe qui me sépare de l’œuvre et de son espace : ni ici ni maintenant, pourtant pas ailleurs, présent, je suis ; en absence. Ab–sens ? je me sens sans sol, sans pieds, sans espace, sans temps, sans corps, parce que la perception de l’art, cette perception esthétique, agrège la totalité du monde en moi. Le monde perçu, le moi perçu lui-même se désagrège en moi, se mêle tel le premier aliment au second, en ab-sens.
Dehors, percept comme concept vidés parce qu’incorporés :
Evidence
de présence évidée : tout dis–paraît.
Evidence
d’absence dé–vidée : ce qui est, c’est le fait que rien
n’est.
Mais ce rien est quelque chose
au lieu de rien.
Dedans, sensation comme intellect incorporés et désagrégés :
Ce qui se retire m’est donné, et m’est donné d’autant que je
me retire.
Ce qui m’est donné m’est retiré, et m’est retiré autant que
je me donne.
Se donne ce qui se retire, et m’est retiré–donné
autant que je donne–retire ; me sublime.
Du dedans, vibration de ce qui se donne ; étincelle – évidemment invisible, sinon qu’elle semble parcourir le nerf optique à l’envers ; déclic – inaudible et odeur inolfactive de brûlé ; goût qui toujours à rebours atteint les papilles…
Ce don oblige, mais oblige à quoi ?
A un voir d’effroi qui fraye, m’effraye ; me sublime, parce
qu’intérieur.
A une pensée d’effroi qui fraye, m’effraye ; me
sublime, parce qu’intérieur.
A une exigence totale de sincérité face à l’œuvre –
d’authenticité de mon regard sur elle.
Corollaire : la totale sincérité, exigence
d’authenticité de celui qui fait l’œuvre – si je la fais, si j’y parviens.
Et le risque, immense, du néant : si inister est le mouvement inverse d’exister, n’y a-t-il pas de l’inexistence ?
« Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais […]183 »
et de lister toutes les possibilités d’un sommeil qui troublerait cette claire situation d’être là, présent au monde et au temps externes. Alors, dans “l’éveil” total de la perception du sublime (qui sans doute ne suppose plus aucun sommeil), l’incorporation de l’externe, jusqu’à la frontière que dessine mon corps, jusqu’à la pensée qui toujours est pensée de quelque chose (extérieure), serait la totale disparition. Encore reste-t-elle impossible : non d’une opacité blanche, le support qui tente d’exemplifier la question devrait être transparent, et visible dans un monde devenu intégralement transparent : soit rien.
Il faut que quelque opacité demeure, que quelque chose soit ce rien, pour que soit ressentie, intuitionnée, perçue ou plutôt a–perçue cette transparence. Cette opacité serait-elle celle de l’art ? Non l’opacité du monde, des choses, de l’espace ou du temps qui toujours reste externe, mais une opacité particulière qui puisse porter cette transparence – porter à cette transparence ?
Transparence d’une opacité
Peut-être reprendre Lyotard184 :
« Les avant-gardes […] accomplissent le romantisme, […] elles sont une issue à la nostalgie romantique parce qu’elles ne cherchent pas l’imprésentable au plus loin, comme une origine ou une fin perdue […], mais au plus prêt dans la matière même du travail artistique. […] L’enjeu ne peut être que d’approcher la matière. C’est-à-dire d’approcher la présence sans recourir aux moyens de la présentation. »
Suspendu ici où je l’avais laissé185, ne va-t-il encore pas assez loin : certes le sublime n’est plus à chercher sous le masque d’un plus loin, mais il est tant au plus proche qu’il ne se limite pas à la matière du travail artistique, à la surface de présentation, au plus prêt soit-elle appréhendée. Il poursuit :
« Nous pouvons parvenir à déterminer une couleur ou un son en termes de vibrations selon la hauteur, la durée, la fréquence. Mais le timbre et la nuance […] sont précisément ce qui se soustrait à cette sorte de détermination. […] Nous pouvons difficilement saisir une nuance en elle-même. Cependant, si l’on suspend l’activité de comparer et de saisir, l’agressivité, la mainmise – le mancipium – et la négociation qui sont les régimes de l’esprit, alors au prix de cette ascèse – Adorno –, il n’est peut-être pas impossible de se rendre disponible à l’invasion des nuances, de se rendre passible au timbre.186 »
Le “détour” effectué par les avant-gardes apicturales, voire inesthétiques – qui ne cherchent pas à agir sur le sens mais sur l’esprit – force sans doute à compléter la phrase :
Nous pouvons parvenir à déterminer une idée ou un dessein en termes de conceptions selon la définition, la catégorie, la logique. Mais l’intuition et la
préfiguration […] sont précisément ce qui se soustrait à cette sorte de détermination. […] Nous pouvons difficilement saisir une préfiguration en elle-même. Cependant, si l’on suspend l’activité de comparer et de saisir, l’agressivité, la mainmise – le mancipium – et la négociation qui sont les régimes de la raison, alors au prix de cette ascèse, il n’est peut-être pas impossible de se rendre disponible à l’invasion des préfigurations, de se rendre passible à l’intuition.
Timbre et nuance, lumière – luminosité – d’une couleur, première énigme suspendante du rouge–vert, soit un rouge de nuance verte, de consonance – plutôt d’assonance verte – de timbre vert, en sa matière de vert ; et plus loin, autre énigme suspendue cette ampoule de verre sans idée ou dessein, mais dont la l’intuition et la préfiguration assomme la raison. Suspension, dissonance, passibilité, disponibilité, ascèse… gain de cette négativité sublime ?
« Nuances et timbres [préfigurations et intuitions] sont des différences peu perceptibles entre des sons187 et des couleurs [des idées ou des desseins] qui sont par ailleurs identiques par la détermination de leurs paramètres physiques [conceptuels].188 »
La passibilité à ces nuances et timbres, préfigurations et intuitions, provoquées par leur a–perception ou a–conception, qui est dans un premier temps négatif sur le versant esthétique (de la perception) et sur le versant intellectuel (de la conception), serait en ce sens dans un second temps positif. Non un plus, mais un mieux : être ainsi disponible à la variation de la plus infime nuance, à la micro-intervalle, à l’infra-mince d’une interstice ce serait non plus juste voir ni concevoir des idées globalisantes, mais découvrir, apercevoir et intuitionner des préfigurations différentes, alternantes – alternatives, autres.
« Cette différence peut-être due par exemple à la façon dont [nuances et timbres, préfigurations et intuitions] sont obtenus, par exemple la même note selon qu’elle émane d’un violon, d’un piano ou d’une flûte, la même couleur au pastel à l’huile ou à l’aquarelle [la même idée formulée de manière définitoire ou poétique]. La nuance et le timbre [la préfiguration et l’intuition] sont ce qui diffère, dans les deux sens du mot, ce qui fait la différence entre la note du piano et la note de la flûte [ce qui fait la différence entre l’idée définie et poétique], et ce qui donc diffère aussi de l’identification de cette note [de la conception de cette idée].
A l’intérieur de l’espace très petit qu’occupe une note ou une couleur [ou une idée] dans le continuum sonore ou chromatique [ou de pensée], et qui correspond à la fiche d’identification de la note ou de la couleur [ou de l’idée], le timbre ou la nuance [l’intuition ou la préfiguration] introduisent une sorte d’infinité [mais attention : qui n’est pas l’infini, mais l’infinitude !], l’indétermination des harmoniques [ou chaînes logiques] au sein du cadre délimité de cette identité. Nuance ou timbre [intuition ou préfiguration] sont ce qui décourage et désespère le découpage exact et donc la composition claire des sons et des couleurs [des idées et des desseins] selon les échelles graduées et les tempéraments harmoniques [ou logiques].
Selon cet aspect de la matière [de ce qui peut donner à penser], il faut dire qu’elle doit être immatérielle [impensée] si on l’envisage sous le régime de la réceptivité ou sous celui de l’intelligence. Car les formes et les concepts sont constitués d’objets, ils produisent des données saisissables par la sensibilité et intelligibles par l’entendement, des vis-à-vis [réfléchissants] qui conviennent aux facultés, aux capacités de l’esprit. La matière dont je parle est “immatérielle” [la pensée dont je parle est “impensable”], an–objectale, parce qu’elle ne peut “avoir lieu” ou occasion qu’au prix de la suspension de ces pouvoirs actifs de l’esprit.189 »
Revoici alors la difficulté, du point de vue de l’objet d’art : matière immatérielle, opaque transparence, parce que la transparence, l’immatérialité de l’art ne peut se concevoir
sans un objet opaque, matériel – mais que cet objet, pour permettre transparence et immatérialité, ne peut être opaque et matériel seulement. Revoici alors la difficulté, du point de vue de l’idée d’art : pensée impensable, parce que l’impensabilité de l’art ne peut se concevoir sans une idée pensée – mais que cette idée, pour permettre l’impensable, ne peut être pensable seulement. Quelque chose doit passer au travers, trans–, matière, cette opacité, cette pensée pour qu’elle puisse passer au travers, trans–, dans le sujet, au prix de la suspension de ses pouvoirs actifs, de son activité, qu’au prix de la passivité, voire de la disparition du sujet.
« Passibilité : le contraire d’“impassibilité” ? Quelque chose ne vous est pas destiné, il n’y a pas de quoi le sentir [et le penser]. Vous êtes touchés [et préoccupés], vous ne le saurez qu’ensuite – et en croyant le savoir vous vous tromperez sur cette touche [cette préoccupation]. On suppose que les esprits sont angoissés de ne pas intervenir dans la production du produit. C’est parce qu’on pense la présence selon l’exclusive modalité de l’intervention maîtrisante. Ne pas être contemplatif [être immédiatement pratiquement, communicativement, conceptuellement actif] est une sorte de commandement implicite, la contemplation est perçue comme passivité190 dévaloriées.191 »
Revoici alors la difficulté, du point du sujet face à l’art : existant inexistant, parce que l’existence et la conscience de cette existence ne peut que s’effacer pour accueillir ce qui ne lui est pas destiné, l’art. Et que ce qui sera accueilli d’art ne pourra l’être que dans l’inexistant qui, pour accueillir devra bien “exister” mais autrement qu’en sa conscience affirmée d’être-là, bien présent au monde. C’est une contemplation, une instase qui doit effacer l’existant pour l’“inistant”, insistant au moins l’espace d’un instant.
« Je dirais [que l’a–perception ou que l’a–conception d’un art, d’une pensée “sublime”] suspend [les pouvoirs de l’esprit] au moins “un instant”. Cependant, cet instant à son tour ne peut être compté, puisque pour compter ce temps,
même le temps d’un instant, il faut que l’esprit soit actif192. Il faut donc suggérer qu’il y aurait un état de l’esprit en proie à la “présence” [d’une absence et de sa propre absence] […], un état d’esprit sans esprit [une existence inexistante] […], parce que cette présence en l’absence de l’esprit actif [par instase, et par défaut nommée “inistante”] n’est jamais que timbre, ton, nuance [intuition, préfiguration, sentiment] dans l’une ou l’autre des dispositions de sensibilité [ou d’intellect] […] dans l’une ou l’autre des passibilités par où l’esprit est accessible à l’événement matériel, peut en être “touché” : qualité singulière, incomparable – inoubliable et immédiatement oubliée, d’un grain d’une peau ou d’un bois, de la flagrance d’un arôme, de la saveur d’une sécrétion ou d’une chair [fut-elle celle dorée d’une pomme et de son reflet pommée sur un gobelet d’argent], aussi bien que d’un timbre ou d’une nuance [d’une intuition ou d’une préfiguration, telle face à une ampoule de verre emplie d’un air “de Paris” ou entre deux nombres dépeints, tels 4.431.762 et 4.431.763]. Tous ces termes sont échangeables [qu’ils soient de l’ordre du perceptif ou de l’intelligibles – ou plutôt de l’a–perceptible et de l’in–intelligible]. Ils désignent tous l’événement d’une passion, d’un pâtir auquel l’esprit n’aura pas été préparé, qui l’aura désemparé, et dont il ne conserve que le sentiment, angoisse et jubilation d’une dette obscure.193 »
Deux termes me reviennent :
D’abord qu’on ne peut que témoigner, après coup ; et ce témoin ne sait pas ce qu’il voit et ne comprendra pas ce qu’il a vu, n’arrive jamais à dire, à comprendre et à faire comprendre ce qu’il a vu194.
Ensuite qu’il y a don et dette : le don oblige, mais oblige à quoi ? au contre–don ? ou au repli de celui qui reçoit – a–donné ? et que ce contre-don n’est plus existence, n’est pas non plus inexistence, est cette “inistance” avec instance, en instance… tendu, attendue
en l’instant. Inistance qui serait présence reçue au prix de son abandon, présence donnée ou rendue – et rendue autre que ce que pour le sujet elle était.
« Il me semble que l’enjeu de la peinture [de l’art] […] est de rendre la présence, d’exiger le désarmement de l’esprit. […]. Il arrive qu’un jaune, celui du Delft de Vermeer, suspende la volonté et l’intrigue d’un Marcel. C’est cette suspension que j’aimerai appeler âme : quand l’esprit se brise en éclat – dessaisissement sous l’“effet” d’une couleur – mais est-ce un effet ? Ensuite on écrit trente ou cent pages pour ramasser le bris, et l’on renoue l’intrigue.195 »
Furieuse impression que c’est ce que je fais ici, du début à la fin, entre depuis toujours, et que entré ainsi, je n’en suis pas à la fin.
« A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de [l’art], cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure.196 »
Esprit ?
savoir, voir, percevoir – mal percevoir – être existant ?
Sublime ?
a–percevoir, être inistant (ni existant ni inexistant) ?
Ame (ou art) ? apercevoir – percevoir le plus
infime – percevoir autre, voir autrement, autre savoir ?
Et « Je », devenu un autre ?
Déprise.
R’ aperçu
Telle est la déprise qu’ici résumer et reprendre :
Apercevoir, mal percevoir, l’espace d’un instant ; voir fugitivement, voir quelque chose qui ne fait que passer – chose qui passe dans le temps et fait temps –, voir superficiellement, frôler du regard, à peine percevoir. Ou : apercevoir, percevoir le plus infime d’un espace et d’un temps, voir le plus intime voir au plus profond d’une chose qui se creuse – est temps –, creusant le regard ; apercevoir, percer le voir ?
Le premier, apercevoir frôlant, est un défaut superficiel de l’ordre du voir, du savoir, du savoir voir et du savoir que l’on voit – du concept, constat banal, aplanissement menant à l’inattention, à ne pas être touché, à une intégrée appauvrissante du soi ; à être soi, restant soi intègre, séparé et par là clairement situé hors de l’autre – les autres, les choses, les faits et événements, l’espace, le temps, le monde, tout ceci reste extérieur, passe.
Le second, a–percevoir creusant, est un défaut profond du voir, passant par le non-voir, le non-savoir, le non-savoir voir et le non-savoir de ce qui est non-vu – de l’a–conception, affect grave, béance engloutissant l’attention et qui fait touche, désintègre mais enrichit le soi : à être privé de soi, devenu soi désintégré, dissout et par là plongé dans la confusion ou tout devient autre - les autres, les choses, les faits et événements, l’espace, le temps, le monde, soi-même tout ceci s’incorpore, demeure.
Savoir-affect qui est un non-savoir, un savoir affecté, une inverse ivresse, étrange creusant, nerfs à vifs, tension à fleur de peau, attention charnelle et intellectuelle qui vise le soi et le touche, le transperce ; déchirement enrichissant. Riche en qualité, non en quantité, rare d’ailleurs, puisqu’atteint par la soustraction quantitative de l’a–perception (moins je perçois plus il peut avoir lieu), le sublime paraît l’événement de quelque chose. Un média, un objet un espace, un instant, parce que pauvres en perception ou pauvres en conception, confèrent cette qualité qui puisse en permettre l’événement. Ce sublime n’est pas en en-soi ailleurs, un au-delà, il est là, sous la main –
“Zuhandenes oder Vorhandenes” –, contrairement à ce que donnent à croire les extases mystiques, les idéaux romantiques ou les fuites surréalistes.
« L’inexprimable ne réside pas en un là-bas, un autre monde, un autre temps, mais en ceci : qu’il arrive – quelque chose. Dans la détermination de l’art pictural, le “il” arrive, c’est la couleur, le tableau. La couleur, le tableau en tant qu’occurrence, événement, n’est pas exprimable […].> »
C’est bien plus ce là-ici soudain perçu, conçu autre, ce monde devenu autre, ce temps altéré en altérité et les zips de Newman ne sont pas outre-peinture, mais peinture se donnant autre, ici, à l’instant, en mon regard, à moi. L’horizon de Friedrich n’est plus le lointain infini, il est au plus proche en un horizon si intégré en moi qu’il me dissout. Le sublime, et c’est en ce sens qu’il faut relire les romantiques, et reconsidérer la peinture, est aussi proche soit-il que possible – un point central qui, dissolvant le cercle du sujet, concentre ce qui était l’horizon des plus lointains ; y compris l’image. D’extérieure, l’image s’intériorise, aussi peut-on dire qu’il n’y a pas d’art abstrait (mais des formalismes concrets vides), mais bien un art intégré. Il est occurrence, événement, rare état singulier, particulier, pur, subjectif, sans finalité, se donne – s’il le peut – a priori et sans concept, sans attente, sans préscience. C’est :
» […] Ein sonderbares Gespinst aus Raum und Zeit: einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag.«
« […] Une singulière trame de temps et d’espace : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il.189 »
L’œuvre n’est pas l’apparition, elle porte en elle la possibilité de cette apparition. Et cette possibilité est dans son opacité qui permet la transparence, la matérialité qui
permet l’immatériel, la pensée qui permet l’intuition. C’est la toupie de Chardin arrêtée mais qui tourne, puisqu’en équilibre, non saisie l’espace d’un instant – telle une photographie l’aurait capturée – mais peinte, se saisissant d’un espace et d’un temps. C’est le décompte d’Opalka en ce qu’il se saisit d’un espace et d’un temps, le souffle vibratoire du désert de Viola, saisie d’un espace et d’un temps, les figures de Giacometti, le zip de Newman, le ready-made de Duchamp, absolue saisie de l’espace et du temps où prêts, ils se font.
» […] Ein sonderbares Gespinst aus Raum und Zeit […]«
“Gespinst” – trame, toile, réseau, “spinning” – filature, qui appelle le “Gespinstende” – extrémité pointue du point, la pointe de l’aiguille (point central qui, dissolvant le cercle du sujet, concentre ce qui était l’horizon des plus lointains en une trame d’espace et de temps, se saisit de l’espace et du temps pour les tramer. Toupille, décompte, souffle vibratoire, figure, zip, ready-made tissant en eux un espace et un temps. Non l’espace et le temps figuré (tels la tapisserie de la pièce et le sourire de l’enfant, le chiffre qui serait l’image d’un chiffre, le désert comme document, la figure comme Anne, le zip comme verticale, Air de Paris comme image d’une ampoule d’apothicaire), référents externes à l’œuvre ; mais un espace et un temps interne, propre à l’œuvre, matériel de son opacité, corporel, quasi incarné199 : en peinture, le corps pictural. Un corps opaque mais dont la picturalité doit permettre la trans–parence,
» […] einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag.«
Un espace et un temps internes, matérialisés dans l’œuvre, quasi incarnés dans le corps pictural. Lointain trans–parant permise par la proche picturalité du corps opaque.
Ce pourquoi, peut-être, dans les matériaux préparatoires aux Passages, Benjamin joue d’une inversion du propos entre trace et aura :
Spur und Aura. Die Spur ist Erscheinung einer Nahe, so fern das sein mag, was sie hinterlieft. Die Aura ist Erscheinung einer Feme, so nah das sein mag, was sie hervorruft. In der Spur werden wir der Sache habhaft ; in der Aura bemachtigt sie sich unser.200«
La trace – “Spur” – s’oppose à l’aura ; elle en est l’inversion de l’effet sur nous,
» […] einmalige Erscheinung einer Nähe, so fern das sein mag.«
mais aussi de notre attitude : dans la trace nous maîtrisons (nous mettons la main sur – “wir habhaften” –) la chose ; dans l’aura elle s’empare de nous – “bemachtigt sie sich unser” –. Mais, si sans aucun doute il peut y avoir trace sans aura, peut-il y a avoir aura sans trace ?
S’il n’est d’art sans objet de perception ou d’intellection, il faut bien considérer et l’objet et l’art, comme un tout séparé en “infra-mince” qu’est l’objet d’art – ou l’œuvre d’art.>
L’aura serait du côté de la réception de l’objet d’art. Elle est ce qui dans la matière d’un objet proche permet au phénomène art lointain d’apparaître – “Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag” –. L’aura est ce qui se donne et s’empare de nous – “bemachtigt sie sich unser”, en tant que récepteur – regardeur.
La trace serait du côté de l’émission de l’objet d’art. Elle est ce qui passe de la révélation du lointain phénomène art dans la proche matière d’un objet – “Erscheinung einer Nähe, so fern das sein mag” –. La trace est ce qui se prend et nous est maîtrise – “Sache habhaft” –, en tant qu’émetteur – artiste.
Ce serait alors des deux pôles dont il serait question pour Benjamin : trace, à la réalisation de l’objet d’art, aura à sa considération, avec deux exigences opposées ou plutôt inverses ; être notre maîtrise, s’emparer de nous ; apparition d’un proche, si lointain soit-il, apparition d’un lointain, si proche soit-il. Deux pôles qui dans leur
inversion conservent l’apparaître – “Erscheinung” – comme une singulière trame d’espace et de temps – “ein sonderbares Gespinst aus Raum und Zeit” – et l’unicité de l’apparaître – “einmalige Erscheinung” - , en l’instant de la réalisation par l’artiste, en l’instant de la considération par le regardeur. Et cette singulière trame d’espace et de temps qui possibilise l’unique apparition serait à chercher dans les qualités de l’objet (d’art), tant durant sa réalisation par maîtrise que sa considération par déprise.
Cet objet est un corps qui s’est à travers la peinture (la sculpture, la vidéo, la musique, l’écriture, le théâtre – tout média quel qu’il soit) taillé une brèche dans l’espace et une brèche dans le temps. Ce corps empile les instants côte à côte – Nebeneinander-Nacheinander – les uns sur les autres et les suspend ainsi en singulière trame d’espace et de temps – sonderbares Gespinst aus Raum und Zeit –, instant unique ramassé dans l’œuvre. Dans un tableau, tel chez Chardin, ce corps prend dans la masse picturale deux temps : celui de ce qui est représenté – instant fugitif prélevé du temps telle la toupie en rotation, ou un nombre chez Opalka – et celui de la représentation peinte, le temps de la peinture, temps parfois décompté mais non compté – plusieurs jours pour peindre cet enfant à toupie, une suite de Détails nommés de un à l’infini –, temps qui n’est pas une succession quantitative (sinon l’artiste pourrait, s’il se vend, se tarifier au temps, et non à la pièce), mais une sensation voire un sentiment, un pâtir voire une passion, empilement qualitatif. Ce corps est la rencontre, incarnée dans la peinture (ou tout autre média) des deux temporalités, celle chez Chardin de la toupie et de l’enfant et celle du pinceau et du peintre ; celle chez Opalka du nombre et de ses chiffres et celle du pinceau et du peintre :
» […] Ein sonderbares Gespinst aus Raum und Zeit […]«
Un temps et un espace composés du plus fugitif instant, et du temps le plus long, qui est celui de son espace pictural ; un espace espacé – “Raum raümt” 201 – est par là espace re–présenté, non forcément “image de quelque chose”, mais présenté en lui-même “image de lui-même” en sa matérialité peinte. Un temps et un espace qui font corps pictural, couche sur couche et où chaque couche transparaît, « transpire202 » sur
un autre et fait transparaître, transparente, une autre couche ; laissant ainsi entre-voir, dans la diaphanéité de ce continuum qu’est devenu le corps pictural, le temps lent de la peinture mêlé à l’instant fugitif de la représentation.
» […] einmalige Erscheinung einer Nähe, so fern das sein mag.«
[…] einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag.«
Corps de peinture qui présente dans sa proche matérialité l’étrange sensation d’un bougé – scintillement, papillotement, bredouillement, bégayement, déchirement, lacération, saut, tous provoquant une syncope du regard, d’un décalage entre chacune des couches – celui du temps de la peinture, si manifeste dans la structure colorée, que ce soit les lignes chiffrées épuisant la charge de peinture dans l’invisibilité chez Opalka, ou les pans de tapisserie de Chardin, qui glissent de la certitude des plages vertes et olives , séparées de bandes rouges, à l’incertitude d’une surface qui se fait corps composé de toutes les plages – vertes, olives et rouges – chacune transparaissant les unes sur ou sous les autres.
Moment de bougé, instant non temporel – non quantitatif mais qualitatif – creusant la temporalité picturale – qu’est dessous, avant ? – la suspendant en énigme – mais qu’est dessous et qu’est dessus ? – Instant d’a–perception et d’a–conception, de sublime, aussi indéterminable que le rouge–vert du brun d’un bol, qu’est la condition d’apparition – “einmalige Erscheinung” – du corps de la peinture. Corps qui mène à l’apercevoir du plus intime, à percevoir au plus infime, à voir au plus profond, à sentir au cœur même de la sensation, « sentant et senti. »
Me reste une question :
[…] einmalige Erscheinung einer Nähe, so fern das sein mag.«
[…] einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag.«
ce “sublime” :
S’agit-il d’une recherche des lointains inconnus, quasi métaphysiques, où du proche est espéré (c’est sans doute la posture romantique204 ?
S’agit-il d’une recherche au proche connu, physique quotidien, banal, où du lointain soudain surgit (c’est sans doute la posture moderne) ? – celle qui s’ouvre avec le réalisme et le naturalisme (Courbet, Millet), la réduction du récit à l’alentour (Maupassant, Proust), et qui se creuse avec Giacometti ou Duchamp ; Mallarmé ou Joyce, la fin du lyrisme composé (Mahler) et l’entrée dans la masse sonore (Schönberg).
Avoir commencé avec Chardin205, isolé en son temps de “grande” peinture d’histoire ou de frivolité, ce peintre des cuisines et des cours intérieures, des domestiques et des natures mortes (Chardin ignoré des romantiques, redécouvert par les réalistes) me donne un indice. Mais le refuge dans ce qui est devenu la “grande” peinture historicisée et frivolement exposée au Louvre, l’idéal pictural et artistique que je me construis me livre à la dissimulation. En même temps que Chardin, j’ai trouvé amitié avec Stephen Dedalus206 (Télémaque, celui qui se bat au loin207) regardant au loin la mer, en attente du retour de son père, qu’il n’attend plus, mort noyé que ce père est208.
Mais Stephen, qui donne une des premières “épiphanies” d’Ulysse, marchant sur la plage de Sandymount, avec pour horizon la mer et la mort fantasmée – transférée de son père (dans lequel il ne se reconnaît pas) ; comme Molly209 qui en livre la dernière, couchée dans son lit, ressassant de ses souvenirs, avec pour horizon la nuit et le retour de son mari, Bloom ; semblent bien tromper sur l’orientation du “sublime” épiphanique. Tous deux nous sont données seuls et en monologue, pensant, réfléchissant leur perception ou sentiment, ils éloignent le plus proche dans le ressassement d’un plus lointain inatteignable – qui pour tous deux est un échec, n’aboutissant à rien. Tous deux nous sont donnés par Joyce sous la forme du “je” narrateur, figures de la fiction romanesque qui est récit, éloignement de ce qui en est la réalité, le livre, les phrases, les mots, les sons, au plus proche. Tous deux conduisent le lecteur à l’identification, soit à l’éloignement et de ce qu’il est comme lecteur et de ce qu’il lit comme lecteur : des mots, des sons et avec ces sons souffle, mouvement, musique, couleur de la langue (lalangue dirait Lacan210). Tous deux cherchent un introuvable objet petit a211 idéal Agalma212, statue d’or, révélation lointaine d’un précieux.
A l’inverse, Bloom le passif, ne cherchant rien (et pas d’objet petit a) tombe dans le Palea213, le déchet. Il est au plus proche et plus, n’a aucune ambition pour le lointain. Et c’est le lointain qui vient “à lui” sans qu’il ne le voie, ni ne le perçoive, ni ne l’aperçoive ; inaperçu : a–percevoir. Et c’est le lointain qui vient “à lui” sans qu’il n’en ait idée, ne le pense, ni ne le conçoive ; inconçu : a–concevoir. Bloom ne voit rien, ne sent rien, ne pense pas, ne conçoit pas. Il traverse le récit, comme inexistant – ou plutôt semble être traversé par lui, in–istant ? Comme Ulysse mais sans ruse, Bloom est personne. Il n’est pas ce personnage, figure de la fiction romanesque qui est récit ; et de fait son nom, son son est la réalité, le livre, les phrases, les mots, au plus proche. Bloom ne reçoit pas les “épiphanies”, c’est à sa place au lecteur qu’elles sont données. Il confond le lecteur au texte, soit au plus proche et de ce qu’il est comme lecteur et de ce qu’il lit comme lecteur : des mots, des sons et avec ces sons souffle, mouvement, musique, couleur de la langue) C’est au lecture qu’est accordé l’intuition de l’introuvable objet petit a, idéal Agalma, statue d’or, révélation lointaine d’un précieux.
L’épisode des Sirènes, à mi-livre, délivre ce qu’épiphanies du début (Stephen) et de la fin (Molly) nous retranche. Si Joyce l’écrit, qui y parle ? Personne ; pas même Bloom qui est “personne” : cette scène de bar est “sans” narrateur, sans voix narrative. C’est une voix descriptive qui dit ce qu’elle voit, avant tout des couleurs en mouvement, et ce qu’elle écoute, des bruits et dialogues rendus en langage direct. Cette voix ne trace pas comme ce qui raconte, comme un “il” qui dit ou le “je” du monologue ; elle est submergée par l’aura des sons et des couleurs. Et où est cette voix dont s’empare l’aura, d’où “ça” parle214 ? Si cela “parle” ? les mots écrits par Joyce se donnent plutôt comme un enregistrement, ce qui par la phrase restitue – ou tente de restituer, témoin du « phénomène, mais [qui] ne sait pas ce qu’il voit et ne comprendra pas ce qu’il a vu, [qui] n’arrive jamais à dire, à comprendre et à faire comprendre ce qu’il a vu215 » mais peut-être le restitue dans le brut d’un enregistrement. D’où ça enregistre, alors ? Il semble au plus proche de Bloom, dans l’événement du pub où est entré Bloom ; ou au plus proche du lecteur, dans l’événement du livre où est entraînée la lecture. Si proche peut-être que cela n’est pas situable, ou que chaque lecture pourra dire : « je ne sais où en moi ». Evénement qui m’a livré au vertige sublime des mots ; d’une a–perception et a–conception des mots noirs–imprimés, devenus couleurs, teintes, lumières–mots diaphanes qui transparaissent de l’opacité des mots pour devenir transparente peinture, faite de couleur immatérielle ; ou musique sans note.
« Bronze et Or [Miss Douce et Miss Kennedy, serveuses à l’Ormond Bar] proches entendirent les sabots ferrés, cliquetantacier.
Impertnent, tnentent.
Petites ripes, il [Bloom] picore les petites ripes [du lard] d’un pouce rêche, petites ripes.
La sale ! Et Or rougit encore.
Une note enchifrenée de fifre florit.
Florit, Bleuet Bloom est aux cheveux d’or en pyramide,
Une rose qui se joue sur des seins de satin, rose de castille [rappel de la femme de Bloom - qu’il a quitté pour un petit moment : “Je vais jusqu’au coin, de retour dans une minute”, en fait du petit matin à passé minuit - Molly, qui le trompera avec Boylan, qui s’éclipsera du bar dans lequel Bloom l’avait suivi.]
Fredonne, fredonne : Adolores.
Coucou ! Ah la voi… coucoudor ?
Bing à Bronze qui compatit.
Et un appel, pur, long et vibrant. Un appel lent à mourir.216 »
Un–Ulysses en huis clos bruyant de pub, vers seize heure, Bloom (pâle publiciste) navigateur perdu, fleur bleue engloutie dans le bleu noir au sombre fond marin. Par contrepoint au bleu-noir Léopold Bloom, ses complémentaires brillantes : chevelure bronze de Lydia Douce et chevelure or de Mina Kennedy qui se moquent de lui, charmé – absent (occupé à manger, à surveiller Boylan, à penser à l’infidélité de Molly, à écrire sous pseudonyme à Martha qu’il courtise, à répondre aux conversations, à écouter le piano-chant). Les deux serveuses jouent complices, et entre elles en rient, passant au proche – “anear” – au loin – “afar” – du service à la fenêtre, par séduction et tromperie : sirènes sur fond de miroir argenté, bar zingué et verres éclats. Dehors, le son acier des chevaux, des trams ; dedans foule des hommes (Boylan, Goulding, Cowley, Dollard, Dedalus père de Stephan, Pat) dont la suite fait abstraction pour laisser la couleur Bloom sourdre noyée dans le bronze, l’or, l’argent et le rose de Lydia et Mina.
Reprenons, In original English language217
“Bronze by Gold hard the hoofirons, steelyrming
Iimperthnthn thnthnthn.
Chips, picking chips off rocky thumbnail, chips.
Horrid! And gold flushed more.
A husky fifenote blew.
Blew. Blue bloom is on the Gold pinnacled hair.
A jumping rose on satiny breasts of satin, rose of Castille.
Trilling, trilling: I dolores.
Peep! Who's in the... peepofgold?
Tink cried to bronze in pity.
And a call, pure, long and throbbing. Longindying call.”
Reprenons, couleurs et timbres seuls :
“Bronze by Gold […] hoofirons,
steelyrming Imperthnthn thnthnthn […]
[…] gold flushed […]
[…] fifenote blew […] Blew.
Blue bloom […]
[…] Gold […]
[…] rose on satiny […] satin,
rose […]
[…] Trilling, trilling […] Peep! […]
peepofgold? […]
[…] bronze […]
[…] The bright stars fade. O rose! […] Jingle jingle jaunted jingling […] Jingle […]
[…] Bloo. Boomed crashing chords […] A sail! A veil awave upon the waves. Lost. Throstle
fluted. All is lost now. Horn. Hawhorn […] blooming
[…] Black […] Deepsounding […]
Low in dark […]
[…] Embedded ore […] Bronzelydia
by Minagold […] By bronze, by gold, in oceangreen
of shadow […]
[…] Bloom. Old Bloom […] Last
rose […] left bloom […]
[…] Where bronze from anear? Where gold from afar? […]
Bronze by gold […]
[…] ringing steel […] pearl
grey and eau de Nil […] Exquisite
contrast […]
[…] bronze […] gold no
more […] gold […]
[…] Bloowho […]
[…] bronze […]
[…] Bloom […] black satin […]
[…] bronze from anear, by gold from afar, heard steel from
anear, hoofs ring from afar, and heard steelhoofs ringhoof ringsteel […] Bronze […] in the
barmirror gildedlettered where hock and claret glasses shimmered and in their
midst a shell […]
[…] But Bloom? […]
[…] bronze […] deep
bronze […]
[…] Bloowhose dark […] Bluerobed,
white under […] her white […]
[…] goldbronze […] blended […]
bronze gigglegold […] bronze
in gold […] bronzegold goldbronze […]
[…] greaseaseabloom […]
[…] jumping rose […]
[…] more goldenly […]
[…] violet silk […]
[…] goldenly paled […] Bronze
whiteness […]
[…] mirror […] gold
whisky […] crystal keg […]
[…] Bloom […] Bloom […]
Bloom. Old Bloom. Blue Bloom […] black […]
[…] gold […]
[…] bronze's […]
[…] Bloohimwhom […] Bloo […]
[…] gold […]
[…] The bright stars fade […] the morn is breaking […] The
dewdrops pearl […]
[…] rose […] rose […]
rose […] rose […]
[…] gold from anear by bronze from afar […]
[…] Bloom […] Black […]
[…] bronze […] rose […]
satin […] Shebronze […]
[…] Bloom by ryebloom […]
[…] bronze azure eyed Blazure's skyblue bow and eyes […] Bronzedouce […]
[…] rose […] rose […]
last fat violet […]
[…] by mirrors, gilded arch for ginger ale, hock and
claret glasses shimmering, a spiky shell, where it concerted, mirrored, bronze
with sunnier bronze […]
[…] bronze from anearby […]
[…] And Bloom? […] black […]
[…] gold returning […]
[…] Bronze […] bronze
from afar […]
[…] Bloom […] Bloom […]
bluehued […]
[…] bronze […] by […]
gold, inexquisite contrast, contrast inexquisite
nonexquisite, slow cool dim seagreen sliding depth of shadow, eau de Nil […]
[…] gold by […] bronze […]
[…] Gold by bronze heard iron steel […]
[…] Lovely gold glowering light […] Golden ship […]
[…] Bloom […] bacon […]
Backache […] Bright's
bright eye […] Bloom […] Blackbird […]
[…] bronze and rose […] eau de
Nil […] gold […]
[…] Bloom […] Bloom. Flood […]
flowed to flow […] dark […]
flow […] Flood […]
flow […] black […]
[…] Yellow […] silver […]
High […] high vast irradiation […] endlessnessnessness […]
[…] and bronze […] and gold
[…]
[…] Bloom […] dumb […]
Bloom […] night […]
Bloom […] Bloom […]
night […] The nights […]
Bloom […] smoked […]
smoked […] Bloom […]
ink […] Bloom […]
Bloo […] Bore […]
Bored Bloom […]
[…] Bronze and rose […]
[…] light pale gold in contrast […]
[…] Bronze by a weary gold, anear, afar […]
[…] Bronze […] Bronze […]
[…] Mirror […] The bright
stars fade. O rose! […] Blmstup […]
blue. Bloom […] Bloom […]
By rose, by satiny […]
[…] bronze and faint gold in deepseashadow, went Bloom […]
Bloom […] Bloom […]
[…] Near bronze from anear near gold from afar they
chinked their clinking glasses all, brighteyed […] bronze […] rose […]
rose […]
[…] An unseeing stripling stood […] saw not bronze. […] saw not
gold […] Hee hee hee hee. He did not see
[…] Seabloom, greaseabloom […] Prrprr […] Fff. Oo.
Rrpr […] Kran, kran, kran […] Krandlkrankran […] Karaaaaaaa.
Written. I have. Pprrpffrrppfff. Done.”
Pour la fin, déprenons, le tout :
“Tip. An unseeing stripling stood in the door. He saw not bronze. He saw not gold. Nor Ben nor Bob nor Tom nor Si nor George nor tanks nor Richie nor Pat. Hee hee hee hee. He did not see.
Seabloom, greaseabloom viewed last words. Softly. When my country takes her place among.
Prrprr.
Must be the bur.
Fff. Oo. Rrpr.
Nations of the earth. No-one behind. She's passed. Then and not till then. Tram. Kran, kran, kran. Good oppor. Coming. Krandlkrankran. I'm sure it's the burgund. Yes. One, two. Let my epitaph be. Karaaaaaaa. Written. I have.
Pprrpffrrppfff.
Done.”
« Toc. Sur le pas de la porte se tenait un être
jeune et sans regard [Stephan Dedalus ?]. Il ne voyait pas Bronze. Il ne
voyait pas Or. Ni Ben ni Bob ni Tim ni Si ni Georges ni les chopes ni Richie ni
Pat. Lui lui lui lui. Pour lui rien le luit.
Leux Bloom, huileux Bloom lisant ces dernières
paroles. En sourdine. Quand mon pays prendra sa place parmi.
Prrprrr.
Doit être le bour.
Fff. Oo. Rrpr.
Les nations de la terre. Personne derrière. Elle est
passée. Alors mais alors seulement. Un tram. Kran. Kran, kran. Bonne Ocas.
Attention, Krandlkrankran, Je suis sûr que c’est le bourgogne. Oui. Un, deux.
Que mon épitaphe soit. Kraaaaaaaa. Ecrite. J’ai.
Pprrpffrrppff.
Fini.218 »
So Nah
Eine Ferne
» […] einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag.«
Entre
Comme entre–apercevoir, l’espace d’un instant de perception, mais aussi comme entrer, à travers, trans– cette perception, comme perce–voir, au cœur de la sensation même, dans l’entre du sentant–senti. Entrer entre – Entre entre !
»Komm! Ins Offene, Freunde! Zwar glänzt ein Weniges heute
Nur herunter und eg schliesst der Himmel uns ein.«
« Viens dans l’Ouvert, ami ! bien qu’aujourd’hui peu de lumière
Scintille encore, et que le ciel nous soit prison.219 »
» […] So komm! Daß wir das Offene schauen,
Daß ein Eigenes wir suchen, so weit es auch ist.«
« [...] Ainsi, viens ! afin que nous voyions l’Ouvert.
Et cherchions le bien qui est nôtre, si loin que ce soit.220 »
Pourquoi si peu de lumière dans cet Ouvert, cet entre, dans cette invitation, cet “entre !” ? Est-ce parce que la lumière est à chercher en l’invité, en son regard. Un regard ouvert qui ouvre le lumineux ? – “dem offenen Blick offen der Leuchtende sein221 ” –. Ou est-ce dehors qu’elle se donne, lumière faible parce que ce dehors – la “nature” – serait oubliée, inaperçue.
»Welche
Lebendige,
Sinnbegabte,
Liebt nicht vor allen
Wundererdcheinungen
Des verbreiteten Raums um ihn
Das allerfreunliche Licht –
Mit seiner Straler u[nd] Wogen
Seinen Farben,
Seiner milden Allgegenwart
Im Tage.
[…]«
« Quel est, doué de sens, l’être vivant qui n’aime pas, dans le miracle des apparitions de cet espace immense autour de lui, avant tout la lumière avec ses couleurs, ses rayons et ses ondes – l’apaisement et la douceur de son omniprésence quand elle est le jour qui se lève222 ? »
Avance alors au devant de l’allée. Va devant vers le lac, ouverte étendue, ouverte brillance. A gauche, à droite, les bâtisses, les véhicules, les marronniers, les pavés, longe-les. Sombres, pleines, passent les choses opaques. Avance vers ce point fixe, devant : blanche lumière, haute. A gauche, à droite, immeubles, carrosseries, troncs ; en bas, racines de marronniers s’enfonçant dans la terre ; trop d’être223. Objets,
matières, sol, monde, concret, défilent ; passent, à gauche, à droite. Derrière rien : ne retourne pas. Avance vers l’ouvert, fixe devant, approche, qui s’éloigne. Quitte le monde, à gauche, à droite, en bas ; va haut devant. Plus de gauche, ni de droite, ni de monde, ni de sol : devant blanc, flotte. Avance au devant de l’allée, approche ce qui s’éloigne. Soudain, là, fin de l’allée ; devant : ouverture étendue, ouverture brillante, pure ouverture de lumière qui ne s’approche pas, et s’éloigne. Avance, où ? impossible : devant, rien. L’Ouvert, viens ! impossible : rien n’est devant. L’Ouvert s’éloigne, se replie, se referme : ce n’est que le lac embrumé, brillant de lumière. L’Ouvert n’est pas devant, au-delà, ailleurs. Rien, pas de là-bas. Reste ici. Là. Où est l’Ouvert ? aucun bien qui sera nôtre. Reste pourtant. Ici, à la limite atteinte de ce qui échappe. Ce n’est pas là-bas : ici ? έποχή244.
Ouvert lumineux ?
»[…]
Abwärts wend ich mich
Zu der heiligen, unaussprechlichen
Geheimnißvollen Nacht –
Fernab liegt die Welt,
Wie versenkt in eine tiefe Gruft
Wie wüst und einsam
Ihre Stelle!
[…]«
« Profondément je m’en détourne vers la sainte, ineffable et toute mystérieuse Nuit. Le monde gît au loin – enseveli dans un gouffre profond – et désert, solitaire est son lieu.225 »
Mais s’il se détourne de la lumière, n’est-ce pas ne plus chercher dans le dehors, dans la “nature”, mais, έποχή, en soi :
Ce
n’est pas là-bas : ici ? en soi ?
Un Ouvert dans la nuit fermée ?
»Was quillt auf einmal so ahndungsvoll unterm Herzen, und verschlucht der Wehmut weiche Luft? Hast auch du ein Geffalen an uns, dunkle Nacht? Was hälst du unter deinem Mantel, das mir unsichtbar kräftig an die Seele geht? […] Dunkel und unaussprechlich fühlen wir uns bewegt. […] Wie arm und kindisch dünkt mir das Licht nun – wie erfreulich und gesegnet des Tages Abschied –
[…]
[…] Himmlischer, als jene blitzenden Sterne, dünken uns die unendlichen Augen, die die Nacht in uns geöffnet. Weiter sehn sie, als die blässesten jener zahllosen Heere – unbedürftig des Lichts durchschaun sie die Tiefen eines liebenden Gemüts – was einen höhern Raum mit unsäglicher Wollust füllt.«
« Quelle est soudain cette source en mon cœur, tout un pressentiment et qui, de la mélancolie, ravale le souffle languissant ? Mets-tu donc, toi aussi, ta complaisance en nous, sombre Nuit ? Qu’as-tu sous ton manteau, qui monte en moi, invisible et puissant, et me pénètre l’âme ? […] Obscurément, inexprimablement, l’émotion nous emporte […] Qu’elle est donc pauvre et puérile à mes yeux, la lumière, à présent ! – Et quelle joie, quelle bénédiction que l’Adieu au jour !
[…]
[…] Mais plus encore que les étoiles scintillantes, ils sont célestes les Yeux que la Nuit à ouvert en nous. Ils voient plus loin que les plus pâles entre toutes, de leurs innombrables armées : sans secours ni besoin de lumière, ils percent jusqu’au cœur les profondeurs de l’âme aimante ; – ce qui comble un plus haut espace d’une indicible volupté.226 »
Infinis les yeux que la nuit ouvre en nous – “die unendlichen Augen, die die Nacht in uns geöffnet” –.
“[…] Shut your eyes and see.
Stephen closed his eyes to hear his boots crush crackling wrack and shells. You are walking through it howsomever. I am, a stride at a time. A very short space of time through very short times of space. Five, six: the nacheinander. Exactly: and
that is the ineluctable modality of the audible. Open your eyes. No. Jesus! If I fell over a cliff that beetles o'er his base, fell through the nebeneinander ineluctably. I am getting on nicely in the dark. My ash sword hangs at my side. Tap with it: they do. My two feet in his boots are at the end of his legs, nebeneinander. Sounds solid […]. Am I walking into eternity along Sandymount strand? Crush, crack, crick, crick.
[…]
Open your eyes now. I will. One moment. Has all vanished since? If I open and am for ever in the black adiaphane. Basta! I will see if I can see.
See now. There all the time without you: and ever shall be, world without end.”
« […] Fermons les yeux pour voir.
Stephen ferma les yeux pour écouter ses chaussures broyer bruyamment goémon et coquilles…
De là, Stephen ne se ferme pas entièrement à la nuit et ne s’ouvre pas à lui. Il croit fermer le monde visible et n’atteint pas l’intérieur pur : il écoute l’extérieur, le monde et manque l’έποχή. L’émotion ne l’emporte pas, il ne se livre pas à l’obscur, à l’inexprimable, est tout entier encore écoute de sa situation dans le monde, de son existence – loin de la perte du monde que dit le romantique, qu’exige la réduction phénoménologique.
… Il n’y a pas à dire, tu marches bien à travers. Oui, une enjambée à la fois. Très court espace de temps à travers un très court temps d’espace. Cinq, six, le nacheinander. Exactement, et voilà l’ineluctable modalité de l’audible…
Il vérifie, compte, l’un après l’autre, et s’il comprend le très court espace de temps à travers un très court temps d’espace, jamais il n’entre dans ce très court temps – l’instant, ce très court espace – l’inframince. Stephen évite l’έποχή, l’apparition – l’Erscheinung – ; et à tout moment a tentation de rouvrir les yeux pour vérifier, être certain, se maintenir – peur de tomber de la falaise, dans le vide, le rien, l’Ouvert cherché.
… Ouvre les yeux. Non. Sacredieu ! Si j’allais tomber d’une falaise qui surplombe sa base, si je tombais à travers le nebeneinander inéluctablement. Je m’arrange très bien d’être comme ça dans le noir. Mon sabre de bois pend à mon côté. Tâtons avec : c’est comme ça qu’ils font. Mes deux pieds dans ses bottines sont au bout de ses jambes, nebeneinader. Ça sonne plein […]. Suis-je en route pour l’éternité sur cette grêve de Sandymount ? Cric, crac, cron, cron.
[…]
Maintenant…
Stephen fuit l’έποχή, le “sublime”, le “saturé” ou “l’épiphanie”. Il expérimente mais veut déjà maintenant savoir227, il veut expérimenter mais sans risque : l’abîme doit rester loin de lui ; jouer à l’aveugle oui – mais non sans écouter. Plus, il joue à imaginer de l’expérience, ramenant la question au jeu : “suis-je en route pour l’éternité sur cette grêve de Sandymount ?” un jeu auquel il fait semblant de croire. L’éternité pourtant n’en était-il pas proche, deux fois ? Par une a–perception : entrer dans l’Ouvert du très court espace de temps à travers un très court temps d’espace ; par une a–ceptation : risquer de tomber à travers le nebeneinander inéluctablement, dans l’Ouvert qui est entre l’un et l’autre.
… ouvre les yeux. Oui, mais pas tout de suite. Si tout s’était évanoui ? Si en les rouvrant je me trouvais pour jamais dans le noir adiaphane ? Basta. Je verrai bien si je peux voir…
Emporté dans son jeu, son hypothèse – le risque d’un Ouvert, tombé du nebeneinander inéluctablement, apparition soudaine d’un très court espace de temps à travers un très court temps d’espace – se referme ; l’einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag, lui échappe.
… Regarde maintenant. Tout est demeuré à sa place hors de toi : maintenant et à jamais, dans tous les siècles des siècles.228 »
Et Stephen, rhétorique, ne tombe que dans l’évidence. Très loin de l’infini des yeux que la nuit ouvre en nous – “die unendlichen Augen, die die Nacht in uns geöffnet” – trop sensé : insensé.
» […] Nur die Toren verkennen dich und wissen von keinem Schlafe, als den Schatten, den du in jener Dämmerung der wahrhaften Nacht mitleidig auf uns wirfst. […]
[…]
[…] Die kristallene Woge, die gemeinen Sinnen unvernehmlich, in des Hügels dunkelm Schloß quillt, an dessen Fuß die irdische Flut bricht, wer sie gekostet, wer oben stand auf dem Grenzebürge der Welt, und hinübersah in das neue Land, in der Nacht Wohnsitz – wahrlich der kehrt nicht in das Treiben der Welt zurück, in das Land, wo das Licht in ewiger Unruh hauset.«
« […] Les insensés uniquement te méconnaissent et ne savent point d’autre sommeil que l’ombre que tu jettes, par compassion pour nous, au crépuscule de la nuit évidente. […]
[…] Mais l’onde de cristal, à les sens vulgaires ne la perçoivent point – l’onde qui prend sa source au cœur du tertre ténébreux, celui qui l’a goûtée, – celui qui l’a gravi, ce haut lieu auprès duquel vient se briser le flot du temporel, celui qui se dressant sur ces sommets aux frontières du monde, a plongé ses regards dans la partie nouvelle, dans le domaine de la Nuit, – en vérité, celui-là ne redescend plus aux tumultes du monde, dans la patrie où la lumière habite, en sa perpétuelle agitation.229 »
N’ouvre plus les yeux, n’écoute rien ; nul touché, nulle odeur, nul goût. Qui perçoit ne percevra pas cette “onde de cristal” – “kristallene Woge” – qui est a–perception ; qui évidemment conçoit ne la concevra pas, elle qui est a–conception. C’est d’un “voir” d’affection, de “sentiment”, un voir du “cœur” dont il est question. Il est des aveugles voyant, des non-voyants qui voient230. Il est de ceux qui ne voient plus rien – en quantité – et qui n’en voient que mieux – en qualité – ; il est des peintres qui peignent
« qu’on ne voit pas » ou qui ne peignent même plus, ne montrant que le “rien” d’un choix, s’acharnant ainsi à causer la perte du voir, en produisant des syncopes colorées (rouge–vert), des transpirations de couleurs transparentes, de la vapeur ou de l’écume, du brouillard, de la disparition, du rien. Ce pourquoi, sinon pour un “voir” autre, voir du “cœur”, sorte de voyance ou clairvoyance ; au prix d’un passage par le non-voir, l’obscurcissement, la nuit, la disparition, le rien, ou la syncope, le brouillage : affection des perceptions et conceptions ; a–percevoir, a–concevoir.
« S’abîmer ainsi ce n’est pas se perdre, c’est un gain : ce que d’ordinaire on ne peut voir que par l’esprit devient accessible presque à l’œil physique. […]231 »
C’est voir avec « l’œil intérieur232 », c’est-à-dire non seulement avec le regard, la surface du cristallin, mais aussi tout l’intérieur du corps physique, la profondeur de sa chair, mue de sang, sécrétions, hormones, fluides dont les variations – agréables ou non – constituent l’essence même du sentiment de soi, de l’existence de soi.
« Par ce vide, c’est donc le regard et l’objet du regard qui se mêlaient. Non seulement cet œil qui ne voyait rien appréhendait quelque chose, mais il appréhendait la cause de sa vision. Il voyait comme objet ce qui faisait qu’il ne voyait pas. En lui, son propre regard entrait sous la forme d’une image, au moment où ce regard était considéré comme la mort de toute image.233 »
« Le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il a devant lui, mais aussi ce qu’il voit en lui même.234 »
De l’existence de soi : ne cherche plus au plus loin quelque bien. “Keine Ferne”. Ici ? En soi ? Au plus proche, “in der Nähe” ? Le soi serait ce “cœur du tertre ténébreux où l’onde prend sa source” – “der Hügels dunkelm Schloß an dessen Fuß die irdische Flut bricht” – cœur qui en allemand est “château”. Mais justement… ce Château235 ne s’ouvre pas. Il n’est certes pas fermé, mais pas ouvert pour autant : ungeschlosset – Ungeschlossenes Schloß qu’est “la Loi”.
»Vor dem Gesetz steht ein Türhüter. Zu diesem Türhüter kommt ein Mann […] und bittet um Eintritt in das Gesetz. Aber der Türhüter sagt, daß er ihm jetzt den Eintritt nicht gewähren könne. Der Mann überlegt und fragt dann, ob er also später werde eintreten dürfen. “Es ist möglich”, sagt der Türhüter, “jetzt aber nicht.” […] Vor seinem Tode sammeln sich in seinem Kopfe alle Erfahrungen der ganzen Zeit zu einer Frage, die er bisher an den Türhüter noch nicht gestellt hat. Er winkt ihm zu […] “Was willst du denn jetzt noch wissen?” fragt der Türhüter, “du bist unersättlich.” “Alle streben doch nach dem Gesetz”, sagt der Mann, “wieso kommt es, daß in den vielen Jahren niemand außer mir Einlaß verlangt hat?” Der Türhüter erkennt, daß der Mann schon an seinem Ende ist, und, um sein vergehendes Gehör noch zu erreichen, brüllt er ihn an: “Hier konnte niemand sonst Einlaß erhalten, denn dieser Eingang war nur für dich bestimmt. Ich gehe jetzt und schließe ihn.”«
« Devant la Loi se tient un gardien. Un homme […] vient un jour trouver ce gardien et le prie de le laisser entrer dans la Loi. Mais le gardien lui dit qu’il ne peu pas en ce moment lui accorder le droit d’entrer. L’homme réfléchit et lui demande alors s’il aura donc plus tard le droit d’entrer. “C’est possible”, dit le gardien de la porte, “mais pas maintenant” […] [l’homme reste – έποχή] […] Avant sa mort, toutes les expériences qu’il a faites au cours des années se pressent dans sa têtes et s’unissent en une question, qu’il n’a pas encore posée au gardien. Il lui fait signe […]. “Que veux-tu donc encore savoir ?”, lui demande le gardien, “tu es insatiable.” “Tout le monde cherche à atteindre la Loi”, dit l’homme, “d’où vient qu’au cours de toutes ces années, personne d’autre que moi n’ait demandé à entrer ?” Le gardien comprend que l’homme est près de sa fin et, pour accéder encore à son oreille, qui est devenue faible, il se met à hurler : “Ici, personne d’autre que toi ne pouvait avoir droit d’accueil, car cette entrée n’était destinée qu’à toi seul. Je m’en vais maintenant fermer cette porte.236 »
“In der Nähe” en soi ? en moi ?
Le “for intérieur” dit-on en français… For qui est autorité juridique – lieu de la Loi –, mais appelle le fort – le château… Reste comme fermé, intérieur. Parce que, en moi, aucun lointain n’apparaît. “Kein Erscheinung einer Ferne”, le lointain n’est pas en moi, n’est pas une interne métaphysique de mon esprit, ni une théologie intérieure de l’âme. Pourtant “Erscheinung” il y a.
Mais en “moi” ? de ce moi ébranlé par l’apparition, au point d’en vaciller et disparaître. Reprise du symptôme : ce fut le début, et la fin, entre depuis toujours je suis, sans être. Se sentir sans place, dé–placement sans avancement ou recul, être sans sol, abîme, flottant, sans espace, sans temps. Le moi perçu lui-même se désagrège en moi, se mêle […] en ab-sens. Difficulté : existant inexistant, parce que l’existence et la conscience de cette existence ne peut que s’effacer pour accueillir cet “Erscheinung”. Et que ce qui sera accueilli ne pourra l’être que dans l’inexistant qui, pour accueillir devra bien “exister” mais autrement qu’en sa conscience affirmée d’être-là, bien présent au monde. C’est une contemplation, une instase qui doit effacer l’existant pour l’“inistant”, insistant au moins l’espace d’un instant.
Une part de détermination pourrait-elle se trouver ici ?
« Ce qui a lieu ici peut aussi se décrire de la façon suivante : Si nous disons du moi qui perçoit le “monde” et y vit tout naturellement, qu’il est intéressé au monde, alors nous aurons, dans l’attitude phénoménologiquement modifiée [par l’έποχή – mise en suspens de la réalité externe du monde], un dédoublement du moi ; au-dessus du moi naïvement intéressé au monde s’établira en spectateur désintéressé le moi phénoménologique. Ce dédoublement du moi est à son tour accessible à une réflexion nouvelle, réflexion qui […] exigera encore une fois l’attitude “désintéressée du spectateur”, préoccupé seulement de voir et de décrire de manière adéquate.
[…]
[…] Donc, en effectuant la réduction phénoménologique [par l’έποχή au “je” seul] dans toute sa rigueur, nous gardons à titre noétique [le moi en tant que sujet de perception – tourné vers l’intérieur, le “je”] le champ libre et illimité de la vie pure de la conscience, et, du côté de son corrélatif noématique [le moi percevant se sachant percevant du quelque chose – autant tourné vers l’extérieur, le “monde” que vers l’intérieur – se sachant percevant], le monde-phénomène, en tant que son objet intentionnel. […]
[…]
[…] La tâche que je propose à mes méditations phénoménologiques, c’est de me révéler moi-même comme moi […] et cela dans ma pleine concrétion [dans la plénitude de mon corps solide], donc y compris tous les objets intentionnels corrélatifs des actes de ce moi. […] Cette “révélation” […] de mon moi a pour parallèle la révélation psychologique de mon moi à lui-même, j’entends de mon être purement psychique (âme [– esprit]) au sein de ma vie psychique. Mais dans ce cas là, cet être est “l’objet” d’une aperception naturelle, comme élément constitutif de mon être psychophysique réel (animal [– corps]), donc élément constitutif du monde […] valable pour moi […].
[…]
[…] Sans toucher encore au problème de l’identité du moi, on pourra caractériser le caractère bilatéral de l’investigation de la conscience, en le décrivant comme une coordination inséparable. De plus, on pourra caractériser le mode de liaison qui unit un “état” de conscience à un autre en le décrivant comme une “synthèse”, forme de liaison appartenant exclusivement à la région de la conscience. […]
[…]
[Ainsi, tout objet du monde extérieur (un cube, par exemple) qui se donne à ma perception est par cette synthèse un et identique (c’est toujours ce cube-là), même si] il se présente sous des aspects divers : tantôt de “proximité”, tantôt d’“éloignement” (Nah- und Fernscheinungen), dans des modes variables, “d’ici” et “là-bas”, opposés à un “ici” absolu (qui se trouve – pour moi – dans “mon propre corps” qui m’apparaît en même temps [que ma perception de cet objet]), dont la conscience, encore qu’elle reste inaperçue, les accompagne toujours. […]
[…]
[…] Si maintenant, dans la description de ce cube, nous considérons spécialement tel de ses caractères, par exemple sa forme, sa couleur, ou une de ses surfaces prises à part […], le même phénomène [de synthèse identificatrice – c’est toujours le même cube que je considère ; et le considérant, je sais le considérer depuis moi-même, mon “je”] se répète. Toujours le dit caractère se présente comme “unité” de ”multiplicité” qui s’écoulent. Dans la vision dirigée sur l’objet, nous aurons par exemple, une forme ou une couleur qui reste identiquement la même. Dans l’attitude réflexive, nous aurons les aspects ou “apparences” correspondants […] qui se succèdent en une suite continue. Chacun de ces “aspects” considéré en lui-même, par exemple la forme ou la nuance en elle-même, est, de plus, représentation de sa forme, de sa couleur, etc. Ainsi le cogito a conscience de son cogitatum [le moi pensant-percevant a conscience, de par cette identité synthétisée des divers aspects perçus, du moi en tant que pensant-percevant, parce qu’il réalise cette synthèse] non pas en un acte non différencié, mais en une “structure de multiplicités” à caractère noétique et noématique bien déterminé, structure coordonnée de façon essentielle à l’identité de ce cogitatum déterminé.
[…]
La “démonstration” (Aufweisung) que le cogito, c’est-à-dire l’état intentionnel, est conscience de quelque chose n’est rendue féconde que par l’élucidation du caractère originel de cette synthèse. […]237 »
Soit alors un objet de monde extérieur dont les aspects, considérés en eux-mêmes, échappent à la capacité de synthèse : un rouge–vert, une forme un instant visible soudain devenue invisible dans le brouillard, ou par l’éclat d’une puissante luminosité, une figure saisie comme proche qui en fait pourrait être lointaine, une surface colorée située sur son support, mais qui paraît avancer, un zip vertical qui interrompt brusquement la longitudinalité d’un plan pictural tout en s’arrêtant au plan, un espace à la fois instant et temps entre une suite de chiffres, une ampoule de verre comprise comme n’étant pas une ampoule, de l’air contenu dans cette ampoule qui n’est peut-être pas de l’air…
Soit alors un objet qui est, très simplement dit, ambigu (au moins à double sens), l’équivoque ruine la capacité de synthèse décrite par Husserl. Et cette synthèse n’est pas uniquement celle de la perception de l’objet, qui lui donnerait sa représentation ; cette synthèse est aussi celle de la consitution du sujet dédoublé en moi percevant et moi qui se sait percevoir, représenté. Devant un tel objet ambigu à sa perception, le cogito a une conscience floue de son cogitatum, voire se perdant, voire perdue. La “structure de multiplicités” à caractère noétique et noématique ne se détermine plus, est structure dissipée et dissout l’identité de ce cogitatum dans l’indéterminé.
Ce qui était structure de multiplicité coordonnée, synthèse, coordination inséparable est brisé. Et l’ici absolu qui se trouve dans “mon propre corps” ne m’apparaît plus en même temps ni au même lieu que l’ici de ma conscience inaperçue dans “mon esprit”. Mon être noétique qui est “l’objet” d’une aperception naturelle, n’est plus vécu comme élément constitutif de mon être psychophysique réel, noématique. Dans le dédoublement du moi que décrit Husserl, la synthèse n’étant plus opérée, il y a schize ; faille, rupture, ébranlement, etc. ; tel que depuis le début je tente de le décrire.
Le sujet (suis–jet) est comme jeté hors “suis”, et ne s’affirme plus du sujet un suis-je ?
Et si il est ainsi jeté c’est par un objet (ob–jet) qui n’est plus placé devant (le sujet), mais se jette hors de lui-même, un objet qui dans ce qu’il donne à la perception, n’a pas besoin d’être grandiose (position romantique, voire pré-romantique) ni d’être banal (position moderne, voire postmoderne) ; un objet qui se doit juste d’apparaître ambigu238. Et plus radicale est l’ambiguïté, plus cette expérience de dissociation du sujet est grande. Faut-il voir là explication aux aliénations de Nietzsche, Hölderlin, Artaud, etc., aux suicides de Nerval, Celan, Rothko, etc., aux retraits de Kafka, Duchamp239, Blanchot, etc., aux quêtes hallucinatoires de Quincey, Rimbaud, Michaux., aux fissions syntaxiques de Breton, Desnos, Eluard ? peut-être, en l’état de cette hypothèse qui, au moins, décrit ce que j’ai péniblement nommé “in–istence”.
L’Ouvert lumineux ou obscur n’est alors ni plus au loin dehors, dans une “nature” inspirant l’espace paysagé ; ni au plus près dedans, dans un “être” doué d’une génialité réceptrice ou émettrice. Il est entre :
Entre le dehors et le dedans, dans l’équivoque. Entre le
loin et le proche, en équivoque.
Entre l’objet équivoque et le sujet interloqué.
Entre un objet qui lui même est objet distendu, froissé
entre deux voire plusieurs synthèses perceptives, un objet-entre-objet et un
sujet maintenant fendu, inter-loque, chiffon déchiré par la pluralité des
synthèses, sujet-entre-sujet.
» […] einmalige Erscheinung einer Nähe, so fern das sein mag.«
» […] einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag.«
“einmalige Erscheinung einer Nähezwischenferne, so
fernzwischennah das sein mag”
l’aura – trace.
Erscheinung,
parution, sublime, phénomène saturé, quel que soit son nom, son lieu est l’événement
soudain ;
d’un objet-entre-objet entre-perçu-entre par un
sujet-entre-sujet,
d’un sujet-entre-sujet entre-percevant-entre un
objet-entre-objet.
Il s’agit d’un “transit” (au sens où parfois l’on a pu
nommer l’extase – ou l’instase) ;
trans-objet trans-perçu en un trans-sujet,
trans-sujet trans-perçant un trans-objet.
En ce sens, « l’objet d’art » ou « l’œuvre
d’art » que je cherche à décrire, quelle qu’en soit la forme ; à
faire, mais quelle en serait la forme ? est trans-actif,
ou objet d’une trans–action,
ou œuvre d’une trans–action.
Y aurait-il d’ailleurs d’art qui ne vaille la peine que
d’art trans–actif ?
A-perçu – a-perdu
« […] Ces états, j’aime à les comparer aux nuits de pleine lune où le ciel est tout entier voilé du nuages et où le disque lunaire, bien qu’il ne soit visible nulle part, répand également sa douce lumière sur cette nappe de nuage, illuminant la terre d’une clarté suffisante et diffuse, sans projeter aucune ombre […]. Nous ressentons ici, non pas la source de lumière, mais la lumière elle-même […]. […] Tout ce qui peut trouver une résonance dans le cœur humain, toute clarté et tout assombrissement, […] nos sens le perçoivent vaguement dans les formes délicates des régions nuageuses ; et regardées comme il faut, spiritualisées par le génie artistique, ces ondes atteignent jusqu’au cœur et miraculeusement le font vibrer, alors que ces phénomènes l’effleurent sans qu’il s’en aperçoive dans la réalité.240 »
Relecture 1993 :
Ces états, j’aime à les comparer aux nuits éclairées par
l’objet lune où l’espace est tout recouvert de l’objet nuage et où l’objet lune
invisible, répand également lumière sur l’objet nuage (illuminant la terre
d’une clarté suffisante et diffuse, sans projeter aucune ombre).
Objet 1, lune source de lumière
Objet 2, nuage opaque recouvrant l’objet 1
Les effets de l’objet 1 ne se rendent visible que trans– l’objet 2, moyennant la disparition de l’objet 1, pour que n’apparaisse trans– que son effet : la lumière.
Nous percevons ici, non pas la source de lumière mais la
lumière elle-même : le trans–
qui n’a d’effet que sur nous percevant : la terre reste
intacte, sans ombre, illuminée d’une clarté suffisante et diffuse.
Tout ce qui peut trouver une résonance dans la perception humaine, toute clarté et tout assombrissement, […] nos sens le perçoivent vaguement dans les formes trans–parentes des régions nuageuses ; et regardées comme il faut, a–perçues passivement, ces trans– atteignent le moi perceptif et le font vibrer, alors que ces phénomènes restent (presque) inaperçus de moi cogitationnel.
Relecture 1995 :
Ces états sont les effets de l’objet 1 ne se rendent visible
que trans– l’objet 2, moyennant la disparition de l’objet 1, pour que
n’apparaisse trans– que son effet : la lumière. Nous percevons ici,
non pas l’objet 1 source de lumière mais la lumière elle-même : le
trans– . Tout ce qui peut trouver une résonance dans la perception
humaine, nos sens le perçoivent vaguement dans des a–formes
trans–parentes; et a–perçues passivement, ces trans–
atteignent le cogitatum et le font
vibrer, alors que ces phénomènes, échappant à la synthèse restent inaperçus du cogito.
Relecture 1996 :
Ces états sont les effets d’un objet 1 opaque et
déterminable. Ils ne se rendent visible que trans– un objet 2, tout aussi
opaque et déterminable ; de manière à ce que l’objet 2 annule l’opacité et
la déterminabilité de l’objet 1 et en rende la perception ambiguë. Apparaît alors entre l’objet 1 annulé
et l’objet 2 qui l’annule un phénomène trans–. A–perçu en έποχή, ce
trans– atteint le cogitatum mais
échappant à la synthèse restent inaperçus du cogito. Le moi perceptif reste schizé entre ce qu’il croit savoir
percevoir du cogitatum et la synthèse
analytique de ce savoir par le cogito.
Sans synthèse, cogito et cogitatum se scindent, et le moi toute
de son identité devant la perception qu’il a de l’objet trans–.
Objet 1, une machine à
coudre
Objet 2, un parapluie
Trans– leur rencontre
fortuite
Sujet,
une table de…
Moi 1
schizé de moi 2 : …
dissection
Trans–moi
: disséqué.
« Chacun a le bon sens de confesser
sans difficulté (quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu’il ne s’aperçoit
pas, au premier abord, du rapport, si lointain qu’il soit, que je signale entre
[…] et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une
machine à coudre et d’un parapluie !241 »
« Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient… Moi j’étais là, écoutant… Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non pouvoir le transpercer… J’attends d’être intérieurement submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir !242 »
Relecture 1995 :
Face à l’objet touffu, dense,
j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui le regardais.
J’ai senti, que c’étaient mes
perceptions touffes de cet objet trop dense qui me regardaient, qui me
parlaient… Moi j’étais là, écoutant en έποχή…
Je crois que l’artiste doit être trans–percé par sa perception (de
l’univers), cogitatum perceptif ;
et non pouvoir le trans–percer de sa compréhension cogito synthétique… J’attends d’être intérieurement submergé,
enseveli. Je peins peut-être pour surgir. Un moi, le cogitatum se laisse submerger, l’autre, le cogito est enseveli, l’action de peindre est de le refaire
surgir… et ainsi réaliser la synthèse.
Relecture 1996 :
La perception d’un objet dense et touffu échappe à la
synthèse. Plutôt que de la tenter (attitude objective scientifique de
discrimination et de dissection du monde extérieur, réduction d’une totalité
complexe en parties simples), rester en έποχή,
au risque d’être submergé, discriminé et disséqué par cette perception
a–synthétique (qui en devient a–perception et a–conception
intérieure) ; au risque d’être schizé entre mon moi de cogitatum et mon moi de cogito, et que ce dernier se perde.
L’action de l’art permet de le faire ressurgir, réalise la synthèse… Ainsi Klee
se sauve-t-il de la “folie”243.
« Je est un autre »
« Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. – Pardon du jeu de mots. –
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !244 »
Risque il y a.
Dissociation, discordance,
diffluence sont tous des symptômes de schizophrénie ; simultanéité de
cognitions au caractère inconciliable qui créent un inconfort mental.
Peur, il y a.
Ma recherche, cette étude, ce texte, n’est-il pas en pleine
diffluence ; développement tangentiel de la
pensée dans les directions différentes, dispersion sans aboutissement à une
idée ?
Angoisse, il y a.
Sans doute était-ce le risque
romantique, le risque du sublime, celui que poursuivent encore les symboliques,
les surréalistes, peut-être encore même certains contemporains.
Que je poursuis.
Dé–composant pour
re–composer un dé–composé :
« Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés des campagnes, l’on voit, plongé dans d’amères réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques. L’ombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en s’aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps, lorsque j’étais emporté sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait étrange ; maintenant, j’y suis habitué. […]
[…]
[…] Je regarde subitement l’horizon, à travers les rares interstices laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent l’entrée : je ne vois rien ! Rien… si ce ne sont les campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et avec les longues files d’oiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble le sang et le cerveau… Qui donc, sur la tête, me donne des coups de barre de fer, comme un marteau frappant l’enclume ? […] 245 »
« Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature d’ange, que ma plume […] a tirés d’un cerveau, brillant d’une lueur émanée d’eux-mêmes. Ils meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles dont l’œil a de la peine à suivre l’effacement rapide, sur du papier brûlé. Léman246 ! […]
[…] … il détourne les yeux, […] et regarde l’horizon, qui s’enfuit à notre approche. […] … le Tout-Puissant m’apparaît revêtu de ses instruments de torture, dans toute l’auréole resplendissante de son horreur ; je détourne les yeux et regarde l’horizon qui s’enfuit à notre approche. […]
[…]
[…] L’intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avez été témoins ! […] 247 »
« Il n’est pas impossible d’être témoin d’une déviation anormale dans le fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. Effectivement, si chacun se donne la peine ingénieuse d’interroger les diverses phases de son existence (sans en oublier une seule, car c’était peut-être celle-là qui était destinée à fournir la preuve de ce que j’avance), il ne se souviendra pas, sans un certain étonnement, qui serait comique en d’autres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement de choses objectives, il fut témoin de quelque phénomène qui semblait dépasser et dépassait positivement les notions connues fournies par l’observation et l’expérience, comme, par exemple, les pluies de crapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d’abord compris par les savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième et dernier lieu de choses subjectives, son âme présenta au regard investigateur de la psychologie, je ne vais pas jusqu’à dire une aberration de la raison (qui, cependant, n’en serait pas moins curieuse ; au contraire, elle le serait davantage), mais, du moins, pour ne pas faire le difficile auprès de certaines personnes froides, qui ne me pardonneraient jamais les élucubrations flagrantes de mon exagération, un état inaccoutumé, assez souvent très grave, qui marque que la limite accordée par le bon sens à l’imagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère conclu entre ces deux puissances, malheureusement dépassée par la pression énergique de la volonté, mais, la plupart du temps aussi, par l’absence de sa collaboration effective […] .248 »
« L’anéantissement intermittent des facultés humaines : quoi que votre pensée penchât à supposer, ce ne sont pas là des mots. Du moins, ce ne sont pas des mots comme les autres. […] Au moins, il est avéré que, pendant le jour, chacun peut opposer une résistance utile contre le Grand Objet Extérieur (qui ne sait pas son nom ?) ; car, alors, la volonté veille à sa propre défense avec un remarquable acharnement. Mais aussitôt que le voile des vapeurs nocturnes s’étend, même sur les condamnés que l’on va pendre, oh ! voir son intellect entre les sacrilèges mains d’un étranger. Un implacable scalpel en scrute les broussailles épaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction ; car, le voile de sa pudeur reçoit de cruelles déchirures. Humiliation ! notre porte est ouverte à la curiosité farouche
du Céleste Bandit. Je n’ai pas mérité ce supplice infâme, toi, le hideux espion de ma causalité ! Si j’existe, je ne suis pas un autre. Je n’admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul dans mon intime raisonnement. L’autonomie… ou bien qu’on me change en hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonyme stigmate, et ne reparais plus devant mon indignation hagarde. […] Qui ne sait pas que, lorsque la lutte se prolonge entre le moi, plein de fierté, et l’accroissement terrible de la catalepsie, l’esprit halluciné perd le jugement ? Rongé par le désespoir, il se complaît dans son mal, jusqu’à ce qu’il ait vaincu la nature, et que le sommeil, voyant sa proie lui échapper, s’enfuie sans retour loin de son cœur, d’une aile irritée et honteuse. […]
[…]
[…] Chacun a le bon sens de confesser sans difficulté (quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu’il ne s’aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain qu’il soit, que je signale entre la beauté du vol du milan royal, et celle de la figure de l’enfant, s’élevant doucement, au-dessus du cercueil découvert, comme un nénuphar qui perce la surface des eaux ; et voilà précisément en quoi consiste l’impardonnable faute qu’entraîne l’inamovible situation d’un manque de repentir, touchant l’ignorance volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport de calme majesté entre les deux termes de ma narquoise comparaison n’est déjà que trop commun, et d’un symbole assez compréhensible, pour que je m’étonne davantage de ce qui ne peut avoir, comme seule excuse, que ce même caractère de vulgarité qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est atteint, un profond sentiment d’indifférence injuste. Comme si ce qui se voit quotidiennement n’en devrait pas moins réveiller l’attention de notre admiration ! […]
[…]
[…] Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous regardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère
vers les boulevards. Mais, si l’on s’approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l’attention de ce passant, on s’aperçoit, avec un agréable étonnement, qu’il est jeune ! De loin on l’aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il s’agit d’apprécier la capacité intellectuelle d’une figure sérieuse. Je me connais à lire l’âge dans les lignes physiognomoniques du front : il a seize ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! […] 249 »
« […] Ai-je besoin d’insister sur cette strophe ? Eh ! qui n’en déplorera les événements consommés ! Attendons la fin pour porter un jugement encore plus sévère. Le dénouement va se précipiter ; et, dans ces sortes de récits, où une passion, de quelque genre qu’elle soit, étant donnée, celle-ci ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage, il n’y a pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre cents pages banales. Ce qui peut être dit dans une demi-douzaine de strophes, il faut le dire, et puis se taire.
Pour construire mécaniquement la cervelle d’un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées l’intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie, par la loi infaillible de la fatigue ; il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l’impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. […] 250 »
Que constater de ces extractions expurgées des délires hallucinatoires pré–maturés251 de ces Chants ? Qu’au sein de ces quatre cents pages tissus massifs de l’ambiguïté, il révèle en quelques lignes presque clarifiées en simples fils son objectif : au risque de se perdre, confronter le lecteur à sa perte. Lui faire vivre cette schize d’un moi-lecteur que lui, moi-auteur, vit. Ses chants cherchent à « abrutir puissamment […] l’intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques […] ; le mettre […] dans l’impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des [miens]. » Cet abasourdissement du lecteur, « anéantissement intermittent des facultés humaines : quoi que votre pensée penchât à supposer, ce ne sont pas là des mots […] comme les autres » est obtenu en l’amenant à comparer l’incomparable, à relier l’irreliable, à le soumettre à rencontrer l’irréconciliable, soit à ruiner à chaque fois sa capacité de synthèse. « Chacun a le bon sens de confesser sans difficulté […] qu’il ne s’aperçoit pas […] du rapport, si lointain qu’il soit, que je signale […] sur tout objet ou spectacle qui en est atteint, un profond sentiment d’indifférence injuste. Comme si ce qui se voit quotidiennement [au proche] n’en devrait pas moins réveiller l’attention […] »
C’est ainsi non la chose perçue qui est proche ou lointaine, ni sa perception : c’est le rapport entre les choses, entre les perceptions, qui se donne pour lointain.
» […] einmalige Erscheinung einer Nähe, so fern das sein mag.«
» […] einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag.«
“[…] enmailge Erscheinung einer ferner Beziehung, so nah sie sein mag” dont le but est, d’une part, l’ « anéantissement intermittent des facultés humaines » ; d’autre part et inversement l’affirmation reconstruite de l’unité du soi autonome [Kant ou Husserl diraient “transcendental” : « si j’existe, je ne suis pas un autre. Je n’admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul dans mon intime raisonnement. » L’inversion, ou le renversement, des deux objectifs ne réside-t-il pas de l’intuition que l’intégrité du sujet dans son unité et sa totalité (Husserl252) est toujours menacée par un “dehors” ? une altérité, le “grand Autre”253, le « Grand Objet Extérieur (qui ne sait pas son nom ?) ». Objet extérieur ainsi vécu : « Il n’est pas impossible d’être témoin d’une
déviation anormale dans le fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. […] [D’être] témoin de quelque phénomène qui semblait dépasser et dépassait positivement les notions connues fournies par l’observation et l’expérience […] Et que […] son âme présenta […] une aberration de la raison […] [ou] un état inaccoutumé, assez souvent très grave, qui marque que la limite accordée par le bon sens à l’imagination […], malgré le pacte éphémère conclu entre ces deux puissances, […] dépassée par la pression […] de la volonté, mais, la plupart du temps aussi, par l’absence de sa collaboration effective. » Soit par la faillite de la synthèse254 ou mieux, de la syntaxe. Ainsi une expérience limite peut-elle répondre à l’invincibilité du cogito–cogitatum husserlien :
« Mais finalement, en ce sens, toute conscience […] où du non-identique est perçu […] comme un ensemble, peut-être qualifiée de synthèse, constituant synthétiquement – ou, dirons-nous encore, syntaxiquement, - le cogitatum qui lui est propre (multiplicité, relation, etc.), que cette opération syntaxique soit à caractériser par ailleurs comme une pure passivité ou comme une activité du moi. Même les contradictions et les incompatibilités sont des formes de “synthèses”, encore que d’une toute autre espèce.255 »
A quoi peut-être simplement répondu par la question initiale suspendue de cette étude : un rouge–vert. Problème syntaxique (oxymore) que le cogitatum ne peut synthétiser, ni passivement (impossibilité de percevoir les deux couleurs opposées simultanément ou dédoublement du sujet percevant, part de lui percevant “rouge” autre part “vert”), ni activement (impossibilité de concevoir ensemble ces deux complémentaires ou au prix d’une schize du sujet concevant). Ainsi, peut-être, le moi « trop remué de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber […] » devant « les choses [qui revêtissent] des formes […] indécises, fantastiques […] » ou absentées : « Je regarde subitement l’horizon, à travers les rares interstices laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent l’entrée : je ne vois rien ! Rien… […] il détourne les yeux, […] et regarde l’horizon, qui s’enfuit à notre approche. […] je détourne les yeux et regarde l’horizon qui s’enfuit à notre approche. » […] Ou qui « meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles dont l’œil a de la peine à suivre l’effacement rapide, sur du papier brûlé. »
« Voir
On peut regarder voir ;
On ne peut pas entendre entendre.
[…]
On peut voir regarder. Peut-on entendre écouter, sentir humer, etc. … ?256 »
« Je me voyais voir, dit quelque part la Jeune Parque […] Quelle évidence peut bien s’attacher à cette formule. […] Ce qui isole cette saisie de la pensée par elle-même, c’est une sorte de doute […] qui donne sur tout ce qui pourrait donner appui à la pensée dans la représentation…
Et si rien n’est à voir, y a-t-il un “je ne me vois pas ne pas voir” ?
… Comment se fait-il alors que le je me vois me voir en reste l’enveloppe et le fond, et, peut-être plus qu’on ne pense, […] fonde la certitude [par quoi le sujet se saisit comme pensée]. […] Il est tout à fait clair que je vois au-dehors […] et pourtant je saisis le monde qui semble relever de l’immanence du je me vois me voir. Le privilège du sujet paraît ici s’établir de cette relation réflexive bipolaire, qui fait que, dès que je perçois, mes représentations m’appartiennent […]…
Et si rien n’est perceptible ou de l’ordre de l’a–perçu, mes a–présentations me fuiraient ? Néantisation appelée au travers Berkeley, le soupçon du esse est percipi aut percipere257, Heidegger, le pouvoir de néantisation accordé à l’être même et, in fine, Merleau-Ponty :
… […] Mais si vous vous reportez à son texte, vous verrez que c’est en ce point qu’il choisit de reculer, pour nous proposer de retourner aux sources de l’intuition concernant le visible et l’invisible, de revenir à ce qui est avant tout une réflexion […] afin de repérer le surgissement de la vision elle-même. Il s’agit pour lui […] de reconstituer la voie par laquelle, non point du corps, mais de quelque chose qu’il appelle la chair du monde, a pu surgir le point originel de la vision. Il semble qu’on
voie ainsi […] se dessiner quelque chose comme la recherche d’une substance innomée d’où moi-même, le voyant, je m’extrais. De rets, ou rais si vous voulez, d’un chatoiement dont je suis d’abord une part, je surgis comme œil, prenant en quelque sorte, émergence dans ce que je pourrais appeler la fonction de la voyure.
Une odeur de chasse sauvage en émane, laissant entrevoir à l’horizon la chasse d’Artémis – dont la touche semble s’associer à ce moment de tragique défaillance où nous avons perdu celui qui parle.258 »
Qu’accorder en effet, peut-être dans un ultime moment de panthéisme romantique, une “chair” au monde259 ? (hors celui des individualités animales et humaines – à la rigueur végétales). Pourquoi cette “image” qui m’est toujours resté incompréhensible, sinon comme le raccourcis de la pensée suivante : la « chair du monde » fait de moi, qui perçois le monde, être sentant, un être senti. Je suis donc « sentant et senti ». Mais ce n’est pas le monde qui me sent ; c’est le fait que sentant le monde je me sens le sentir, ce senti viens donc de moi, mais d’un moi “ignoré” ou dont le “lieu” reste ignoré, du moi sentant. Ceci rejoint par ailleurs ce qu’Husserl dit du rapport entre cogito et cogitatum260.
« Mais qu’est-ce que le regard ?
Je partirai de ce point de néantisation premier où se marque, dans le champ de la réduction du sujet, une cassure.
[…]
L’analyse considère la conscience comme bornée irrémédiablement, et l’institue comme principe, non seulement d’idéalisation, mais de méconnaissance […] comme scotome [déficit d'une partie du champ visuel, tache noire ou lacune].
[…]
C’est ici que j’avance que l’intérêt que le sujet prend à sa propre schize est lié à ce qui la détermine – à savoir, un objet privilégié, surgit de quelque séparation primitive, de quelque automutilation induite par l’approche même du réel, dont le nom, en notre algèbre, est objet a.
Dans le rapport scopique, l’objet d’où dépend le fantasme auquel le sujet est appendu [suspendu] dans une vacillation essentielle, est le regard. Son privilège […] tient à sa structure même.
[…] Dès que ce regard, le sujet essaie de s’y accommoder, il devient cet objet punctiforme [son œil regardant, seul], ce pont d’être évanouissant, avec lequel le sujet confond sa propre défaillance. Aussi, de tous les objets dans lesquels le sujet reconnaît la dépendance où il est dans le registre du désir, le regard se spécifie comme insaisissable. C’est pour cela qu’il est, plus que tout autre objet, méconnu, et c’est peut-être pour cette raison aussi que le sujet se trouve si heureusement à symboliser son propre trait évanouissant et punctiforme dans l’illusion de la conscience de se voir se voir, où s’élide le regard.261 »
Serait-ce donc une question de désir, de perte ; de désir d’un perdu262 ? objet a, a–perçu, a–perdu ?
« A cet endroit, il faut définir la cause inconsciente, ni comme étant, ni comme […] non-étant […] un non-étant de la possibilité. Elle est un μή όν [non-être], de l’interdiction qui porte à l’être un étant malgré son non-avènement, elle est une fonction de l’impossible sur quoi se fonde une certitude.263 »
A noter que zéro, infini, O – ∞, sont fonctions de l’impossible sur quoi se fonde la limite.
« […] Et qu’est-ce [qui se] trouve dans le trou, dans la fente, dans la béance caractéristique de la cause ? Quelque chose de l’ordre du non-réalisé.
[Ça], d’abord, se manifeste à nous comme quelque chose qui se tient en attente dans l’aire, dirai-je, du non-né. […]
Cette dimension est assurément à évoquer dans un registre qui n’a rien d’irréel, ni de dé-réel, mais de non-réalisé. […]
[…]
Où est le fond ? Est-ce l’absence ? Non pas. La rupture, la fente, le trait de l’ouverture fait surgir l’absence - comme le cri non pas se profile sur fond de silence, mais au contraire le fait surgir comme silence…
Zip, rupture, fente, trait de l’ouverture qui fait surgir l’absence. Quadrangle noir, surface, opacité, noir de fermeture qui fait surgir l’absence. Ampoule transparente d’Air de Paris au contenu inaccessible qui fait surgir l’absence… Tel un son que l’on entend que quand il a cessé, “comme s’il n’y avait des êtres que par la perte de l’être, quand l’être manque.”
... […] – le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre – […]…
et
… […] nous voyons ici un point que le sujet ne peut approcher qu’à se diviser lui-même en un certain nombre d’instances […]
[…]
[…] L’œil et le regard, telle est pour nous la schize dans laquelle se manifeste la pulsion au niveau du champ scopique.264 »
Il convient dès lors de bien distinguer le voir, du regard. Si « il est tout à fait clair que je vois au-dehors », à l’autre bout « je me vois me voir » est de l’ordre du regard, tourné vers l’intérieur. Regarder c’est “reuuardant”, chercher à percevoir, à connaître, issu du dérivatif de “garder” précédé du “re–”, qui indique à la fois un mouvement en arrière et une réitération (répétition) ; soit un “se voir voir”, “se voir se voir”, “voir regarder”. Voir par contre, de “videre” est une perception visant purement l’extérieur, passive, enregistrement “vide” d’intention, sans introspection ni rétrospection. Les phrases de Lacan peuvent se réécrire ainsi :
S’il est tout à fait clair que je vois au-dehors, cet acte de voir se vit en dedans comme un je me regarde voir et me regarde me regarder. On saisit alors peut-être mieux la démarche de Marcel Duchamp qui ne s’intéresse pas au “plaisir” de l’œil – voire condamne ce plaisir “esthétique” du voir – seul ce qu’est regard lui importe. Ce pourquoi, clairement il remplace le “spectateur” – spectaculum, spectacle ; speculum, verre – par le “regardeur” ; d’où Etant donnés.
« Dans notre rapport aux choses, tel qu’il est constitué par la voie de la vision, et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet, d’étage en étage, pour y être toujours à quelque degré éludé – c’est ça qui s’appelle le regard.265 »
Eau et gaz à tous les étages, “ça” glisse, passe, se transmet, d’étage en étage, “ça” est trans– .
Alors, peindre qu’on ne voit pas :
« Quand le soleil perçant déjà, la rivière dort encore dans les songes du brouillard, nous ne la voyons pas plus qu’elle ne se voit elle-même. Ici c’est déjà la rivière elle-même, mais là la vue est arrêtée, on ne voit plus rien que le néant, une brume qui empêche qu’on ne voie plus loin. A cet endroit de la toile, peindre ni ce qu’on voit puisqu’on ne voit plus rien, ni ce qu’on ne voit pas […], mais peindre qu’on ne voit pas, que la défaillance de l’œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la rivière.266 »
C’est faire exister la question du regard seul, du regard pour lui-même, soit dans sa réitération et sa réflexivité – le re- du retour en arrière étant retour du regard sur celui qui regarde. Retour qui fait creux, vide, et disjoint le cogito-cogitatum, disjoint le soi, l’être.
Entre je vois quelque chose qui,
puisqu’il n’y a rien à voir, est rien : je ne vois rien ;
et par là, je me regarde voyant rien,
je ne regarde rien, je ne rien, je n’est rien : je rien.
Peindre qu’on ne voit pas, c’est infliger à l’œil la défaillance de sa vue, et de tout l’être qui entoure cet œil, le sujet, qui ne peut pas voguer sur le brouillard et se noie (avec les sirènes) ou choit.
« Le regard peut contenir en lui-même l’objet a de l’algèbre lacanienne où le sujet vient à choir, et ce qui spécifie le champ scopique, et engendre la satisfaction qui lui est propre [soit le plaisir négatif aperçu depuis l’analyse kantienne du sublime], c’est que là, pour des raisons de structure, la chute du sujet reste toujours inaperçue [sauf quand un écrivain, Marcel, la met en scène dans la mort de Bergotte267], car elle se réduit à zéro. Dans la mesure ou le regard, en tant qu’objet a, peut venir à symboliser le manque central […] et qu’il est un objet a réduit, de par sa nature, à une fonction punctiforme, évanescente, – il laisse le sujet dans l’ignorance de ce qu’il y a au-delà de l’apparence – cette ignorance si caractéristique de tout le progrès de la pensée dans cette voie constituée par la recherche philosophique [et comment ne pas penser ici au sujet husserlien] 268. »
Il n’y a pas que le brouillard ou des ambiguïtés colorées, d’espace, de temps, de contenu, de signification ; il peut aussi y avoir un simple “trou” dans l’espace de la représentation. Trou qui est manque central d’un donné à voir plein et qui prend fonction punctiforme de la disparition de ce donné à voir – vidé. Un scotome (du grec scotos : sombre, obscur) rétrécissant le champ de conscience du soi, tel sans doute les œilletons d’Etant donnés le mette en scène, mais pas seulement : il m’a toujours étonné de le trouver chez celui dont on fit le chantre du “réalisme” avant son virage (vers 1855)
au “naturalisme”, Gustave Courbet269. Si Tu m' ill.33 de Marcel Duchamp met en scène la vue provoquant le possible aveuglement du regard, la visée du sujet néantisant dans ce jeu le sujet, les paysages de Courbet démettent en obscène – hors scène – la vue, rendant aveugle le regard, la visée du sujet, néantisant dans cette déplaisance le sujet. Plus ce scotome noir s’ouvre, béance de plus en plus affirmée, des vues du Puis-Noir ill.34, aux Sources de la Loue, de La Vague, à L’Origine du monde que Lacan acquis.
« En effet, il y a quelque chose dont toujours, dans un tableau, on peut noter l’absence – au contraire de ce qu’il est dans la perception. C’est le champ central, où le pouvoir séparatif de l’œil [le pouvoir séparatif entre voir et regarder] s’exerce au maximum dans la vision. Dans tout tableau, il ne peut qu’être absent [comme regard], et remplacé par un trou [néantisation du sujet regardant] – reflet en somme de la pupille derrière laquelle est le regard.
Par conséquent, et pour autant que le tableau entre en dans un rapport au désir, la place de l’écran central [le plan de la surface picturale] est toujours marquée, qui est justement ce par quoi, devant le tableau, je suis élidé comme sujet du plan géométral.
[…] C’est par là que
le tableau ne joue pas dans le champ de la représentation. Sa fin et son effet
sont ailleurs.
[…] Le point
n’est pas que la peinture donne un équivalent illusoire de l’objet […] c’est
que [il] se donne pour autre chose que ce qu’il n’est. […]
Cet autre chose,
c’est le petit a, autour de quoi
tourne un combat […]
[…] Derrière le
tableau, c’est [le] regard qu’il y a là.270 »
Dans le voir d’a–perception, je suis élidé, elidere, poussé dehors, expulsé, hors de mon moi, vidé hors de moi… un “je” altéré (dehors), altéré – altérité271, dehors moi, un “je” en altérité : ce serait là l’état, le “lieu” de l’a–perception (sublime, saturée, ambiguë, brouillée, etc.), de tout phénomène qui dans sa perception ou conception échappe à la synthèse perceptive ou conceptuelle du moi.
« Le regard est cet objet perdu et soudain retrouvé, dans [une] conflagration […], par l’introduction de l’autre. Jusque là, qu’est-ce que le sujet cherche à voir ? Ce qu’il cherche à voir […] c’est l’objet en tant qu’absence.272 »
Et voyant l’objet en tant qu’absence, le sujet est élidé, poussé dehors, il ne se voit pas exister – ex–ister –, il ne regarde que son in–existence – in–istant –, il ne se regarde comme sujet d’absence. Klee : étant dehors, en forêt, “attend d’être intérieurement submergé, enseveli” ; Runge voit ses sens percevoir vaguement quelque phénomène senti, sans qu’il puisse s’en aperçoive dans la réalité, étant effacé, occulté par la “vibration” perceptive de l’altérité extérieure.
« […] l’aphanisis…
aphanisis : “faire disparaître”, à comprendre ici au-delà de ce qu’en considère Lacan et le lexique psychanalytique (disparition du désir), comme disparition de l’être même.
… l’aphanisis est à situer d’une façon […] radicale au niveau où le sujet se manifeste dans ce mouvement de disparition que je qualifie de létal. D’une autre façon encore, j’ai appelé ce mouvement le fading du sujet.273 »
Faire – dé–faire
Reprise :
« […] Il y a quelque chose dont toujours, dans un tableau, on peut noter l’absence […] c’est le champ central, où le pouvoir séparatif de l’œil s’exerce au maximum dans la vision. Dans tout tableau, il ne peut qu’être absent, et remplacé par un trou […] qui est justement ce par quoi, devant le tableau, je suis élidé comme sujet du plan géométral. […] Le regard est cet objet perdu et soudain retrouvé, dans une conflagration, par l’introduction de l’autre […] où le sujet se manifeste dans ce mouvement de disparition […]. J’ai appelle ce mouvement le fading du sujet.»
Prise :
« […] Le symptôme fait passer sous notre regard l’événement d’une rencontre où la part construite de l’œuvre vacille sous le choc et l’atteinte d’une part maudite qui lui est centrale. C’est là que le tissu aura rencontré l’événement de sa déchirure. […]
[…] Etat précaire, partiel, état accidentel, et c’est pourquoi on reparlera de passage. […] C’est un accident, il nous surprend par son essentielle capacité d’intrusion, il insiste dans le tableau, mais il insiste également en ce qu’il est un accident qui se répète, passe de tableau en tableau, se paradigmatise en tant que trouble, en tant que symptôme : insistance – souveraineté à elle seule porteuse de sens, ou plutôt faisant comme aléatoirement surgir des éclats qui sont, de place en place, comme les zones d’affleurement – donc de faille d’une veine, d’un gisement – métaphore qu’exige presque l’épaisseur, la profondeur matérielle de la peinture.
[…] C’est ainsi que Diderot reprend le motif à propos de Chardin : “Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit”, etc. […] Que ce “prodige” de la peinture ait pu avant tout concerner la représentation de la chair, de l’incarnat, indique déjà le point crucial du problème : entre corps – sa profondeur supposée, et couleur – sa supposée surface.274 »
Transparence de la profondeur supposée et opacité de la supposée surface.
»[…] es gibt keine schöne Fläche ohne eine schreckliche Tiefe.«
« […] il n’y a pas de belle surface sans une terrifiante profondeur.275 »
Saisie :
Passage de la transparence de la profondeur supposée à l’opacité de la supposée surface, ce trans– d’un de la peinture et d’un vers le regardeur ; d’un moment, instant particulier de la peinture, son “incarnation”, là où elle se fait a–perceptible, instant particulier du regardeur, son “incorporation”, là où il subit l’a–perception. Ce qui traverse l’espace entre regardeur et peinture, c’est une incarnation et incorporation de ce qu’il y a entre regardeur et peinture : le regard. Encore faut-il une densité à ce regard qui est des deux côtés : densité du regard apporté par le regardeur, densité du regard demandé par le regardé, par la peinture. De même en sculpture, ou densité de l’audition en musique, densité du texte en écriture, etc. Sans cette densité, l’incarnation, l’incorporation ne se fait pleinement, et le “prodige” échoue. En peinture, cette densité demande qu’elle incarne et incorpore pour elle-même son espace, avant même de pouvoir se porter devant un regardeur ; qu’elle porte en elle cette incarnation et incorporation, dans sa surface matérielle et sa profondeur colorée. Entre profondeur supposée et supposée surface s’établit alors un va-et-vient, un en-hors-retrait, dans le transparaître des couleurs, à travers leur diaphanéité.
Lorsqu’une couleur transparaît sur une autre, rouge sur vert, jaune sur bleu, or sur bronze, etc., elle crée ce va-et-vient entre supposées surface et profondeur. Elle fait exister, incarne et incorpore, entre sa facture, le faire de sa surface physique, et ce qui regardée deviendra sa profondeur optique, un espace de sensation. C’est espace est composé de la peinture même, de ce qu’y met l’artiste et de sa réception, de ce qu’y mettra le regardeur. Ce qu’en peinture l’artiste met, c’est de la couleur, des couches de couleur physiques, qui seront par le regardeur perçues optiquement. L’artiste se trouve alors du côté de la fabrication de l’opacité, qui sera défaite comme transparence par le regardeur. Et la fin de cette opération est la défaite du regardeur.
Ce point pour poser la question de la fabrication de cette
défaite…
Et revenir ainsi dans le faire.
Comment faire pour défaire ? histoire de tapisserie qui ne peut que me renvoyer à Ulysses, celui de Joyce, non pour le mononologue de Pénélope-Molly, mais pour l’épisode des Sirens276 qui perd Ulysse-Bloom, et le lecteur, dans la mer de l’Ormond Bar. En peintre, l’écrivain extrait des deux serveuses, Lydia Douce et Mina Kennedy, la couleur de leur chevelure, pour les incarné de coloris miroitants, de couleur – lumière, bronze et or. Il rejoint alors le faire pictural du peintre, qui se sait faire avec matière, couleur et lumière, constituants du corps pictural. Joyce place ses serveuses, maintenant sirènes, dans un fond de flot, fait de bruits – sons, mots et onomatopées. It rejoint alors le faire musical du compositeur, qui se sait faire avec sons, harmoniques et rythmes, constituants de corps musical.
Si le qui et lieu d’où est écrit cet épisode277, est un “on” objectif situé comme à côté de Bloom ; “on” qui enregistre les couleurs et leur constants déplacements, les sons et leur ininterrompu brouhaha ; ce “on” est pris dans la texture des mots, des couleurs et des
sons. Texture dense et opaque qui en profondeur supposée ouvre l’espace du bar comme une scène descriptive, mais qui en supposée surface se referme sur ces mots qui aussi sont couleurs et sons. Ce “on” de l’écriture, qui agit comme sur–sujet alignant les mots en phrases, idéal du sujet absolu de la maîtrise au point de s’impersonnifier – ni “je”, ni “il” –, ce “on” qui écrit perd le lecteur en a–sujet relatif, en “ça”. Le lecteur, noyé dans la déliaison des phrases et des mots, assujetti à la densité des incarnations textuelles, se perd. Il est submergé, tel le marin captif de chants des sirènes, sous les flots de la lecture. Il affronte une masse de phrases déliées qui sont vagues et houles, de mots qui se font couleur de brillance, miroirs scintillants d’or et bronze, et de sons qui frappent, tapent, durs comme le ressac, ou écume aigue qui cliquettent, teintent. Le lecteur ne peut plus objectiver ce qu’il lit, n’y “entend” ou n’y “voit” plus rien, n’y comprend rien ; in–compris du récit, n’en est plus un “il”, mais ne peut pas non plus subjectiver sa lecture, s’affirmer comme moi, le “je” de celui qui assuré peut lire, tenant loin devant lui le livre. Sans lien pour s’attacher à quelque mât, le lecteur est défait ; il est emporté.
Soit une peinture qui serait, comme ce texte278, composée couche transparaissante sur couche transparaissante, ainsi :
– bronze
gold – silver – gold
–
blue
–
gold
– rose
–
silver – peepofgold?
–
bronze
–
silver
–
blue – black –
deep low dark
– bronze embedded by gold – by
bronze, by gold
–
oceangreen shadow – blue – last
rose – blue
– bronze anear? – gold afar? – bronze
by gold
–
silver – exquisite contrast
–
bronze – gold no
more – gold
–
blue
–
bronze
–
blue – black
satin
–
bronze anear – gold
afar – silver – bronze–
silver
–
but blue ?
–
bronze – deep
bronze
–
blue dark – blue
white – white
–
goldbronze blended bronze gigglegold – bronze in gold – bronzegold
goldbronze
–
greaseaseablue
–
jumping rose
–
more goldenly
–
violet silk
–
goldenly paled – bronze
whiteness
–
silver – gold
– silver
–
blue – black
– gold – bronze
–
blue
–
gold
–
silver
–
rose
–
gold anear –
bronze afar
–
blue – black
–
bronze – rose
satin – bronze
–
blue
–
bronze – blue – bronze
–
rose – last fat violet
–
silver – bronze
–
bronze anearby
–
and blue? – black
–
gold
–
bronze afar
–
blue
–
bronze by gold,
inexquisite contrast, contrast inexquisite nonexquisite – seagreen – silver
–
gold – bronze
– gold– bronze – silver
– gold
–
blue – black
–
bronze – rose – silver – gold
– dark blue – black
–
yellow – silver
– high vast irradiation
endlessnessnessness
– bronze – gold
–
blue smoked –
black
–
bronze – rose – light pale gold in contrast
–
bronze – gold,
anear, afar – bronze
–
silver – rose! – blue – rose, by
satiny
–
bronze – faint
gold in deepseashadow, went blue
– bronze anear near gold afar – silver – bronze – rose
–
silver.
Une peinture ou de la musique ?
Essai pour un quintette à corde279 (ou pour
une – des – peintures) :
(violon, viole de
gambe ténor, viole d’amour, alto et violoncelle – alternative : deux violons, viole d’amour, alto et
violoncelle)
Duo, violon (bronze) et viole de gambe ténor (gold) :
bronze by gold – embedded ore – bronze[Lydia] by [Mina]gold – by bronze, by gold – where bronze from anear? Where gold from afar? – bronze by gold – exquisite contrast – bronze – gold no more – gold – bronze from anear, by gold from afar – goldbronze – blended – bronze gigglegold – bronze in gold – bronzegold goldbronze – gold from anear by bronze from afar – bronze-by-gold, inexquisite contrast, contrast inexquisite nonexquisite – gold by-bronze – gold by bronze [heard iron steel] – bronze by a weary gold, anear, afar – bronze and faint gold [in deepseashadow, went bloom] – near bronze from anear near gold from afar.
Violon, solo:
bronze – bronze – bronze – bronze – deep bronze – bronze white[ness] – bronze['s] – bronze – shebronze – bronze [azure eyed blazure's skyblue bow and eyes] – bronzedouce – bronze with sunnier bronze – bronze from anearby – bronze – bronze from afar - bronze [and rose] – and bronze [and gold] – bronze [and rose] – bronze – bronze – bronze – [saw] not bronze.
Viole de gambe ténor, solo :
gold flushed – gold – [peep]ofgold? – more goldenly – goldenly paled – gold [whisky] – gold – gold returning – lovely gold glowering light – golden [ship] – gold – [and bronze] and gold – light pale gold in contrast – [saw] not gold.
Viole d’amour, solo :
Hoofirons, steelyrming Imperthnthn thnthnt – fifenote – trilling, trilling – peep! – peepof[gold]? – bright stars fade – jingle jingle jaunted jingling – jingle – ringing steel – pearl grey and eau de Nil – steel from anear, hoofs ring from afar, [and heard] steelhoofs ringhoof ringsteel – barmirror gildedlettered where hock and claret glasses shimmered and in their midst a shell – mirror – crystal keg – bright stars fade – morn is breaking – dewdrops pearl – mirrors, gilded arch for ginger ale, hock and claret glasses shimmering, a spiky shell, where it concerted, mirrored – slow cool dim seagreen sliding depth of shadow, eau de Nil – [gold by bronze heard] iron steel – eau de Nil – silver – high – high vast irradiation – endlessnessnessness – mirror – bright stars fade – chinked [their] clinking glasses all, brighteyed - hee hee hee hee he didn’t see – prrprr - fff oo rrpr – kran, kran, kran – krandlkrankran – karaaaaaaa – pprrpffrrppfff.
Alto, solo :
rose on satiny – satin, rose – o rose! – last rose – jumping rose – rose – rose – rose – rose – rose – satin – rose – rose – [bronze and] rose – [bronze and] rose – o rose! – by rose, by satiny – rose – rose.
Violoncelle, solo :
blew – blew – blue bloom – bloo boomed – horn hawhorn – blooming – black – deepsounding – low in dark – in oceangreen of shadow – bloom old bloom – left bloom – bloowho – bloom – black satin – but bloom? – bloowhose dark – bluerobed, white under – white – greaseaseabloom – bloom – bloom – bloom old bloom blue bloom – black – bloohimwhom – bloo – bloom – black – bloom by ryebloom – [bronze] azure eyed blazure's skyblue bow and eyes – and bloom? – black – bloom – bloom – bluehued – bloom [bacon – backach] bright's bright eye – bloom – blackbird – bloom bloom flood –flowed to flow – dark – flow – flood – flow – black – bloom – dumb – bloom – night – bloom – bloom – night – the nights – bloom – smoked – smoked – bloom – ink – bloom – bloo – bore – bored bloom – blmstup – blue bloom – bloom – [bronze and faint gold] in deepseashadow, went bloom – bloom – bloom – seabloom, greaseabloom.
En hapax : duo,
alto et violoncelle :
Violet silk – last fat violet.
En hapax : duo,
viole d’amour et alto :
Yellow.
Que verrait-on ? où serait emporté le regard
défait ?
Qu’entendrait-on ? où serait emportée l’ouïe
défaite ?
Ou en film, a sound
motion color picture ?280
Peut-être ceci ill.35 :
« […] Les centaines de couches de couleur qui constituent la réalité physique de chacun de mes tableaux sont grises. J’ai épluché, une fois, un de mes tableaux pour voir combien de couches il y avait : chaque couche que j’enlevais était vraiment grise… Et pourtant la lumière qui émanait du tableau était sinople ou vermillon… Alors on ne peut pas dire que mes tableaux sont de couleur bleue… ou de couleur vermillon. […] Parce que je ne travaille pas avec la couleur elle-même… […]
[…] Je passe d’abord le vermillon ! Une couche épaisse ! Du vermillon pur ! C’est la base, puis vient une autre couleur sur ce vermillon, d’habitude c’est une couleur verdâtre faite avec du cobalt et des pigments naturels, des terres… c’est-à-dire que je compose une base, “imprimatur”, une imprégnation, comme celle que les vénitiens posaient après la couche de fer rouge. Cette couche là est très mince, transparente, mais avec beaucoup de pigment. Je la passe au pinceau, mais après j’emploie aussi les mains, comme si j’enfonçais la couleur, comme ça – gestes – … Il y a quelque chose qui sort du vermillon, qui traverse les premières couches qui sont toujours grises.
[…] Pour forcer la situation, à partir du rouge, je prends le pourpre et j’ajoute du vert, je force alors la situation vers le violet. Alors je passe une couche de vert, une couche de violet et ça donne le prisme d’une lumière rougeâtre… Je remets après ça du vermillon, alors le rouge devient si profond que c’est un rouge plus rouge que rouge. Mais vous ne pouvez pas dire que le tableau est rouge parce qu’il y a dedans du pourpre et du vert. Comme des rideaux superposés que la lumière traverse… Là est la différence entre Barnett Newman et moi. Il emploie la même couleur trente fois mais il met chaque couche l’une sur l’autre comme une couverture sur une couverture. Sa peinture devient profonde et opaque. Pour moi il n’y a pas de couleur mais de la lumière. Chaque fois que je viens en Europe je vais voir le retable de Grünewald à Colmar… Dans son ciel, il n’y a pas de couleur verte mais pourtant c’est vert doré. […] La peinture est verte sans être verte ; bleue sans être bleue… j’aimerais prendre la lumière colorée sur la pierre grise à Chartres, j’aimerais l’avoir comme ça, sans support…281 »
Passer des centaines de couches de couleur pour prendre la lumière colorée sans support, aligner des milliers de signes scripturaux pour obtenir la vibration d’un bronze-or–bleu-noir, pendre des millions de chiffre pour faire paraître le temps, choisir quelques objets pour les faire êtres, s’enfoncer plus et plus dans l’opacité de la matière pour faire advenir la transparence d’un effet, devoir tracer en vue de l’aura, creuser pour ouvrir… parce que :
L’art est contenu transparent, mais il n’est saisi que par l’opacité de son contenant ; dans le vide de l’entre-deux : “inframince”, là où le tissu aura rencontré l’événement de sa déchirure. Accident précaire d’un passage, trans– intrusif d’un symptôme qui fait faille et fait faillir.
Il y a là un pli282, un zwiefalt qui se joue et dans la forme de l’art, qui doit être tout en n’étant pas, celui qui donne l’art (artiste) qui à la fois est et n’est pas (impersonnifié) et celui qui reçoit l’art (récepteur) qui étant passe de par sa réception à l’inexistence (in–istant). Ce pli est entre opacité et transparence.
Qu’il faille faire faille qui fasse faillir.
Opacité
1993, Musée du Prado et collection Thyssen, Madrid : d’abord brun ; brun de terre, matière pigmentaire de terre brune, sienne brûlée épaisse, opaque, enfoncée encore de terres noires, de Cassel, tréfonds, abgrund du support qui me fait face, de ma taille. Abîme de matière. De la base brune, au-dessus, des couches de couleurs fines, transparentes, montées du fond, d’abord sombres puis moins, puis lumineuses, puis plus : verts, bleus, violets, rouges, ocres, blancs, laissant toujours transparaître le fond, leur obscur tréfonds. De chaque degré de transparence, ainsi gagné sur l’opacité, sourd une visibilité figurée :
brun : roches obscures,
parfois encore foncées de brun-noir ;
brun-vert : végétations ombrées, plus de vert pour les
parties éclairées ;
brun-vert-bleu : manteau cobalt ombré, plus de bleu où
éclairé ;
brun-vert-bleu-violet : manganèse d’une manche, plus de
violet à l’éclairement ;
brun-vert-bleu-violet-rouge : carmin d’un drapé, plus
de rouge à la lumière ;
brun-vert-bleu-violet-rouge-ocre : fourrures, pelage
d’un chien, plus d’ocre aux lumières ;
brun-vert-bleu-violet-rouge-ocre-blanc : chairs, mains
et visages, plus de blancs aux éclats ;
et presque blanc, mais toujours traversé
d’ocre-rouge-violet-bleu-vert-brun : cheveux, barbes.
Terre, végétaux, tissus, fourrures, pelage, chairs, et de ce qui pousse encore après la mort, pilosité grise des sages, des ascètes et des âgés ; de l’inerte au vivant, ainsi croît l’incarnation de la peinture du Titien. J’ai la sensation, devant le Portrait de Frederico II Gonzaga, Salomé ou le Saint Jérôme au désert ill.36, que toute couleur et toute lumière étaient issues de ce peu de couleur, de ce peu de lumière, le brun – brun de nuit tombante ; et que cette sensation croit avec la maturité de l’artiste, devenant chatoiement d’une poudre de lumière issue de l’obscurité nocturne de la matière. Comme si couleur et lumière étaient contenues dans l’obscurité opaque, incorporée et s’incarnant en “onde de cristal”283. Comme si Titien voyait, à travers le brun sombre de son fond, déjà toutes les couleurs jusqu’au plus claires, toutes les lumières, jusqu’au plus éclatantes, monter vers lui.
Le peintre, dès le début de son tableau, voit qu’une surface brune émet une couleur, le brun, mais par la granulosité du support de toile, transmet également de la lumière, composée de toutes les couleurs sauf le brun. Cette lumière, affirmée par la brillance
sombre et rugueuse du support, il la façonne, la modèle en sculpteur, la tire en fileur, la condense et la réduit en saucier et en livre, tel un parfumeur, l’effluve verdâtre, bleutée, violine, rose, ocre ou dorée. C’est comme une alchimie où de l’opacité peut surgir la transparence et de la mort l’être vie. Et comme alchimie, cela se passe par transmission : au travers l’obscur brun de la terre fourmille déjà la chair scintillante des clairs. Chaque couche tire la matière vers la lumière, l’opacité vers un poudroiement chatoyant qui peut soudain se maintenir, comme vitrifié en émail. La lumière picturale devient opalescente, irradiante, jusqu’à mes yeux qu’elle attire et plonge dans sa chair.
Fatal alors l’œil de Salomé, tant l’éclat de son omoplate, de sa nuque, de sa joue y ont tiré mon regard : je suis arraché à moi-même, et comme Jean qu’elle soulève dans l’ombre du plateau tenu à bout de bras, décapité. Qu’il faille faire faille qui fasse faillir, voici ce que Titien parvient à faire…
…au risque de, faisant, faillir :
« Vers la fin de l’année 1612, […] un jeune homme [qui se révélera sous le nom de Nicolas Poussin284 ] […] se promenait devant la porte d’une maison. […] Il finit par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître François Porbus285 était en son logis. […] Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le pauvre néophyte ne serait pas entré chez le peintre […] sans un secours extraordinaire que lui envoya le hasard. Un vieillard vint à monter l’escalier. Le vieillard [qui, nous l’apprendrons est peintre et son nomme Frenhofer286 ] jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité, frappa trois coups à la porte, et dit à un homme valétudinaire, âgé de quarante ans environ, qui vint ouvrir : – Bonjour, maître.
Porbus s’inclina respectueusement, il laissa entrer le jeune homme en le croyant amené par le vieillard et s’inquiéta d’autant moins de lui que le néophyte demeura sous le charme que doivent éprouver les peintres-nés à l’aspect du premier atelier qu’ils voient et où se révèlent quelques-uns des procédés matériels de l’art.
[…]
– Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus […]
– Vous la trouvez bien ?
– Heu ! heu ! fit le vieillard, bien ?... oui et non. Ta bonne femme n’est pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie! Vous colorez ce linéament avec un ton de chair fait d’avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que l’autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu !... Prrr ! […] Regarde ta sainte, Porbus ? Au premier aspect, elle semble admirable mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent ; cependant tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement observée ; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d’une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s’entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c’est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie. […]
[…]
Ta palette, Porbus ?
[…] Porbus et Poussin se tenaient immobiles chacun d’un côté de la toile, plongés dans la plus véhémente contemplation.
– Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner, vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse ! Regarde comme cette draperie voltige à présent et comme on comprend que la brise la soulève ! Auparavant elle avait l’air d’une toile empesée et soutenue par des épingles. Remarques-tu comme le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine rend bien la grasse souplesse d’une peau de jeune fille, et comme le ton mélangé de brun-rouge et d’ocre calciné réchauffe la grise froideur de cette grande ombre où le sang se figeait au lieu de courir. […] Tout en parlant, l’étrange vieillard touchait à toutes les parties du tableau : ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si à propos qu’on aurait dit une nouvelle peinture, mais une peinture trempée de lumière.
[…]
–Ah ! […] si vous vouliez me laisser voir [œuvre], je pourrais faire quelque peinture haute, large et profonde, où les figures seraient de grandeur naturelle.
– Montrer mon œuvre, s’écria le vieillard tout ému. Non, non, je dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j’ai cru avoir fini. Ses yeux me semblaient humides, sa chair était agitée. Les tresses de ses cheveux remuaient. Elle respirait ! Quoique j’aie trouvé le moyen de réaliser sur une toile plate le relief et la rondeur de la nature, ce matin, au jour, j’ai reconnu mon erreur. Ah ! pour arriver à ce résultat glorieux, […] j’ai analysé et soulevé couche par couche les tableaux de Titien, ce roi de la lumière, j’ai, comme ce peintre souverain, ébauché ma figure dans un ton clair avec une pâte souple et nourrie, car l’ombre n’est qu’un accident, retiens cela, petit. Puis je suis revenu sur mon œuvre, et au moyen de demi-teintes et de glacis dont je diminuais de plus en plus la transparence, j’ai rendu les ombres les plus vigoureuses et jusqu’aux noirs les plus fouillés ; car les ombres des peintres ordinaires sont d’une autre nature que leurs tons éclairés ; c’est du bois, de l’airain, c’est tout ce que vous voudrez, excepté de la chair dans l’ombre. […] Et chez moi la blancheur se révèle sous l’opacité de l’ombre la plus soutenue !
[…]
Trois mois après […] Poussin et […] Porbus, [vinrent] voir maître Frenhofer. […]
– Entrez, entrez, leur dit le vieillard […]. Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière [n’en] feront une rivale. […]
– Eh ! bien, le voilà ! […] – Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l’air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l’air qui nous environne. Où est l’art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d’une jeune fille. N’ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N’est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l’atmosphère comme les poissons dans l’eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l’accouplement du jour et des objets. […] Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.
– Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.
– Non. Et vous ?
– Rien.
Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la lumière, en tombant d’aplomb sur la toile qu’il leur montrait, n’en neutralisait pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et se levant tour à tour.
– Oui, oui, c’est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin voici mes couleurs, mes pinceaux. […]
– [Il] se joue de nous, dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture.
– Nous nous trompons, voyez !... reprit Porbus.
En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce pied apparaissait là comme le torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée.
– Il y a une femme là-dessous, s’écria Porbus en faisant remarquer à Poussin les courbes de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposées en croyant perfectionner sa peinture.
Les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à s’expliquer, mais vaguement, l’extase dans laquelle il vivait.
– Il est de bonne foi, dit Porbus.
– Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi, de la foi dans l’art, et vivre pendant longtemps avec son œuvre pour produire une création semblable. […] Mais aussi, mon cher Porbus, regarde attentivement mon travail, et tu comprendras mieux ce que je te disais sur la manière de traiter le modelé et les contours. Regarde la lumière du sein, et vois comme, par une suite de touches et de rehauts fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la véritable lumière et à la combiner avec la blancheur luisante des tons éclairés ; et comme, par un travail contraire, en effaçant les saillies et le grain de la pâte, j’ai pu, à force de caresser le contour de ma figure, noyé dans la demi-teinte, ôter jusqu’é l’idée de dessin et de moyens artificiels, et lui donner l’aspect et la rondeur même de la nature. Approchez, vous verrez mieux ce travail. De loin, il disparaît. Tenez ! Là il est, je crois, très remarquable, […] il désignait aux deux peintres un pâté de couleur claire.
Porbus […] en se tournant vers Poussin : – Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre ? dit-il.
– Il est encore plus poète que peintre, répondit gravement Poussin.
– Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre.
– Et, de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin.
– Combien de jouissances sur ce morceau de toile ! s’écria Porbus.
Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire.
– Mais, tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin.
– Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant tour à tour les deux peintes et son prétendu tableau.
– Qu’avez-vous fait ! répondit Porbus à Poussin.
Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit : – Tu ne vois rien, manant ! maheustre ! bélître ! bardache ! Pourquoi donc es-tu monté ici ? – Mon bon Porbus […] répondez ! Je suis votre ami, dites, aurais je donc gâté mon tableau ?
Porbus, indécis, n’osa rien dire ; mais l’anxiété peinte sur la physionomie blanche du vieillard était si cruelle, qu’il montra la toile en disant :
– Voyez !
Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela.
– Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans !
Il s’assit et pleura.
[…]
Frenhofer recouvr[it] sa [toile] d’une serge verte, avec la sérieuse tranquillité d’un joaillier qui ferme ses tiroirs […]. Il jeta sur les deux peintres un regard profondément sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit silencieusement à la porte de son atelier, avec une promptitude convulsive. Puis, il leur dit sur le seuil de son logis : – Adieu, mes petits amis.
Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus inquiet, revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles.287 »
Sans commentaire, hors que l’on connaît, sans doute comme Balzac, la leçon que Nicolas Poussin tira du risque baroque288, dont il se tint assez rapidement éloigné pour s’affirmer dans la certitude du “je pense, donc je suis” – l’inverse exact de l’a–perception ici traquée.
Il ne se donne point de visible sans milieu transparent.
Il ne se donne point de visible sans forme.
Il ne se donne point de visible sans couleur.
Il ne se donne point de visible sans distance.
Il ne se donne point de visible sans instrument.
Choses qui ne s'apprennent point, et qui forment les parties essentielles de la peinture.289 »
Que n’eût-il ajouté : il ne se donne point de visible sans opacité. On rétorquera que cette opacité est comprise dans la forme et la couleur. Mais si la transparence du milieu vient avec lumière et distance former un triplet, il serait élégant de retrouver cet aspect trinitaire avec couleur, forme et opacité. Elégance d’une symétrie où “lumière” appelle “couleur”, “distance” appelle “forme”, où “couleur” répond à “lumière”, “forme” répond à “distance”, mais où, sur le pli de l’axe, en faille, “le milieu transparent” heurte “l’opacité de ce milieu”, où se déchire le milieu comme opacité transparente.
Il ne se donne point de
visible sans lumière.
Il ne se donne point de
visible sans distance.
Il ne se donne point de
visible sans milieu transparent.
Il ne se donne point de
visible sans opacité de ce milieu.
Il ne se donne point de
visible sans forme.
Il ne se donne point de
visible sans couleur.
Ce heurt, cette déchirure, cette faille s’ouvre, irréductible
au principe de non-contradiction comme repliant le principe sur lui-même :
Il ne se donne point de
visible sans milieu transparent.
Il ne se donne point de
visible sans opacité de ce milieu.
L’opacité tombe pourtant sous le sens : imaginons un milieu qui ne soit que transparence ; il ne connaîtrait plus d’horizon (et l’horizon n’est pas forme), ne connaissant pas d’horizon, il ne connaîtrait pas de distance (relative à l’éloignement qu’est pour la vue l’horizon) et de là nul lieu pour situer les formes, rien de forme située qui puisse arrêter la lumière et se donner coloré.
Et si le propos, d’externe, reporté au “monde”, se porte en interne, sur la peinture, rien ne peut s’y donner sans la prime opacité du support. Pure transparence, elle serait l’œuvre ultime, finie, que même Le Grand verre ou Le Quadrangle blanc sur blanc, qui obliquement croit se voir quitter son support blanc et s’envoler dans l’infini, n’atteignent pas. Ultime finitude que serait comme peinture la simple exposition d’une vitre ou moins encore du vide290, c’est à dire de l’air (sans ampoule d’apothicaire)291 encore de trop ; du vide d’air, de l’espace intersidéral, du rien absolu, d’un hors univers.
Si elle tombe sous le sens, l’opacité ne peut être totale, compacte. Ou alors, elle est la faillite de Frenhofer, plus loin que cette faillite, sans même un pied apparaissant, sans femme qui soit là, là-dessous, dans la destruction par le feu de ses toiles et sa mort même. Cette obscurité totale dépasse celle atteinte ici : « [l’] obscurité submergeait tout, il n’y avait aucun espoir d’en traverser les ombres, mais on en atteignait la réalité dans une relation dont l’intimité était bouleversante […]. C’était la nuit même292 » et aucune image qui faisait son obscurité ne pouvait advenir. “Has all vanished since? If I open and am for ever in the black adiaphane. Basta! I will see if I can see. See now293 ”. There no time within you : and never shall be, world out end. Ce serait l’obscurité d’une nuit qui enveloppe au plus proche le moi, à fleur de peau, plus profond que cette peau, le moi totalement replié sur lui-même, un point noir, infime infiniment dense. Aucun univers hors ce point – ne serait-il pas le “je” de la réduction phénoménologique d’Husserl ?
Et si le propos, d’interne, reporté au “moi”, se porte en externe, sur la peinture, rien ne peut s’y donner qu’avec la prime opacité du support, hors l’inutile affirmation du support (minimal art, support surface) qui, malgré cette affirmation, se donne toujours travaillé, planifié ou conçu pour affirmer autre chose que son affirmation – y compris sa méta-affirmation (qui déjà n’est plus l’affirmation elle-même)294. Il y a toujours quelque “chose” “sur” cette opacité, ou en elle, ou entre elle, et cette chose, intuition, idée, discours, forme, couleur, lumière, est la transparence. Même la réponse d’Hamlet295 à la question de savoir ce qu’il lit : “words, words, words” ne renvoie pas à l’opacité tautologique mais à la transparence de l’ironie (ou du théâtre – dans le théâtre – de la folie).
Dans la sûre assurance du principe de non-contradiction, Poussin – et avec lui la pensée classique, refuse la question… Ou semble la refuser : restent quelques indices ténus. Pourquoi, chez un peintre de tant de dessein, où tout de l’image est pensé, produit de la pensée, rien d’accidentel, un trou – reste d’un clou arraché – dans le mur ill.37 derrière son Autoportrait de 1650 ? Pourquoi l’absence de reflet de l’orage dans le calme lac du Paysage avec Pyrame et Thisbé ?
Pourquoi malgré l’affirmation de la clôture de chaque œuvre par son cadre296, si souvent l’existence de deux séries (qui dépasse la question de l’offre à Pointel et celle à Chantelou, ne devant inciter à la jalousie ni de l’un ni de l’autre et que chacun recevrait alors un pendant), deux séries en pendant, justement… comme pendues en attente d’un troisième terme qui est entre elles-deux ? Pourquoi enfin tant de peintures qui vont par pair tel Paysage de temps calme et Paysage d’orage, les deux versions des Sabines, etc., sinon qu’entre semble exister une peinture qui n’existe pas. Un ouvert qui déchire l’affirmation de l’une et de l’autre, quelque inexistence qui rompe le principe de non-contradiction, quelque terme qui est entre297.
Entre-deux, trans–
Entre-deux
2010, Museum of Modern Art, New York, The Artist is Present. Arrivé par avion le soir précédant, tu t’es tôt rendu à l’ouverture des portes. Pressé – la précipitation pousse la foule sur la montée d’escalier qui mène à l’atrium, volume ouvert par les galeries des quatre étages muséaux qui le surplombe. Bruit de la foule, pas rapides et discussions de tonalité basse, sourde, omniprésente proche ; et d’un haut lointain : cris, hurlements, souffles aigus, claquements et stridences, de fréquence variables Sons issus de la rétrospective des projections vidéo qui document les performances historiques de l’artiste – se fouettant, se brossant violemment les cheveux, frappant entre ses doigts multitudes de coups de couteaux ; ou en binôme, giflant et se faisant gifler, criant sur et se faisant crier dessus – entre 1973 et 1988. Arrivée à l’atrium, la foule ralentit, le pas plus discret, la conversation mue en susurre. La masse se disperse repoussée contre les quatre murs de l’espace. Le centre paraît d’abord vide et inaccessible. Devant chacun, il est délimité par une ligne de peinture blanche, quatre fois obliquant de 90°, qui dessine un carré sur le sol gris, ligne doublée sur trois bords par les fils électriques noirs qui courent au sol, alimentant quatre projecteurs photographiques softboxes placés dans chaque angle de ce carré. Ils sont surélevés par des châssis métalliques, orientés à 45° par rapport aux coins de quadrilatère et rabattus de près de 23° vers le sol, de manière à ce que leur lumière diffuse se rejoigne en concentration au centre de ce carré d’environ dix mètres sur dix. Ce dispositif est ce qui rend l’espace impénétrable298, il tend à le sacraliser, du moins tous le ressentent ainsi, chacun restant maintenant immobile et se taisant – malgré les stridences aigues intermittentes
provenant des étages supérieurs – il y a silence, au point que cris, hurlements, souffles aigus, claquements et stridences des diffusions vidéos ne s’entendent plus.
Silence, rien n’est plus à entendre. Parce que rien ici n’est à entendre, le silence se fait en chacun. Depuis les bords de la pièce tous regardent le centre du carré marqué par l’éclairage et la ligne, blanche frontière. Là, en ce centre limité, une table de bois clair d’un mètre sur un sépare deux chaises de même matériau, situées à un mètre de part et d’autre de la table. Sur l’une des chaises est assise, immobile, une femme. Ses longs cheveux noirs sont rabattus en mèches qui tombent à gauche, devant, sur sa poitrine, sur une robe écarlate (qui d’autres jours pourra être ivoire ou outremer) au col serré ; robe qui choit au sol, ample en repli telles celles dépeintes par Campin, le Maître de Flémalle, Van Eyck ou Van der Weyden, et paraît ainsi éloigner la femme de la table et de l’autre siège ; ou la protéger, tel ce tombé de robe des peintres flamands sanctuarise la sacralité des saintes. Hors la coiffure, la parfaite symétrie de la posture de cette femme, assise bras posés sur ses cuisses et mains à plats peu avant les genoux, sa parfaite immobilité, affirment sa présence, immuablement là, mais éloignée ; présente inatteignable. L’impassibilité de son visage, très pâle, marqué, presque boursouflé, qu’éteignent encore l’iris sombre, presque noir, de ses yeux et le tracé descendant de ses sourcils, cette impassabilité la rend, quoique présente, intouchable, inconnaissable, in–passable. Face à elle, sur l’autre chaise, quelque personne du public, un temps,
s’assied puis se relève, passe, suivie d’une autre ; chacune à chacune passant un temps face à l’artiste, assise toujours, tout le jour et chaque jour, in–passable ill.38 .
Depuis l’extérieur de ce carré sacré, la scène se voit telle une peinture. La foule assiste à la présence immuable de Marina Abramović, assise, et au passage de ceux qui un temps, sur l’autre chaise lui font face. La foule assiste, spectatrice de ce face à face qui n’est pas vécu, mais vu ; et, conditionnement du regard spectateur des peintures, la grande majorité du public s’est positionnée de manière à pouvoir considérer cette scène de profil, l’artiste à gauche – ou à droite –, son vis-à-vis passant à droite – ou à gauche –, la table en intermédiaire. Ce face à face que l’artiste entretient avec l’une puis l’autre personne est ainsi le plus souvent considéré latéralement, comme s’il y avait là jeu d’acteur, dialogue entre deux protagonistes, pièce théâtrale à suivre, récit à entendre ; ou, comme dans la peinture classique, s’il y avait histoire à lire, en passant d’une figure à l’autre. Mais rien ne se passe, rien ne se dit, pas une parole, pas un son, aucun récit, aucune action, aucun geste, aucun signe ; silence. Et ce public spectateur
écoute ce silence, et l’écoutant fait abstraction de tout son, de tout bruit – provenu de la foule autour ou des vidéos et reperformings des œuvres passés d’Abramović au-dessus. Et ce public spectateur voit cette scène, see the scene, et l’observant fait abstraction de tout mouvement, de tout heurt provenu de la foule proche ou des vidéos et reperformings qui surplombent la performance.
Il y a une étonnante abstraction de ce passé qui pourtant construit cette in–passable présence de l’artiste, maintenant, ici, longtemps, comme si dès maintenant c’était pour toujours et depuis toujours qu’elle est présente. Abstraction telle que The Artist is Present n’entretient même plus rapport à Nightsea Crossing qui marqua la fin, comme sans cesse rejouée du couple Marina – Ulay, ce parce qu’ici ce n’est pas un couple de deux artistes, de deux présences en face à face, mais d’une artiste im–passible face à autrui passant, remplacé par autre autrui, toujours différent dans ce même face à face299.
On est aussi très loin de Imponderabilia où une gêne s’instaure pour le public qui doit
s’infiltrer dans le face à face dénudé de Marina – Ulay, appuyés sur le
cadre d’une porte d’entrée ; et très loin de l’agression sonore de AAA–AAA pourtant filtrée par le
média vidéo. Abstraction qui dissipe les douleurs auto-infligées de la
série Rhythm, et pourtant qui, de
tout ce passé, provient300 ; telle une concrétisation. Action
d'extraire, tel un corps étranger d'une blessure ; opération de l'esprit
consistant à isoler un élément d'un tout pour y concentrer son
observation ; action d'enlever – έποχή301.
“People don’t understand that the hardest thing is to actually do something which is close to nothing. It’s demanding all of you because there is no story anymore to tell. There’s no objects to hide behind. There’s nothing there, just you—pure presence. You have to rely on your own energy and nothing else.302 ”
Enlever : la chose la plus difficile est de faire
quelque chose qui est proche de rien.
Pure présence.
Latéralement observée, à gauche Marina, à droite quelqu’un, entre : la table ill.39. Le spectateur observe de manière si concentrée, sa vue focalisée sur cet axe latéral, que ce qui est derrière la scène, derrière la table – la foule des autres spectateurs en face – ne lui est plus visible ; inaperçu. Et sur, ou plutôt au-dessus de cette table, entre Marina et ce quelqu’un, il croît pouvoir ou devoir percevoir un volume vide ; imperceptiblement mouvant, tremblant vers la gauche ou la droite, un peu plus haut ou plus bas, plus loin ou plus proche, plus dense plus diffus, vide303. Volume vide d’une “œuvre d’art” comme considérée de la gauche, de la droite par deux protagonistes. Ce serait alors la parfaite transparence de cette “œuvre”, de cet objet, et la complète présence de l’art. L’Objet invisible de Giacometti ; non proche de rien : le rien ; a–perception d’un volume vide sans contenant, pur contenu de rien.
Comme si par son observation, chaque spectateur donnait “lieu” à ce “volume” comme issu de sa vue et de la rencontre du regard que porte Abramović vers son vis-à-vis, et du regard porté par ce dernier vers elle. Le temps passe, rien ne se passe hors la semblance de fluctuation de ce vide. A droite, le regardeur d’Abramović s’avance un peu sur la chaise, prend appui de ses mains sur l’arrière du placet, se lève, reste un instant encore debout face à elle – qui vient de baisser la tête – ; se retourne, marche, sort, passe. Marina impassible, tête et yeux baissés, un peu repliée sur sa chaise, reste ; elle, la table, une chaise vide et le “volume” flottant au dessus de la table paraît disparu, ou s’est concentré là où l’artiste est maintenant, fermée sur elle-même, ramassé, enfermé en elle. Derrière la table, derrière la scène, l’observateur voit la foule en vis-à-vis, perçoit les mouvements, les déplacements, quelques sons.
Le temps passe et lentement, de la droite, avance un prochain vis-à-vis. Il passe devant la chaise, s’appuie sur le dossier, s’assied, se centre, est maintenant assis face à elle – qui relève la tête, rouvre les yeux – et la regarde, elle qui le regarde ; regards qui se concentrent et se rencontrent. Même concentration de l’observateur qui à nouveau efface la vue de la foule, ne voit plus que Marina, quelqu’un, et la table ; puis venant progressivement, flottant au-dessus de la table, cet indéterminable volume de vide.
Observant, la question reste de savoir ce qu’est l’œuvre d’art dans cette performance : est-ce cette a–perception vide entre les regards d’Abramović et de son vis-à-vis ? est-ce l’artiste elle-même en ce qu’elle se présente comme objet d’art, à l’équivalence d’une peinture ou d’une sculpture, tableau vivant ? est-ce la performance prise dans sa difficulté spectaculaire, de rester ainsi immobile de jour en jour, chaque jour sept heures et demi, durant soixante-sept jours, sept cent trente-six heures ? La dernière hypothèse est rapidement levée, ce n’est pas la performance au sens de spectacle “sportif”, physique et mental, cet exploit d’endurance et de privation – ne pas même
s’alimenter ou s’hydrater –, ce n’est pas ce défi, cette prouesse qui est art, ce parce que toute la mise en scène, la forme même de cette performance dénie le spectaculaire, le spectacle et la performance même ; c’est une performance de rien pourrait-on dire. Ni que ce soit “difficile” ou “facile”, il apparaît que le jugement ne s’empare pas de ces questions-là ; comme si le silence, l’immobilité, l’impassibilité – in–passibilité – l’emportaient sur tout rapport d’aisance ou d’effort, physique ou mental304. Que l’artiste soit devenue sa propre œuvre est aussi hypothèse assez rapidement écartée. Malgré le soin esthétique porté au choix de l’habit, cette robe “flamande”, malgré les effets de mise en scène, Marina Abramović n’apparaît pas comme œuvre d’art, comme étant devenue l’objet d’art. Ce parce que l’attention du public observateur ne se concentre pas sur elle, ni sur ses vis-à-vis toujours changeants ; cette attention se porte entre eux. Tout échappe à l’idée du corps de l’artiste en présentation, performing, ou en représentation, tableau vivant. Ainsi, la mise en scène, réduite à l’interne du carré performatif, n’interfère pas sur l’externe pour en faire un décor à l’artiste, mais laisse le public face au public et non face à une scène.
D’autre part, le vis-à-vis de Marina n’est pas un artiste305, mais quiconque - ce qui oppose The Artist is Present à Nightsea Crossing. Enfin, hors sa seule présence, Abramović ne met pas activement son corps en jeu, tel que le body art l’implique. Il n’y a que la présence, la seule présence, et – titre trompeur – il n’est pas certain que la présence soit celle de l’artiste. Marina elle-même ne dit-elle pas : “There’s nothing there, just you—pure presence. You have to rely on your own […]”, insistant non sur sa présence à elle, mais sur la présence de l’autre, du vis-à-vis, voire du public observateur ; you – your own… La raison éliminatoire conforte l’intuition d’un quelque chose, qui n’est rien, espèce de volume vide d’art, “[…] energy”, entre elle et son vis-à-vis, ou en elle et en son vis-à-vis.
Entre elle et son
vis-à-vis,
en elle et en son
vis-à-vis.
Frontalement voir, devenir son vis-à-vis, être en face à face ill.40, demande d’abord de franchir la ligne blanche (après avoir attendu son tour et sous autorisation des “gardes” du musée) qui limite le carré performatif, puis de marcher vers la chaise, qui présente son dossier maintenant et encore vide à celui qui avance. Ce siège visé provoque comme une abstraction du reste de la vue, qui devine la table, derrière la chaise ; et n’aperçoit qu’à peine Abramović, tête baissée et yeux clos – une tache rouge (ou blanche, ou bleue sombre) surmontée de noir – sur le fond blanc d’un mur lointain, devenu comme inexistant. C’est peu voir et se sentir par contre observé, non par elle, yeux baissés ou clos, mais par la foule, avancer comme maintenu en apesanteur par la pression exercée par ces observations ; en apesanteur, tendu vers la visée de la chaise, sans même perception ou conscience d’avancer. Surpris soudain d’atteindre la chaise, et poser la main droite sur son dossier, afin de s’assurer de sa présence – au sens double, de celle de la chaise, de celle de soi-même, de son propre corps – voire de se recorporaliser. S’asseoir, se centrer sur la chaise, lever les yeux, des genoux au bord de la table, puis au travers la table, enfin sur elle qui relève la tête, ouvrir les yeux, fixés sur toi. C’est cela ?
– Oui, je crois.
Donc maintenant, tu la vois, face à face ; et en fait tu ne la vois pas, c’est cela que tu m’as dit. Tu ne vois que ses yeux, deux iris sombres et l’entre comme l’autour de son visage – nez, sourcils, bouche, joues, cheveux, col de la robe – tu ne fais que les percevoir. Ils apparaissent déjà comme une vision périphérique d’une vue qui immédiatement s’est concentrée sur ses yeux ; ou faut-il écrire ces yeux ?
– Sujet ou objet ? Je vois, ce que je vois c’est en moi, sujet que je le vois. Le vois-je comme objet de ma vue ou comme un autre sujet ? je ne sais.
« Tout à l’air transparent […]. L’impossibilité principale, c’est de saisir l’ensemble et ce qu’on pourrait appeler les détails. Ainsi je ne pense qu’aux yeux ? Il faudrait arriver à saisir dans une sculpture et la tête et le corps et la terre sur laquelle il repose, et en même temps on aurait l’espace, et la possibilité de mettre tout ce que l’on veut dedans. Oui, il faudrait sculpter ce tout de sculpter les yeux. […] Pour les yeux, uniquement les yeux. J’ai l’impression que si j’arrivais à copier un tout petit peu – approximativement – un œil, j’aurai la tête entière. Il n’y a pas de toute d’ailleurs. Seulement, cela à l’air impossible. Pourquoi ? Je n’en sais rien ! […] Si je vous regarde en face, j’oublie le profil. Si je regarde de profil, j’oublie la face. Tout devient discontinu. Le fait est là. Je n’arrive plus jamais à saisir l’ensemble. Trop d’étages ! Trop de niveaux ! L’être humain se complexifie. Et dans cette mesure je n’arrive plus à l’appréhender. Le mystère s’épaissit sans cesse depuis le premier jour…306 »
Tu ne vois que ses – ces – yeux,
“Just the gaze.307 ”
à peine tu perçois son visage, et derrière rien n’est vu, ni perçu, a–perçu ? Derrière elle, le blanc du mur et un blanc vide, un blanc rien, un blanc transparent. Quelques personnes de la foule, toujours derrière, sont là, mais inaperçues ; et est totalement inaperçue la masse des observateurs sur ta droite, sur ta gauche et, à fortiori, derrière toi. Comme le visage de Marina, la table entre vous t’est à peine perceptible, en périphérie de ton champ visuel. Cette perception excentrée te rend instable la situation de cette table, en particulier sa longueur. Tu la sais carrée, mais ta perception marginale ne parvient pas à lui accorder une égalité de côtés, ni même une constance de longueur : par moment raccourcie, par moment allongée. Et ce flottement de longueur induit un flottement de la distance, de la distance entre toi et elle, entre ta vue et ses yeux. La distance entre ta vue et le double œilleton noir de ces iris est flottante, tu ne puis plus l’objectiver : elle s’éloigne, se rapproche ; s’éloigne dès que perçue se rapprochant ; s’approche dès que perçue s’éloignant ; s’éloigne d’autant qu’elle s’approche, s’approche d’autant qu’elle s’éloigne.
– Oui c’est cela, et je fais similitude immédiate avec mon rapport aux sculptures et figures de Giacometti, aux peintures et color fields de Rothko, à la vidéo et au lointain rapproché de Viola ; à l’insituablitité de la brume ou de l’a–distance entretenue par un rouge–vert ou d’un bronze–or des chevelures de deux serveuses qui passent alternativement, l’une devant, l’autre derrière un bar.
“[…] goldbronze […] blended […] bronze gigglegold […] bronze in gold […] bronzegold goldbronze […] 308 ”
Cette distance fluctuante qui te sépare d’elle n’est-elle pas, maintenant dans le face à face, ce que tu observais latéralement entre les deux vis-à-vis ? ce “volume” vide ou transparent, volume tout de même, de par sa fluctuation. Ce “volume” est maintenant entre toi et elle, devant toi, faisant flux de la distance qui te sépare d’elle et par ce flux manifeste cette distance. Il n’est plus “transparent”, n’est pas opaque non plus,
diaphane ou translucide, semblant créer par un indice de réfraction toujours changeant, plus ou moins d’écart entre ta vue et ses – ces – yeux. Il est comme l’espace qui se manifeste – »Raum raümt 309« – ; espace qui s’espace, diffère de moment en moment, dans un temps qui se temporalise – Zeit zeitlicht – se montre (zeigt sich), se signale, se fait connaître.
« Les choses viennent à la représentation à partir d’un arrière fond…
L’espace entre Marina et toi ; la distance de la table ou plutôt ce “volume” imperceptible et inconcevable qui “flotte” et “oscille” au-dessus de la table, de la distance, entre elle et toi ;
… dont elles [elle, Marina] émerge[nt] et vers lequel elle[s] retourne[nt] dans la [maîtrise constituante] que nous pouvons en avoir. Elles [les choses ; elle, Marina] se trouve[nt] dans l’espace, dans l’air, sur la terre, [sur une chaise] […] Milieu qui reste essentiel […]. Ce milieu ne se réduit pas à un système de références opérationnelles…
Tel un espace de communication entre toi et elle.
… Le milieu a une épaisseur propre. Les choses [elle comme autrui] se réfèrent à la possession, peuvent s’emporter […] ; le milieu à partir duquel elles me viennent gît en déshérence, fond ou terrain commun, non-possédable, essentiellement à “personne” […]. Toute relation ou possession se situe au sein du non-possédable qui enveloppe ou contient sans pouvoir être contenu ou enveloppé. Nous l’appelons l’élémental.
[…] L’élément n’a pas de forme qui le contienne. Contenu sans forme : la surface [d’une table] de la mer et du champ […] le milieu sur lequel cette face se dessine ne se compose pas de choses. Il se déploie dans sa propre dimension – la profondeur, inconvertible en largeur et en longueur où s’étend la face de l’élément. […]
A vrai dire, l’élément n’a pas de face du tout. On ne l’aborde pas. La relation adéquate à son essence le découvre précisément comme un milieu : on y baigne. A l’élément, je suis toujours intérieur. […] L’intériorité de l’immersion ne se convertit pas en extériorité. La qualité pure de l’élément ne s’accroche pas à une substance qui la supporterait. Baigner dans l’élément, c’est être dans un monde à l’envers […]. Nous pouvons certes nous représenter le liquide ou le gazeux […] mais nous faisons alors abstraction de notre présence au sein de l’élément. Le liquide manifeste sa liquidité, ses qualités sans support, ses adjectifs sans substantif, à l’immersion du baigneur. L’élément nous offre comme l’envers de la réalité, sans origine dans un être, bien que s’offrant […] comme su nous étions dans les entrailles de l’être. Aussi pouvons nous dire que l’élément vient vers nous de nulle part. […] Il précède la distinction du fini et de l’infini. Il ne s’agit pas d’un quelque chose, d’un étant se manifestant comme réfractaire à la détermination qualitative. La qualité se manifeste dans l’élément comme ne déterminant rien.310 »
Il y a devant ta vue de l’espace et du temps, puis le noir des yeux de Marina Abramović, qui clignent à peine, puis, mais à peine perçu, son visage, l’écarlate de sa robe, puis le rien blanc d’un monde devenu absent. Translucide – noir – chair, presque gris - incarnat – blanc de rien. Rien translucide – noir – gris – incarnat – blanc de rien.
– Et presque le regret de ce jour à robe très spectaculairement rouge311.
Robe rouge écarlate : rien translucide – noir
– gris – incarnat – blanc de rien.
Robe outremer sombre : rien translucide – noir
– gris – noir – blanc de rien.
Robe ivoire pâle : rien translucide – noir
– gris – blanc – blanc de rien.
Rien, un “quelque chose venu de nulle part”, rien –
et retourné nulle part.
Un instant qui ne s’incarne pas.
« Mais ce débordement de la sensation par l’élément, […] [ces éléments] viennent de nul part. Ce fait de venir de nulle part, de “quelque chose” qui n’est pas, d’apparaître sans qu’il n’y ait rien qui apparaisse – et par conséquent, de venir toujours, sans que je puisse posséder la source – dessine l’avenir de la sensibilité […]. Non que la source m’échappe en fait : la qualité […] se perd dans le nulle part. C’est l’apeiron [principe originel hors le sujet de perception – mais qui lui est comme “donné” inconnu, inconnaissable et “malgré lui” – de l’existence de tout ce que nous percevons, ne possédant aucune qualité déterminée, et de fait n’est désigné que négativement] distinct de l’infini et qui, par opposition à la chose, se présente comme qualité réfractaire à l’identification. La qualité ne résiste pas à l’identification parce qu’elle représenterait un écoulement et une durée ; son caractère élémental, sa venue à partir de rien, constitue au contraire sa fragilité, son effritement de devenir, ce temps antérieur à la représentation – qui est menace et destruction.312 »
Rien ne s’incarne, hors la pupille noire dans l’iris sombre sur le blanc de ses globes oculaires, puis gris, puis rien – et encore, pupille, iris et yeux s’incarnent-ils ? ou seul s’incarne le rien translucide de l’espace et du temps entre toi et elle ?
« La sensibilité met en rapport avec une pure qualité sans support, avec l’élément. […] La sensibilité [ne] se décrit donc […] pas comme un moment de la représentation […]. Son intention […] ne va pas dans le sens de la représentation. […] Dans la sensibilité même et indépendante de toute pensée s’annonce une insécurité qui remet en question cette [intégration au soi-même] de l’élément qui l’inquiétera comme l’autre. […] La sensibilité ainsi comprise, ne se confond pas avec les formes encore vacillantes de la “conscience de”. […] Elle concerne jusqu’aux formes élaborées de la conscience, […] à travers laquelle tout objet se dissout en élément où [le sujet même] baigne. […] Il n’y a pas dans ma position le sentiment de la localisation, mais la localisation de ma sensibilité. La position […] ne ressemble pas à la compréhension du monde par le Da heideggérien. Pas soucis d’être, ni relation avec l’étant, pas même négation du monde, mais son accessibilité […] [dans] l’étroitesse même de la vie, naïveté du moi irréfléchi, au-delà de l’instinct, en deçà de la raison.313 »
Tu la vois et ne la vois pas, comme si l’espace et le temps t’empêchaient la vue en la permettant. Elle est présente, face à toi, et pourtant absente.
« Cette provenance de nulle part oppose l’élément à ce que nous décrivons sous le titre de visage, où précisément un étant se présente personnellement. Etre affecté par une face de l’être, toute son épaisseur demeurant indéterminée et venant sur moi de nulle part […] [et vers nulle part] […]. Le néant de l’avenir assure la séparation : l’élément […] aboutit au néant qui sépare. […] Ce que cache la face de l’élément qui est tournée vers moi, n’est pas un “quelque chose” [ou “quelqu’un”] susceptible de se révéler, mais une profondeur toujours nouvelle de l’absence, existence sans existant, l’impersonnel par excellence.<314 »
Elle fixe ses yeux sur toi, mais sa vue te paraît inexistante315. Abstraite. Présence abstraite, extraite d’elle-même, absentée.
« Lorsque je regarde [un] verre, de sa couleur, de sa forme, de sa lumière, il me parvient à chaque regard qu’une toute petite chose très difficile à déterminer, qui peut se traduire par un tout petit trait, par une tache, chaque fois que je regarde le verre, il a l’air de se refaire, c’est-à-dire que sa réalité devient douteuse, parce que sa projection dans mon cerveau est douteuse, ou partielle. On le voit comme s’il disparaissait… resurgissait… disparaissait… ressurgissait… c’est-à-dire qu’il se trouve bel et bien entre l’être et le non-être.316 »
Elle est là, présente, à un peu moins de deux mètres de toi, mais t’apparaît absente, en cette distance fluctuante, in-ex–istante ; c’est-à-dire que “rien d’elle ne sort d’elle” pour t’atteindre.
« La manifestation du καθ΄αύτό [de l’Autre en et par lui-même], où l’être nous concerne sans se dérober et sans se trahir – consiste pour lui, non point à être dévoilé, non point à se découvrir au regard qui le prendrait pour thème d’interprétation et qui aurait une position absolue dominant l’objet. La manifestation καθ΄αύτό consiste pour l’être à se dire à nous, indépendamment de toute position que nous aurions prise à son égard, à s’exprimer. Là, contrairement à toute les conditions de la visibilité d’objets, l’être ne se place pas dans la
lumière d’un autre, mais se présente lui-même dans la manifestation qui doit seulement l’annoncer, il est présent comme dirigeant cette manifestation même – présent avant la manifestation qui seulement le manifeste. L’expérience absolue n’est pas dévoilement mais révélation : coïncidence de l’exprimé et de celui qui exprime, manifestation, par là même privilégiée d’Autrui, manifestation d’un visage par delà la forme. La forme trahissant incessamment sa manifestation – se figeant en forme plastique, puisque adéquate au Même, aliène l’extériorité de l’Autre. Le visage est une présence vivante, il est expression. La vie de l’expression consiste à défaire la forme où l’étant, s’exposant comme thème, se dissimule par là même. Le visage parle. La manifestation du visage est déjà discours. […]
Cette façon de défaire la forme adéquate au Même pour se présenter comme Autre, c’est signifier ou avoir un sens. Se présenter en signifiant, c’est parler. Cette présence, affirmée dans la présence de l’image comme la pointe du regard qui vous fixe, est dite. La signification n’est pas une essence idéale ou une relation offerte à l’intuition intellectuelle, ou encore analogue en cela à la sensation offerte à l’œil. Elle est par excellence la, la présence de l’extériorité. Le discours n’est pas simplement une modification de l’intuition (ou de la pensée), mais une relation originelle avec l’être extérieur. […] A travers le masque percent les yeux, l’indissimulable langage des yeux. L’œil ne luit pas, il parle.317 »
– Mais à ma vue, l’œil luit et ne parle pas, pourquoi ?
Cherchant à comprendre, à te persuader de sa présence, com–prise, ta vue se décale un peu, très peu ; passe la bouche, le nez, les sourcils, atteint la chevelure noire, redescend vers son oreille droite, dégagée, remonte le pli d’une – ou des deux joues, comme se dédoublant, retourne à ses deux iris. Elle n’a pas bougé, impassible. C’est cela. Impassible : comme déjà observé latéralement, elle est im–passable ; et face à toi, l’impasse. Elle ne s’incarne pas, n’est pas corps, ses yeux te sont images, ce que tu vois, et ne voient pas. Est-elle “image” ? Aucune image, fût-il le plus “vivant” des portraits peints, ne te voit lorsque tu le considères.
« La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons […] visage. Cette façon ne consiste pas à figurer comme thème sous mon regard, à s’étaler comme un ensemble de qualités formant une image. Le visage d’Autrui détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse, l’idée à ma mesure et à la mesure de son ideatum – l’idée adéquate. Il ne se manifeste pas par ses qualités, mais καθ΄αύτό [en et par lui-même]. Il s’exprime. Le visage, contre l’ontologie contemporaine, apporte une notion de vérité qui n’est pas le dévoilement d’un Neutre impersonnel, mais une expression : l’étant perce toutes les enveloppes et généralités de l’être, pour étaler dans sa “forme” la totalité de son “contenu”, pour supprimer, en fin de compte, la distinction de forme et de contenu. […] Aborder Autrui […], c’est accueillir son expression où il déborde à tout instant l’idée qu’en emporterait une pensée. C’est donc recevoir Autrui au-delà de la capacité du Moi ; ce qui signifie exactement : avoir l’idée de l’infini. Mais cela signifie aussi être enseigné. […] Mais l’enseignement ne revient pas à la maïeutique. Il vient de l’extérieur et m’apporte plus que je ne contiens. Dans sa transitivité […] se produit l’épiphanie même du visage.318 »
– Je te dis : im–passible, elle ne s’exprime pas. Son visage n’exprime pas. Ses yeux n’expriment pas.
Si elle est image, pourquoi ? Et comment – puisque tu sais bien que Marina Abramović est présente, assise là, face à toi, à moins de deux mètres de toi – comment, puisque tu la conçois présente, tu ne puis la percevoir comme présence, comme réalité ?
« La nudité du visage n’est pas ce qui s’offre à moi parce que je le dévoile – et qui, de ce fait, se trouverait offert à moi, à mes pouvoir, à mes yeux, à mes perceptions dans une lumière extérieure à lui. Le visage s’est tourné vers moi – et c’est cela sa nudité même. Il est par lui-même et non point par référence à un système [centré dans l’ego le percevant].319 »
Elle “est” alors, mais hors de toi, sans toi. Et si, malgré tout, tu te forces à la persuasion de sa présence pour toi, elle n’a pas d’identité, n’est pas l’artiste, ni Marina, ni Marina Abramović : elle est personne ; une personne quelconque ; personne donc quiconque. Sans identité, devant toi, elle n’a pas de passé, en tous les cas pas celui qui est historicisé dans les étages qui surplombent la performance – elle n’est pas la body artist de la série des Rhythms, elle n’est pas celle qui hurle contre Ulay AAA–AAA d’Ulay hurlant contre elle, elle n’est pas l’esthéticienne de Balkan Baroque. Tu (ne) vois personne qui est personne.
« L’essence originaire de l’expression et du discours ne réside pas dans l’information qu’ils fourniraient sur un monde intérieur et caché. Dans l’expression un être se présente lui-même. L’être qui se manifeste assiste à sa propre manifestation et par conséquent en appelle à moi. […] Se manifester en assistant à sa manifestation revient à invoquer l’interlocuteur et à s’exposer à sa réponse et à sa question.320 »
– Et je crois qu’elle le sait. Elle sait que pour qui est face à elle, qui elle est, qu’elle existe même, n’a aucune importance. Je pense même qu’en plus de le savoir, elle le veut – n’avoir aucune portance ; c’est la portée même de sa performance : a–porter.
“There’s so many different reasons why people come to sit in front of me. Some of them they’re angry, some of them they’re curious, some of them just want to know what happens, some of them, they’re really open and you feel incredible pain. So many people have so much pain. When they are sitting in front of me, it’s not about me anymore. Very soon I’m just the mirror of their own self.321 ”
« Quand ils sont assis face à moi, ce n’est plus du tout à propos de moi. Très vite, je ne suis que le miroir de leur propre existence ». Et même si, pour elle, il advient de ressentir de la douleur, une incroyable douleur, chez l’un ou l’autre, ce qui est pour elle est sans importance, évacué par la suite : ce n’est plus du tout à propos d’elle, elle est juste le miroir de chaque existence propre.
– Ce pourquoi elle est présente, mais dans cette impassabilité, imperméabilité, ineffectivité, immobilité. Elle est in–personnalisée ou in–personnifiée. Etrangère, si étrangère que je n’arrive pas à lui accorder une réalité dans sa présence.
« L’expérience absolue n’est pas dévoilement. Dévoiler, à partir d’un horizon subjectif c’est déjà rater le noumène [la réalité perçue]. Seul l’interlocuteur est le terme d’une expérience pure où autrui entre en relation, tout en demeurant καθ΄αύτό [en et par lui-même autre] ; où il s’exprime sans que nous ayons à le dévoiler à partir d’un “point de vue”, dans une lumière empruntée. L’“objectivité” que cherche la connaissance pleinement connaissance, s’accomplit au-delà de l’objectivité de l’objet. Ce qui se présente comme indépendant de tout mouvement subjectif, c’est l’interlocuteur dont la manière consiste à partir de soi, à être étranger et, cependant, à se présenter à moi.322 »
« Le pluralisme suppose une altérité radicale de l’autre que je ne conçois pas simplement par rapport à moi, mais que j’affronte à partir de mon égoïsme. L’altérité d’Autrui est en lui et pas par rapport à moi, elle se révèle, mais c’est à partir de moi et non pas par la comparaison du moi avec l’Autre que j’y accède. J’accède à l’altérité d’Autrui à partir de la société que j’entretiens avec lui […].323 »
C’est donc l’absence de société, d’entretien, d’entendement, de réaction, de réponse, de geste, de communication, de langage qui t’apparaît dans ce vis-à-vis ?
– C’est aussi l’éclairage qui, par ces quatre softboxes disposées dans les angles, lime tout volume, laissées en
une absence d’ombre, de relief, et contribue à me faire voir son visage comme
plate image… ou est-ce une icône ?
Image : représentation ; icône : présence
« […] La représentation n’est pas œuvre du regard tout seul, mais du langage. Mais pour distinguer regard et langage, c’est-à-dire langage et accueil du visage
que le langage présuppose, il faut analyser de plus près le privilège de la vision. […] La vision […] suppose en dehors de l’œil et la chose, la lumière. L’œil ne voit pas la lumière mais l’objet dans la lumière. La vision est donc un rapport avec “quelque chose” [ou “quelqu’un”, ou “quelque phénomène se donnant visible”] qui s’établit au sein d’un rapport qui n’est pas un “quelque chose”. […] La lumière fait apparaître la chose en chassant les ténèbres, elle vide l’espace [de sa possible opacité en fait une transparence]. Elle fait surgir précisément l’espace comme un vide. […] La vision a […] le privilège de maintenir l’objet dans ce vide et de le recevoir toujours à partir de ce néant comme à partir d’une origine […]. Ainsi pour la vision […] un être vient comme du néant […]. Ainsi apparaissent les articulations de la vision où le rapport du sujet avec l’objet [du moi voyant avec l’autre vu] se subordonne au rapport de l’objet [de l’autre] avec le vide de l’ouverture qui, lui, n’est pas objet [ni autre, mais non-moi, “élément”]. L’intelligence de l’étant consiste à aller au-delà de l’étant dans l’ouvert précisément. Comprendre l’être particulier, c’est le saisir à partir d’un lieu éclairé qu’il ne remplit pas.
[…]
Ce vide spatial […] [qu’est] l’espace éclairé comporte l’atténuation jusqu’au néant [des] limites [des choses], leur évanouissement. Considéré en lui-même, l’espace éclairé, vidé par la lumière de l’obscurité qui le remplit, n’est rien. Ce vide n’équivaut certes pas au néant absolu, le franchir n’équivaut pas à transcender. Mais si l’espace vide se distingue du néant et si la distance qu’il creuse ne justifie pas la prétention à la transcendance qui pourrait élever le mouvement qui le traverse, sa “plénitude” ne le ramène en aucune façon au statut d’objet. Cette “plénitude” est d’un autre ordre. Si le vide que fait la lumière dans l’espace dont elle chasse les ténèbres n’équivaut pas au néant, même en l’absence de tout objet particulier, il y a ce vide lui-même [cette trans–parence] […]. La négation de toute chose qualifiable laisse ressurgir l’impersonnel il y a qui, derrière toute négation, retourne intact et indifférent au degré de la négation. Le silence des espaces infinis est effrayant [Pascal]. L’envahissement de cet il y a ne correspond à aucune représentation […], vertige. […]
La lumière, en chassant les ténèbres, n’arrête pas le jeu incessant de il y a…
[« Car j’y veux, puisqu’enfin ma cervelle, vidée
[…]
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur..
[…]
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! »324 ]
… Le vide que produit la lumière demeure épaisseur indéterminée [trans–parente] qui n’a pas de sens par elle-même avant le discours [à savoir, avant que la trans–parence ne devienne trans–passante] […].325 »
Elle se retranche en elle-même
Et par là me retranche en toi-même
Elle est centrée sur elle et elle seule
Et te centre sur toi et toi seul
« Ni l’être séparé, ni l’être infini, ne se produisent comme des termes antithétiques. Il faut que l’intériorité assurant la séparation […] produise un être absolument fermé sur lui, ne tirant pas dialectiquement son isolement de son opposition à Autrui. Et il faut que cette fermeture n’interdise pas la sortie hors de l’intériorité, pour que l’extériorité puisse lui parler, se révéler à lui, dans un mouvement imprévisible que ne saurait susciter, par simple contraste, l’isolement de l’être séparé. Il faut donc que dans l’être séparé, la porte sur l’extérieur soit à la fois ouverte et fermée. Il faut donc que la fermeture de l’être séparé, soit assez ambiguë pour que, d’une part, l’intériorité nécessaire à l’idée de l’infini reste réelle et non seulement apparente, que le destin de l’être intérieur se poursuive […] [sans] que rien d’extérieur ne [le] réfute, qu’il se poursuive sans que, à tous les moments de descente dans l’intériorité, l’être descendant en soi , se rapporte, par un pur jeu de dialectique et sous forme de corrélation abstraite, à l’extériorité. Mais il faut d’autre par que dans l’intériorité même […] se produise une
hétéronomie qui incite à un autre destin qu’à cette complaisance animale [égoïste] de soi. Si la dimension d’intériorité ne peut démentir son intériorité par l’apparition d’un élément hétérogène au cours de cette descente en soi […], il faut cependant que dans cette descente se produise un heurt qui, sans invertir le mouvement de l’intériorisation, sans rompre la trame de la substance intérieure, fournisse l’occasion d’une reprise de relations avec l’extériorité. L’intériorité doit, à la fois, être fermée ou ouverte. Par là se décrit certainement la possibilité de décoller de la condition animale [ou égotiste propre au renfermement husserlien du moi sur lui-même et du monde en ce moi].326 »
Fermée et ouvrante ? M’ouvrant moi, par sa fermeture à elle ?
« L’abord des êtres, dans la mesure où il se réfère à la vision, domine ces êtres, exerce sur eux un pouvoir. La chose est donnée, s’offre à moi. Je me tiens dans le Même en y accédant.
Le visage est présent dans le refus d’être contenu. Dans ce sens, il ne saurait être compris, c’est-à-dire englobé. […] Autrui n’est pas autre d’une altérité relative […]. L’altérité d’Autrui ne dépend pas d’une qualité quelconque qui le distinguerait de moi, car une distinction de cette nature impliquerait précisément entre nous cette communauté de genre [qu’Husserl fonde sur la comparaison, permettant au Moi de saisir l’Autre en ce commun qui se détermine dans le Moi] qui annule déjà l’altérité.
Et cependant Autrui ne nie pas purement et simplement le Moi […]. Cette relation entre Autrui et moi qui luit dans son expression n’aboutit ni au nombre ni au concept. Autrui demeure infiniment transcendant, infiniment étranger, – mais son visage où se produit son épiphanie et qui en appelle à moi, rompt avec le monde qui peut nous être commun […].327 »
– Et ne parle pas
« Mais l’Autre, absolument autre – Autrui – ne limite pas la liberté du Même. […] La relation se maintient sans violence – dans la paix avec cette altérité absolue. La “résistance” de l’Autre ne me fait pas violence, n’agit pas négativement ; elle a une structure positive : éthique. La première révélation de l’autre […] ne consiste pas à la saisir dans sa résistance négative, et à le circonvenir par la ruse [de la volonté, du cogito, du soi qui, percevant, est intégrateur]. Je ne lutte pas avec un dieu sans visage, mais réponds à son expression, à sa révélation.328 »
« Le visage où se présente l’Autre – absolument autre – ne nie pas le Même, ne le violente pas comme l’opinion ou l’autorité ou le surnaturel thaumaturgique. Il reste à la mesure de celui qui accueille, il reste terrestre. Cette présentation est la non-violence par excellence, car au lieu de blesser ma liberté, elle l’appelle à la responsabilité et l’instaure. Non-violence, elle maintient […] la pluralité du Même et de l’Autre. Elle est paix. Le rapport avec l’Autre – absolument autre – qui n’a pas de frontière avec le Même, ne s’expose pas [à la réduction de la totalité perçue au soi-même] et sur laquelle la dialectique hégélienne repose. L’Autre n’est pas pour la raison un scandale [un quoi comprendre, définir, assimiler] qui la met en mouvement dialectique, mais le premier enseignement raisonnable, la condition de tout enseignement.329> »
Parce qu’elle veut confronter son vis-à-vis, toi, non à la communication, non à la parole, mais à la vision. Sans se résorber, elle te laisse seul vis-à-vis d’elle, face à ce monde qui vient d’elle, mais est monde muet, silencieux.
« Le monde silencieux est un monde qui nous vient d’autrui […]. Le silence n’est pas, ainsi, une simple absence de parole […]. Il est l’envers du langage : l’interlocuteur a donné un signe, mais s’est dérobé à toute interprétation – et c’est là le silence qui effraie.330 »
Donc sa simple présence face à toi, le vis-à-vis de ce visage qui te fais face n’est pas devant toi, mais en toi ; c’est ta vue et cette vue n’accède pas à l’externe ? C’est pourtant dehors que porte la vue, mais ce qu’elle apporte ne se constitue qu’en toi. Et l’effroi serait que le dehors n’existe pas, simple illusion de ta perception ?
« Le rapport du moi avec le non-moi […] ne consiste ni à assumer, ni à refuser le non-moi. Entre le moi et ce dont il vit, ne s’étend pas la distance absolue qui sépare le Même d’Autrui. […] Contre l’il y a anonyme, horreur, tremblement et vertige, ébranlement du moi qui ne coïncide pas avec soi […] [qui,] dans la relation avec le non-moi du monde habité par lui, le moi se produit comme suffisance et se tient dans un instant arraché à la continuité du temps […].331 »
« La parole se dit ne fût-ce que par le silence gardé et dont la pesanteur reconnaît cette évasion d’Autrui. La connaissance qui absorbe autrui se place aussitôt dans le discours que je lui adresse. Parler, au lieu de “laisser être”, sollicite autrui. La parole tranche sur la vision. Dans la connaissance ou la vision, l’objet vu peut certes déterminer un acte, mais un acte qui s’approprie […] le “vu” l’intègre à un monde en lui prêtant une signification et, en fin de compte le constitue. Dans le discours, l’écart qui s’accuse inévitablement entre Autrui comme thème et Autrui comme mon interlocuteur, affranchi du thème qui semblait un instant le tenir, conteste aussitôt le sens que je prête à mon interlocuteur. Par là, la structure formelle du langage annonce l’inviolabilité éthique d’Autrui […].
Le fait que le visage entretient par le discours une relation avec moi, ne le range pas dans le Même. Il reste absolu dans la relation. […] La relation éthique qui sous-tend le discours, n’est pas, en effet, une variété de la conscience dont le rayon part du Moi. Elle met en question le moi. Cette mise en question part de l’autre.
La présence d’un être n’entrant pas dans la sphère du Même, présence qui la déborde, fixe le “statut” d’infini. Ce débordement se distingue de l’image du liquide débordant d’un vase parce que cette présence débordante s’effectue
comme une position en face du Même. La position en face, l’opposition par excellence, ne se peut que comme mise en cause morale. Ce mouvement part de l’Autre.332 »
– Ce pourquoi, même si je n’arrive pas à constituer sa présence, elle n’est pas illusion. Elle est, mais infiniment distante, hors de toute atteinte, évadée et non sollicitable. Je ne puis pas plus lui parler qu’elle ne me parle ; je ne puis pas plus m’adresser à elle qu’elle ne s’adresse à moi. C’est une seule présence, vide et que je puis intégrer à moi. Je ne l’intègre pas, ne lui prête aucune signification. Mon voir est vide ou alors fixé vers ses – ces – yeux comme à l’infini.
« Le visage se refuse à ma possession, à mes pouvoirs. Dans son épiphanie, dans l’expression, le sensible, encore saisissable se mue en résistance totale à la prise. Cette mutation ne se peut que par l’ouverture d’une dimension nouvelle. […] L’expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir. Le visage, encore parmi les choses, perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui veut dire concrètement : le visage me parle et par là m’invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce […].333 »
« Le langage […] donne un commencement dans l’être, une première identité de signification dans le visage de celui qui parle, c’est-à-dire qui se présente en défaisant sans cesse, l’équivoque de sa propre image, de ses signes verbaux. Le langage conditionne la pensée […] comme une attitude du Même à l’égard d’autrui, irréductible à la représentation d’autrui, irréductible à une intention de pensée, irréductible à une conscience de… puisque se rapportant à ce qu’aucune conscience ne peut contenir, se rapportant à l’infini d’Autrui. Le langage ne se joue pas à l’intérieur d’une conscience, il me vient d’autrui et se répercute dans la conscience en la mettant en question, ce qui constitue un événement irréductible à la conscience où tout survient de l’intérieur […].334 »
« Le rapport avec Autrui n’annule pas la séparation. In ne surgit pas au sein d’une totalité et ne l’instaure pas en y intégrant Moi et l’Autre. La conjecture du face à face ne présuppose pas d’avantage l’existence de vérités universelles où la subjectivité puisse s’aborder et qu’il suffirait de contempler pour que, Moi et l’Autre, entrent en un rapport de communion. […] Le rapport entre Moi et l’Autre commence dans l’inégalité des termes, transcendants l’un par rapport à l’autre, où l’altérité ne détermine pas l’autre formellement comme l’altérité de B par rapport à A résultant simplement de l’identité de B, distincte de l’identité de A. L’altérité de l’Autre, ici, ne résulte pas de son identité mais la constitue : l’Autre est Autrui.335 »
« […] L’être qui me parle et à qui je réponds ou que j’interroge, ne s’offre pas à moi, ne se donne pas de la manière à ce que je puisse assumer cette manifestation, la mettre à le mesure de mon intériorité et la recevoir comme venue de moi-même. La vision, elle, opère de cette manière totalement impossible dans le discours. La vision est, en effet, essentiellement une adéquation de l’extériorité à l’intériorité…
Ce pourquoi tu ne “vois” pas Marina :
… l’extériorité s’y résorbe dans l’âme qui contemple et, comme idée adéquate, se révèle a priori, résultant d’une Sinngebung. L’extérieur du discours ne se convertit pas en intériorité. L’interlocuteur ne peut trouver – et en aucune façon – place dans une intimité. Il est à jamais dehors. Le rapport entre les êtres séparés ne les totalise pas, “Rapport sans rapport” que personne ne peut englober ni thématiser. […] Le rapport entre les “tronçons” de l’être séparé est un face à face, relation irréductible et dernière.336 »
C’est irréductible : tu ne la trouves pas, et pour toi qui, artiste visuel, t’empares, avales de tes yeux le dehors, cela agit comme drame. Perte du dehors ou conscience, enfin, que le dehors est, ainsi considéré comme vue, toujours perdu.
– Oui, et ici je dois d’interrompre, parce que ce qui se produit est l’exact inverse de ce que j’avais décrit sur la perte : jusqu’à ce moment toujours, c’était perte moi ; maintenant c’est perte de l’autre. Je ne puis plus dire : « Ce fut le début, et la fin, entre depuis toujours je suis, sans être. […] Je suis sans place, dé–placé […] Da–sein sans da – ici, place, lieu, site, sol. Etre sans sol, abîme, flottant, sans espace, sans temps. Ni ici ni maintenant, pourtant pas ailleurs, présent, je suis ; en absence. Ab–sens ? […] Sans sol, sans pieds, sans espace, sans temps, sans corps, (d)a–sein, sein un(d) –zeit. Nirgen–da un–sein zeit–los. […]
– « Tout apparaît, pour autant que mon re–gard m’échappe ; que je me perde, perde le sol comme l’espace – que ne me reste que le flux informe et sans temps d’un moi qui s’i–matérialise et glisse […] moi qui ici ne suis plus. […] Ce pour laisser le champ, laisser passer, cédant ma place, mon espace, mon lieu, mon temps ; à quoi ? […] Etrange présent que j’ai reçu et qui m’a retiré de “l’autour-moi” – voire de moi ? De ce présent absentant qu’est l’œuvre : ce qui se retire m’est donné, et m’est donné d’autant que je me retire ; ce qui m’est donné m’est retiré, et m’est retiré autant que je me donne ; se donne ce qui se retire, et m’est retiré–donné autant que je donne–retire ; me sublime. Le “présent” – don – oblige […] au repli de celui qui reçoit – a–donné ? […] en un affect, plaisir négatif, jouissance dans le déchirement, qui – malgré et grâce à ce déchirement, sa négativité, son affection – est jouissance. Un voir d’effroi qui fraye, m’effraye ; me sublime.337 »
Alors reprends de ce que dit Marina Abramović : “Just the gaze [elle dit bien “le” regard, non “mon” regard]. When they are sitting in front of me, it’s not about me anymore [tu n’as pas à la chercher, ce n’est pas à propos d’elle, et aussi aucun propose n’a à advenir entre elle et toi, toi et elle]. Very soon I’m just the mirror of their own self [c’est à propos de toi-même, elle n’est qu’un “miroir”]. It’s demanding all of you [cela t’investit, toi, entièrement – non elle ou la relation qu’il n’y aurait y avoir entre elle et toi, entre toi et elle] because there is no story anymore to tell [pas d’histoire, pas de communication, pas de monde commun, pas d’information]…
« L’essence originaire de l’expression et du discours ne réside pas dans l’information qu’ils fourniraient sur un monde intérieur et caché. Dans l’expression un être se présente lui-même. L’être qui se manifeste assiste à sa propre manifestation et par conséquent en appelle à moi. […] Se manifester en assistant à sa manifestation revient à invoquer l’interlocuteur et à s’exposer à sa réponse et à sa question.338 »
« [L’] extériorité s’ouvre en Autrui, elle l’éloigne de la thématisation. […] Elle se refuse à la thématisation parce que, positivement, elle se produit dans un être qui s’exprime. Contrairement à la manifestation plastique ou dévoilement qui manifeste quelque chose en tant que quelque chose…
– Quelqu’un en tant que quelqu’un, ses yeux à elle en tant que elle, Marina Abramović.
… et où le dévoilé renonce à son originalité, à son existence d’inédit – dans l’expression, la manifestation et le manifesté coïncident, le manifesté assiste à sa propre manifestation et, par conséquent, reste extérieur à toute image qu’on en retiendrait, se présente au sens où nous disons de quelqu’un qu’il se présente en déclinant son nom qui permettra de l’évoquer, bien qu’il demeure toujours la source de sa présence. Présentation qui consiste à dire “moi, c’est moi” et rien d’autre à quoi on serait tenté de m’assimiler. Nous avons appelé cette présentation de l’être extérieur ne se trouvant dans notre monde aucune référence – visage.339 »
There’s no objects to hide behind [ni objet ni sujet]. There’s nothing there [rien], just you – pure presence [juste toi, si elle parlait d’elle ou de sa performance, elle aurait dit “just me” ; l’enjeu et toi, la cherchant tu te trompes]. You have to rely on your own energy and nothing else [et qu’elle est cette énergie que tu mets si intensément en jeu, sinon celle de ta vue ? C’est à propos de ta vue, non de ce que tu vois, mais de toi voyant].
Ne propose-t-elle pas, dans ce vis-à-vis, un exercice d’έποχή : épochè, cette mise en suspens de la réalité extérieure du monde qui permet la réduction au “je” pur. Suspens qu’elle entraîne, pour elle et ses performeurs dans ces exercices de méditations340. Quelle proposera plus tard au public du Centre d’art contemporain de Genève341, à qui elle demande de triez grains de riz et lentilles, puis de compter des grains de riz ; elle-même étant absente, “déceptivement” absente, faisant ainsi bien preuve que son œuvre n’est pas elle, mais chacun, toi ?
Tu vois, alors que se passe-t-il ?
– Tout le temps où assis face à elle je suis, je suis, absolument étant. J’ai ma place, situé. Da–sein au Da absolu – ici, place, lieu, site, siège. Etre sur ce siège, présent, certain, dans l’espace, dans le temps. Ici maintenant, pas ailleurs, présent, je suis ; en ai le sens. Siège, assise, jambes, espace, temps, corps, sont là. Mais, devant tout disparaît, pour autant que mon re–gard se conserve ; que je me situe, situe le siège comme l’espace – que ne me reste que le flux informe et sans temps d’un hors moi qui s’i–matérialise et glisse devant moi qui ici suis. Ce pour ne laisser aucun champ, ne rien laisser passer, préservant ma place, mon espace, mon lieu, mon temps ; contre quoi ? Familier présent que j’ai maintenu et qui m’a retiré “l’autour-moi” – voire l’autre, elle, Marina ? De cette absence présentante qu’elle est : ce qui se retire m’est donné, et m’est donné d’autant qu’il se retire ; ce qui m’est retiré m’est donné, et m’est donné autant qu’il se retire ; se retire ce qui se donne, et m’est donné–retiré autant qu’il son retire–donne ; se sublime. Sa “présence” – don – restitue en repli celui qui reçoit – donné. En un désir, intentionnalité positive, plénitude de la conscience de soi, qui – parce que pleine, intentionnelle, positive – est désir. Un voir de quiétude qui est étude, m’apaise ; désir.
C’est donc elle qui est sublimée, et non toi. Elle qui – non pas sublime – est dissoute, et non toi qui te serais résorbé dans un sublime.
« Mais l’Autre, absolument autre – Autrui – ne limite pas la liberté du Même. […] La relation se maintient sans violence – dans la paix avec cette altérité absolue. La “résistance” de l’Autre ne me fait pas violence, n’agit pas négativement ; elle a une structure positive : éthique. La première révélation de l’autre […] ne consiste pas à la saisir dans sa résistance négative, et à le circonvenir par la ruse [de la volonté, du cogito, du soi qui, percevant, est intégrateur]. Je ne lutte pas avec un dieu sans visage, mais réponds à son expression, à sa révélation.342 »
« Le visage où se présente l’Autre – absolument autre – ne nie pas le Même, ne le violente pas comme l’opinion ou l’autorité ou le surnaturel thaumaturgique. Il reste à la mesure de celui qui accueille, il reste terrestre. Cette présentation est la non-violence par excellence, car au lieu de blesser ma liberté, elle l’appelle à la responsabilité et l’instaure. Non-violence, elle maintient […] la pluralité du Même et de l’Autre. Elle est paix. Le rapport avec l’Autre – absolument autre – qui n’a pas de frontière avec le Même, ne s’expose pas [à la réduction de la totalité perçue au soi-même] et sur laquelle la dialectique hégélienne repose. L’Autre n’est pas pour la raison un scandale [un quoi comprendre, définir, assimiler] qui la met en mouvement dialectique, mais le premier enseignement raisonnable, la condition de tout enseignement.343 »
« La parole se refuse à la vision, parce que le parlant ne délivre pas de soi que des images, mais est personnellement présent dans sa parole, absolument extérieur à toute image qu’il laisserait. Dans le langage, l’extériorité s’exerce, se déploie, s’é-vertue. Qui parle, assiste à sa manifestation, inadéquat au sens que l’auditeur voudrait en retenir à titre de résultat acquis et, en dehors de la relation même du discours, comme si cette présence par la parole se réduisait à la Sinngebung de celui qui écoute. Le langage est le dépassement incessant de la Sinngebung par la signification. Cette présence qui dépasse en format la mesure du moi, ne se résorbe pas dans ma vision.344 »
Elle enseigne quelque chose. N’est-elle pas ainsi, résorbée, la figure même de l’enseignante – l’enseignant s’effaçant deux fois : derrière la “chose” ou “matière” enseignée ; devant celui ou ceux qui sont enseignés ? 345
Permets-moi
de reposer le renversement que tu exprimes :
De ce présent
absentant qu’est l’œuvre – de
cette absence présentante qu’elle est :
ce qui se retire m’est
donné, et m’est donné d’autant que je me retire
ce qui se retire m’est donné, et m’est donné d’autant qu’il
se retire ;
ce qui m’est donné
m’est retiré, et m’est retiré autant que je me donne
ce qui m’est retiré m’est donné, et m’est donné autant qu’il
se retire ;
se donne ce qui se
retire, et m’est retiré–donné autant que je donne–retire ;
me
sublime –
se retire ce qui se donne, et m’est donné–retiré
autant qu’il son retire–donne ; se sublime.
Le “présent” – don
– oblige au repli de celui qui reçoit – a–donné –
sa “présence” – don – restitue en repli celui
qui reçoit – donné.
En un affect,
plaisir négatif, jouissance dans le déchirement, qui – malgré et grâce à
ce déchirement, sa négativité, son affection – est jouissance –
en un désir, intentionnalité positive, plénitude de la
conscience de soi, qui – parce que pleine, intentionnelle, positive
– est désir.
Un voir d’effroi qui
fraye, m’effraye ; me sublime –
un voir de quiétude qui est étude,
m’apaise ; désir.
Alors ce voir qui est étude ? Qui est cette étude, qui glisse du voir au percevoir, à l’apercevoir, et s’abîme dans l’a–percevoir ? Tu as dit avant re–garde, s’agit-il de voir ou de regarder ?
– “Regarder voir”… Je vois un miroir, pour autant que je me m’y voie pas. Si je m’y vois, je regarde le miroir – ou plutôt je me regarde “dans” le miroir –, comme s’il pouvait avoir en sa surface un contenu : moi. Regarder, c’est se regarder ; voir, c’est hors de soi, les objets, le monde, les autres. Lorsque je “vois” les yeux de Marina, par ses yeux, “elle” me regarde – ou plutôt, fait que je me regarde. Je ne sais encore si le miroir est situé en ces yeux que je vois où s’il ne pourrait pas l’être dans cet espace, cet étrange “volume” vide – Objet invisible – entre nous. Ce qui fait miroir est insituable, tant il est vrai que si je me regarde “dans” un miroir, je ne vois plus le miroir ; hors d’éventuelles taches “sur” le miroir, ces yeux aux iris noirs.
Ce que produit donc Marina Abramović, avec The Artist is Present, c’est bien ta présence à toi, ta consciences claire d’être toi, d’être là, de voir de là – même si tu ne sais plus ce que tu vois – de te savoir voir, être. Mais qu’en est-il de la présence de l’artiste, d’elle, de Marina comme ego ?
« Mais qu’en est-il alors d’autres ego ? Ils ne sont pourtant pas de simples représentations et des objets représentés en moi, des unités synthétiques d’un processus de vérification se déroulant “en moi”, mais justement des “autres”.346> »
« […] Je perçois les autres – et je les perçois comme existants réellement347– dans des séries d’expériences à la fois variables et concordantes ; et […] je les perçois comme objets du monde. Non pas comme de simples “choses” de la nature […]. Les “autres” se donnent […] dans l’expérience comme régissant psychiquement les corps physiologiques qui leur appartiennent. Liés ainsi aux corps de façon singulière, “objets psycho-physiques”, ils sont “dans” le monde. Par ailleurs, je les perçois en même temps comme sujets pour ce même monde : sujets qui perçoivent le monde, – ce même monde que je perçois – et qui ont par là l’expérience de moi, comme moi j’ai l’expérience du monde et en lui des “autres”. […] J’ai en moi […] l’expérience du “monde” et des “autres” – et ceci conformément au sens même de cette expérience, – non pas comme d’une œuvre de mon activité synthétique en quelque sorte privée, mais comme d’un monde étranger à moi, “intersubjectif”, existant pour chacun, accessible à chacun dans ses “objets”.
[…] Comment cela peut-il se comprendre ? […] Il faut commencer par dégager d’une manière systématique les structures intentionnelles – explicites et implicites, – dans lesquelles l’existence des autres se “constitue” pour moi et s’explicite dans son contenu justifié, c’est-à-dire dans le contenu qui “remplit” ses intentions.348 »
Et Levinas montre que l’autre “déborde”…
« Dans cette intentionnalité toute particulière [qui “constitue” les autres pour moi] se constitue un sens existentiel nouveau qui transgresse l’être propre de mon ego monadique ; il se constitue alors un ego non pas comme “moi-même”, mais comme se “réfléchissant” dans mon ego propre, dans ma monade. Mais le second ego n’est pas tout simplement là, ni, à proprement parler, donné en personne ; il est constitué à titre d’“alter ego” et l’ego que cette expression désigne […] c’est moi-même, dans mon être propre. “L’autre” renvoie, de par son sens constitutif, à moi-même, “l’autre” est un “reflet” de moi-même, et pourtant, à proprement parler, ce n’est pas un reflet ; il est mon analogon.349 »
Mais rien ne la constitue comme ton analogon : vous êtes bien tous deux assis, en même posture, en symétrie parfaite de position avec entre vous cette table et ce que tu me dis être ce “volume” vide, dans le même espace déterminé par le carré performatif, dans le même atrium du MoMA, avec la même foule qui vous observe, et en même temps ; mais hors ces analogies de position, rien ne fait entre toi et elle analogie. Ou alors ceci, c’est que maintenant “donné” ou “rendu” à toi-même, tu te sens intégralement corps – Leib (leben) – et qu’elle tu la conçoives comme corps – Körper – de la même humanité que celle que tu sens en toi.
« Parmi les cours de cette “Nature”, réduite à “ce qui m’appartient”, je trouve mon propre corps organique (Leib) se distinguant de tous les autres par une particularité unique ; c’est en effet le seul corps qui n’est pas seulement corps, mais précisément corps organique ; c’est le seul corps à l’intérieur de la couche abstraite, découpée par moi dans le monde, auquel, conformément à l’expérience, je coordonne […] des champs de sensations […] ; c’est le seul corps
dont je dispose d’une façon immédiate ainsi que de chacun de ses organes. […] Puis par mon activité perceptive, j’ai l’expérience […] de toute “nature”, y compris celle de mon propre corps qui par une espèce de “réflexion” se rapporte ainsi à lui-même. […]
Faire ressortir mon corps, réduit à mon “appartenance”, c’est déjà partiellement faire ressortir le phénomène objectif : “moi en tant que cet humain” 350 en son essence-appartenance. Si je réduis à “l’appartenance” les autres humains, j’obtiens des corps matériels [Körper], réduits à l’appartenance ; mais si je me réduis moi-même comme humain, j’arrive à mon organisme et à mon âme, ou à moi-même, unité psycho-physique et, dans cette unité, au moi-personnalité ; j’arrive au moi qui “dans” et “au moyen” de cet organisme agit et pâtit dans le monde extérieur […].351 »
« Le fait qu’en général je peux opposer cet être qui m’est propre à quelque chose d’autre, le fait que moi, qui suis moi, puisse être conscient de cet autre que je ne suis pas (de quelque chose qui m’est étranger) – présuppose que les modes de conscience qui m’appartiennent ne se confondent pas avec les modes de ma conscience de moi-même.
[…] Le fait de l’expérience de ce qui m’est étranger (du non-moi) se présente comme expérience du monde objectif où l’on trouve “d’autres” non-moi sous forme d’autres “moi” […].
[…] Il s’agit d’interroger cette expérience elle-même et d’élucider […] la manière dont elle peut apparaître comme expérience et se justifier comme évidence d’un être réel et ayant une essence propre, susceptible d’explication, comme évidence d’un être qui n’est pas mon être propre et n’en est pas partie intégrante, bien qu’il ne puisse acquérir de sens ni de justification qu’à partir de mon être à moi.352 »
– Avec ce paradoxe que oui, je me sens intégralement corps – Leib – jusqu’à mon visage que je ne peux voir, jusqu’à mes yeux qui voient mais ne peuvent se voir ; et qu’elle, pour moi voyant un visage, voyant ses – ces – yeux, je ne la sens pas corps. Je conçois donc vivant – Leib – mon visage que je ne puis percevoir et je perçois alors son visage que je ne puis concevoir que comme corps – Körper –, ce admettant encore la possibilité d’une analogie.
Mais cette analogie ne provient pas uniquement du fait que toi et elle vous auriez le “même” visage humain, dans sa généralité ? Que voyant le sien, connaissant de mémoire le tien (pour l’avoir regardé dans un miroir, pour l’avoir touché de tes mains)…
C’est étrange ce que tu dis : je me suis souvent fait la réflexion que, lorsque je parle avec d’autres, j’oublie complètement quel visage j’ai – quel visage je leur montre…
… connaissant d’autres visage, tu saches la généralité des traits humains : le volume ovoïde, la centralité des yeux, leur triangularité presque réductible à l’équilatéralité à la bouche, la médiane qu’y trace le volume du nez…
Ce n’est pas tout. Si nous en restons là, nous restons au problème initial… Je la vois, mais elle n’est pas présente, comme corps vivant – Leib – ; elle ne m’apparaît que comme image, corps représenté – Körper…
« L’expérience est un mode de conscience où l’objet est donné “en original” ; en effet, en ayant l’expérience d’autrui nous disons, en général, qu’il est lui-même, “en chair et en os” devant nous. D’autre part, ce caractère d’“en chair et en os” ne nous empêche pas d’accorder, sans difficultés, que ce n’est pas l’autre “moi” qui nous est donné en original […]. Car si c’était le cas, si ce qui appartient à l’être propre d’autrui m’était accessible d’une manière directe, ce ne serait qu’un moment de mon être à moi, et, en fin de compte, moi-même et lui-même, nous serions le même. […] Il doit y avoir ici une certaine intentionnalité médiate […] qui représente une “coexistence” qui n’est jamais et qui ne peut jamais être là “en personne”. Il s’agit donc d’une espèce d’acte qui rend “coprésent”, d’une espèce d’aperception par analogie que nous allons désigner par le terme d’“apprésentation”. […]
[…] [Cette apprésentation constitue] cet autre corps […] tienne ce sens d’une transposition aperceptive à partir de mon propre corps. […] Dès lors, il est clair que seule une ressemblance reliant dans la sphère primordiale cet autre corps avec le mien, peut fournir le fondement et le motif de concevoir “par analogie” ce corps comme un autre organisme [Leib] […] L’aperception n’est pas un raisonnement ni un acte de pensée […] chaque aperception contient une intentionnalité qui renvoie à une “création première” où l’objet d’un sens analogue s’est constitué pour la première fois.353 »
Même si tu ne te vois pas, tu te sais voir… tu te sais entendre aussi, même si avant tout c’est le silence qui ici prévaut, tu te sais aussi respirer et, respirant, les traits de ton visage, près du nez – narines, zygomatiques, lèvres, releveurs, paupières, même – bougent, imperceptiblement bougent. Et en toi, tu les sens bouger, sans les voir ; alors qu’hors de toi, tu les vois bouger, sans les sentir. Et bien entendu, tu te sais mobile, tu sais pouvoir te lever, te déplacer ; et tu sais que si elle le voulait, elle pourrait aussi ainsi partir. C’est peut-être cela la force de sa performance : opposer un pouvoir et un vouloir, des possibilités à une volonté, des possibles passants à une im–passable impossibilité, impossible parce que voulue impossible. Elle doit ce vouloir impossible pour que la performance réussisse, et toi, ses vis-à-vis, sont libres de tout pouvoir possible, acquittés par le fait qu’elle reste – ne quitte pas.
– C’est ainsi peut-être que l’analogie échappe, ne peut se constituer : nous sommes là, de la même matière, de la même manière, mais pas dans la même intention. L’intentionnalité diffère du tout au tout, et je ne puis transférer mon intentionnalité – qui me porte conscience de mon existence – sur elle, pour lui donner consistance d’existence. Mais je crois qu’ainsi nous allions trop vite trop loin. Il faudrait en rester à ce qui est perçu et à la conscience de cette perception.
A ce que tu perçois et à ta conscience de ta perception. Tu m’as dit : elle est impassible, imperméable, ineffective, immobile, ne bouge pas ; mais finement vue, scrutée, tu la vois respirer. Tu sens que les traits de ton visage, aussi immobiles peuvent-ils rester, bougent ; et tu vois que les traits de son visage, aussi immobiles veulent-ils rester, bougent, imperceptiblement. De là, par analogie, tu la sais aussi corps vivant – Leib – que toi, même si ce n’est qu’un corps objet – Körper – que tu vois.
« L’organisme étranger s’affirme dans la suite de l’expérience comme organisme véritable uniquement par son “comportement” changeant, mais toujours concordant. […] C’est dans cette accessibilité indirecte, mais véritable, de ce qui est inaccessible directement et en lui-même que se fonde pour nous l’existence de l’autre. […] Ce qui […] ne peut être donné qu’au moyen d’une expérience
indirecte, “fondée”, d’une expérience qui ne présente pas l’objet lui-même, mais le suggère seulement et vérifie cette suggestion par une concordance interne, est “l’autre”. […] Au point de vue phénoménologique, l’autre est une modification de “mon” moi (qui, pour sa part, acquiert ce caractère d’être “mien” grâce à l’accouplement nécessaire qui les oppose). […]
[…] Tant qu’il s’agit de re-présentation à l’intérieur de ma sphère d’appartenance. Le “moi-central”» qui leur appartient n’est autre que moi-même, tandis qu’à tout ce qui m’est étranger appartient à un moi apprésenté, que je ne suis pas moi-même, mais qui est ma modification, un autre moi, qui reste intimement lié aux horizons apprésentés de son être concret.354 »
– Mais devant moi, elle bouge moins qu’une figure de Giacometti. Ou pour être plus clair, ma vue me donne l’illusion qu’une figure de Giacometti bouge, parce que la constitution flottante de son volume est marquée de reprise et déprise d’ajout et surcharge de terre, et ne parvient pas à se synthétiser en une image, une et fixe, de ce volume, échappant toujours. Alors qu’ici l’illusion est que Marina Abramović ne bouge pas, parce que la constitution flottante de son visage est effacée par la maîtrise qu’elle en a, accompagnée du limage de l’éclairage, et ne se synthétise qu’en image, une et fixe, de cet être autrui, échappant toujours.
Illusion qui joue de l’écart entre ce que tu sais, entre ce que d’autres perceptions, intuitions, connaissances, à d’autres moments t’ont donnés de ces autres : l’une de terre et de bronze, l’autre de chair et os. Peut-être est-ce simplement ceci l’art : une illusion, la subtilité de quelque artifice qui court-circuite temporairement la synthèse immédiate que peuvent constituer nos sens et notre raison. Au mieux, moment d’anormalité, qui par un artifice construit, mais illusoire, modifie l’illusion du connu355 ?
– Je ne crois pas que l’on puisse dire que l’art est illusion – artifice – ; l’art est dans l’illusion, certes, mais il est dedans, comme il est dans un tableau, dans une peinture, une sculpture, une performance. L’illusion n’est que support, forme visible – ou opaque – de l’art. C’est autre “chose” qu’atteint l’art, une autre “expérience” – l’autre.
La différence reste peut-être celle-ci : tu vois une sculpture, il est évident qu’elle ne te vois ; tu vois Marina, et tu ne peux nier qu’elle te voie, même si tu ne le sais pas, ne le sens pas, ne peut pas le vérifier ; ou en a l’impression inverse - elle fixe ses yeux sur toi, mais sa vue te paraît inexistante. Les deux te constituent en regard, mais inversement : l’objet sculptural, pictural, etc. – la représentation – t’absente, alors que sa présence te présente. N’est-ce pas simplement parce que tu te demandes si ce que tu vois d’elle est ce que Marina voit de toi, en miroir. Ou si ce que tu penses de l’expérience de ce vis-à-vis avec elle est semblable, comparable, analogique à ce qu’elle pense de cette expérience du vis-à-vis avec toi ? Chacun prenant comme la place de l’autre, l’art serait cet échange “illusoire”, imaginé, image d’un possible se constituant réciproquement.
« Dans ma sphère primordiale, mon corps, se rapportant à lui-même, est donné dans le mode du hic [ici] ; tout autre corps – et aussi le corps d’autrui – dans celui de l’illic [là-bas]. […] Se constitue dans ma sphère primordiale une “nature” spatiale, et elle se constitue en rapport intentionnel avec mon corps [Leib], en tant que siège des perceptions. […] Je peux […] “tourner autour”, changer ma situation de manière que tout illic se transforme en hic, c’est-à-dire que je peux occuper par mon corps n’importe quel lieu de l’espace…
– Sauf celui occupé par le corps (Körper) de l’autre, Marina – à moins de l’en chasser de son hic à elle – illic pour moi ; ce qui est impossible d’abord, interdit ensuite.
Inter–dit ?
... Cela implique que si je percevait de là (illinc)356 j’aurais vu les mêmes choses, mais donnés au moyen de phénomènes différents, tels qu’il appartiennent à “l’être vu de là-bas” (illic)…
– Tels qu’ils appartiennent à l’autre, tel que de son hic, Marina me perçoit illic. Mais c’est toujours chose impossible.
… […] car je n’appréhende pas “l’autre” tout simplement comme mon double [en lequel je pourrais me transférer], je ne l’appréhende ni pourvu de ma sphère originale ou d’une sphère pareille à la mienne, ni pourvu de phénomènes spatiaux qui m’appartiennent en tant que liés à l’“ici” (hic) ; mais […] avec des phénomènes tels que je pourrais en avoir si [dans l’impossible] j’allais “là-bas” [où l’autre est]. […] Par conséquent, le corps apparaissant dans ma sphère monadique dans le monde de l’illic, appréhendé comme l’organisme corporel d’un autre ; comme organisme de l’alter ego, l’est en même temps, comme le même corps, dans le monde du “hic”, dont “l’autre” a l’expérience357 dans sa sphère monadique.358 »
« [Ceci] concerne visiblement le cours de l’association qui constitue le phénomène “d’autrui”. Le corps (de celui qui va être autrui) qui appartient à mon ambiance primordiale, est pour moi un corps dans le mode de l’illic [là-bas]. Son mode de paraître ne s’accouple pas par association directe au mode d’apparaître qui est constamment et actuellement inhérent à mon corps (dans le monde du hic)…
– Il ne s’accouple pas non plus par association direct du corps perçu (Körper) de l’autre dans mon corps percevant (Leib) qui est mien359.
… [L’autre] éveille et reproduit un autre mode d’apparaître, [mais qui serait] immédiatement analogue à celui-là ; mode d’apparaître des phénomènes qui appartiennent au système constitutif de mon organisme entendu comme corps spatial. Ce mode d’apparaître rappelle l’aspect qu’aurait mon corps “si j’étais là-bas” (illic)…
– Ce qui est impossible en fait, et hautement improbable en imaginaire ou en idée – comme si je pouvais me projeter “dans” le corps – Leib – de l’autre pour de là me considérer comme corps – Körper – de là-bas.
… A cette occasion s’accomplit un accouplement, bien que l’évocation n’aboutisse pas à un souvenir intuitif. […] C’est ainsi que l’aperception assimilatrice grâce à laquelle le corps [Körper] extérieur (illic), analogue à mon propre corps, acquière le sens d’organisme [Leib], devient possible. Il acquiert par la suite la signification d’un organisme se trouvant dans un autre “monde” analogue à mon monde primordial. […] [L’autre,] objet appréhendé par analogie ou le système des phénomènes dont il est l’indice s’ajuste, précisément par analogie, aux phénomènes analogues qui ont évoqués tout ce système. Tout transfert provenant de l’accouplement associatif est en même temps une fusion et, dans la mesure où il n’y a pas d’incompatibilité entre les données, assimilation et adaptation mutuelle de leur signification.
[…] Puisque le corps étranger (illic) entre dans un accouplement associatif avec mon corps (hic) et, donné dans la perception, devient le noyau d’une apprésentation – celle de l’expérience d’un ego co-existant – ce dernier doit nécessairement être apprésenté, conformément à tout le cours de l’association qui constitue son sens, comme un ego qui co-existe en ce moment dans le mode de l’illic (“comme si, moi, j’étais là-bas”)…
– Mais c’est le statut de ce “comme si”, sa possibilité même, qui est problème. Je ne puis pas me représenter ce “comme si” – qui est une représentation – ; je ne puis pas me représenter en Marina. Elle m’est a–présentée et a–présente.
… Mais mon ego propre, donné dans une aperception consistante de moi-même, existe en ce moment, d’une manière actuelle, avec le contenu de son hic. Il y a donc un ego apprésenté comme autre. La coexistence incompatible dans la sphère primordiale devient compatible par le fait suivant : mon ego primordial, qui constitue pour lui d’autres ego, le fait au moyen de l’aperception apprésentative qui, conformément à son sens spécifique, n’exige et n’admet jamais sa confirmation par une présentation.
[…] L’appréhension de la structure organique du corps [Leib] de l’autre et de son comportement spécifique forme le premier contenu déterminé ; c’est l’appréhension des membres comme […] yeux qui voient, etc. […] Ils me sont compréhensibles à partir de mon propre comportement dans des circonstances analogues.360 »
Tout le problème est qu’elle est illic – là bas, y reste, y demeure, comme à toujours – chaque jour sept heures et demi, durant soixante-sept jours, sept cent trente-six heures –, im–passable ; et que toi tu es hic – ici, y passe, visiteur, un temps – tu ne sais encore ce qui marquera la limite de ce temps, ton impatience, la foule qui attend de passer, de prendre ta place – ; de fait l’analogie est imparfaite. Peut-être peut-elle se construire sur le Sein – l’être de chacun, « l’appréhension des membres comme les yeux qui voient, etc. » compréhensibles à partir de ton propre comportement comme étant aussi la réalité du sien ; mais l’analogie échappe au Da – la situation de chacun et qui établit son comportement. « Les circonstances [n’étant pas] analogues », ton comportement n’est pas le sien. Et dès le début tu l’as décrit comme différence : Marina est im–passable ; toi et tout autre vis-à-vis passent, sont passables et dépassables. Elle fait im–passe, tu passes ; elle est im–passible, tu es passible. Tu ne peux pas être a sa place, par analogie, tu ne peux pas “prendre sa place” (et elle ne quittera pas la sienne pour la tienne), même mentalement, par projection ; parce que les places ne sont pas analogues. Il y a asymétrie dans le vis-à-vis.
– Dans Rhythm 0, elle proposait la “rupture” de cette asymétrie, s’offrant comme corps manipulable, attaquable, tuable – éliminable. Cette “rupture” mettait en jeu sa propre mortalité, chacun pouvant devenir le bourreau et elle la victime. Chacun portant la culpabilité et elle la disponibilité, vulnérable. Cette “rupture” de l’asymétrie ne rétablit pas une symétrie mais à l’inverse créé la totale dissymétrie. C’est évidemment le fascisme ou tous les totalitarismes qu’elle faisait tester, tant il est “normal” de devenir bourreau361.
Maître et esclave ne constituent pas une société, mais l’affirmation du pouvoir du “Je” devenu maître. La société semble commencer lorsque le “Je” comprend que par son pouvoir l’autre peut mourir, ou que même hors son pouvoir l’autre peut périr – et qu’il est en son devoir, celui du “Je” de “faire”, malgré tout, quelque chose “pour” cet autre.
« Nous avons essayé une “phénoménologie” de la socialité à partir du visage de l’autre h[umain] – à partir de la proximité – en entendant, avant toute mimique, dans sa droiture de visage, avant toute expression verbale [avant toute prise en compte de moi par l’autre, tout signal de l’autre à moi, toute communication], dans sa mortalité, du fond de cette faiblesse, une voix qui commande : un ordre, à moi signifié, de ne pas rester indifférent à cette mort, de ne pas laisser autrui mourir seul […]. Le faire face d’autrui, dans sa droiture, signifierait et la précarité d’autrui et une autorité qui manque à l’altérité simplement logique qui, contrepartie de l’identité des faits et des concepts, les distingue les uns des autres ou opposant réciproquement les notions les unes aux autres par la contradiction ou la contrariété [la différence, l’altérité irréductible]. L’altérité d’autrui est […] en moi, crainte pour tout ce que mon exister, malgré l’innocence de ses intentions, risque de commettre de violence et d’usurpation. Risque d’occuper – dès le Da de mon Dasein – la place d’un autre et aussi, dans le concret, de l’exiler, de le vouer à la condition misérable dans quelque “tiers” […] monde […].362 »
Dans le cas de face à face avec Abramović, la question est vis-à-vis d’elle évacuée, puisqu’elle occupe im-passible (sans passer) son Da-siège ne me laissant que mon Da-siège qui elle étant là moi ici n’est pas le sien – par contre, en relation à la foule des “observateurs”, je me sens bien, actuellement Da-assis, occuper la place qui empêche un autre d’accéder à – de prendre – la mienne. Aussi chaque autre me sont-ils perçus en “foule” anonyme qui lui refuse existence individuelle, et en “observateur” qui le considère comme tiers exclu, exilé.
C’est donc la pression de la foule, de ces “tiers exclus, étrangers à votre vis-à-vis” qui te fera quitter Abramović, te lever, reprendre place parmi la foule, en observateur ?
– Oui, et c’est comme si c’était de voir ses yeux – qui supposons me voient – que me regardant, je suis amené à une “responsabilité sociale” pour tous les autrui, de laisser ma place au suivant, au “prochain”, “au plus proche”, qui pourtant et derrière moi et que je ne vois pas, ne connais pas, ne sais pas.
De céder ta place ou concéder ta liberté ?
– De gré, dans une sorte de cession responsable librement accordée, donnée – un don.
« [Cette] socialité [est] à ne pas confondre avec une quelconque défaillance ou privation qui se serait produite dans l’unité de l’Un où la “perfection” et l’unité de la coïncidence, tombées en séparation, aspireraient à leur intégrité…
– Ce qui m’arrive face à l’œuvre d’art “inerte”, l’objet, la sculpture de Giacometti ou le color field de Rothko, peut-être justement parce qu’ils sont objets, ne relèvent pas de l’Autre vivant qui par l’affirmation de vie de son visage me relève – objets, ils sont déjà de l’Autre mort me confrontant à la mort dont je n’ai pas été complice ni responsable, mais que je vois, et la voyant me regarde, dont in fine je porte la conscience coupable qui ruine mon unité et ma perception de ma présence au monde.
… Du fond de la naturelle persévérance dans l’être d’un étant assuré de son droit d’être – au point d’en ignorer le concept et le problème –, du cœur d’une identité logiquement indiscernable – car en repos sur elle-même et se passant de tout signe distinctif qui serait nécessaire à l’identification [Abramović] – du fond de l’identité du Moi précisément et, contre cette persévérance de bonne conscience, en mettant en cause cette identité de repos – se lève, éveillée par le langage insonore et impératif que parle le visage d’autrui (sans avoir la force contraignante du visible), l’inquiétude d’une responsabilité à laquelle je n’ai pas à me décider […] …
– Rester, occuper la place des “autres”, me lever, libérer cette place mais, elle comme “autre” l’abandonner – même si un autre viendra à son tour face à elle – ; j’ai la responsabilité de cet abandon d’elle au plus proche, qui est aussi libération d’un tiers, rejeté dans le lointain ; ou est-ce la responsabilité pour moi, de moi, l’abandonner, abandon de ma place, de mon Dasein, de mon ego ?
… Responsabilité antérieure à la délibération à laquelle j’ai donc été exposé et voué avant d’être voué à moi-même. […] Responsabilité antérieure à toute délibération logique qu’appelle la décision raisonnée. Délibération qui serait déjà la réduction du visage d’autrui à une re-présentation, à l’objectivité du visible, à sa force contraignante ressortissant au monde. Antériorité de la responsabilité qui n’est pas celle d’une idée à priori interprétée à partir de la réminiscence [ou comme synthèse], c’est-à-dire référée à la perception, à la présence entrevue à partir de l’idéalité d’une idée, à partir de l’éternité d’une présence qui ne passe pas […].363 »
Qui ne passe pas… Cette présence im–passable de Marina que tu décris.
« Puisque la subjectivité étrangère, revêtue du sens et de la valeur d’une “autre” subjectivité ayant un être essentiellement propre, provient de l’apprésentation s’effectuant à l’intérieur des limites fermées de mon être propre […] comment la communauté se réalise-t-elle, ne fût-ce que sous la première forme d’un monde commun ? […] Ces deux sphères primordiales, la mienne qui, pour moi, – ego – est la sphère originale, et la sienne qui, pour moi, est apprésentée, ne sont-elles pas séparées par un abîme infranchissable pour moi ?…
L’abîme qui est l’espace de Levinas.
– Et la distance infranchissable, au travers ce “volume” vide qu’installe The Artist is Present et qui me sépare de Marina.
… Car franchir cette abîme signifierait avoir d’autrui une expérience originale et non pas apprésentative. Si nous nous en tenons à l’expérience de l’autre, telle qu’elle s’effectue et se réalise en fait, nous constatons que le corps est immédiatement donné dans la perception sensible comme corps (vivant) d’autrui, et non comme un simple indice de la présence de l’autre […].
L’apprésentation […] est une re-présentation liée par des associations à la présentation, ou perception proprement dite ; mais elle est une re-présentation qui, fondue avec la perception, exerce la fonction spécifique de co-présentation. Autrement dit, l’une et l’autre sont unies de telle sorte qu’elles ont une fonction commune, celle d’une perception unique qui présente et apprésente en même temps et qui […] donne la conscience que [l’autre] est présent en personne. Dans [l’autre] donné “en personne” […] il faut distinguer […] ce qui est réellement perçu, et le surplus qui ne l’est pas mais co-existe pour et dans la perception [et ce surplus serait cette “faculté” d’analogie, de comparaison, de transfert] […]
Les choses ne se passent donc pas comme si le corps [de l’autre], qui, dans ma sphère primordiale, est illic, demeurait séparé de l’organisme corporel d’autrui…
– Je saisirai dès lors immédiatement autrui illic comme mon hic, à savoir comme un Körper qui est Leib, mais Abramović me reste Bild.
… comme une espèce d’indice de son analogon […], comme si ma nature primordiale et la nature apprésentée des autres, et par la suite, mon ego concret et celui des autres, restaient séparés […]. Bien au contraire, ce corps illic […] apprésente immédiatement […] l’autre moi ; et cela grâce à l’accouplement associatif entre ce corps, d’une part, et mon organisme corporel, avec le moi psycho-physique qui en est maître, d’autre part. Il apprésente avant tout l’activité immédiate de ce moi dans ce corps (illic) […] sur la même nature à laquelle il […]
appartient et qui est aussi ma Nature primordiale. C’est la même Nature, mais donnée dans le mode du “comme si j’étais, moi, à la place de cet autre organisme corporel”…
“Comme si” dont la possibilité est discutable ou dont la modalité qui le rendrait possible serait à établir – peut-être est-le concept de “visage” posé par Levinas qui le permet – ; reste que ce “comme si” ramène l’activité de saisie de l’autre au fonctionnement image (Bild) de la représentation.
– L’autre est pensé “par jeu formel (Bildung)” à mon image, ce jeu le privant de toute possibilité d’avoir une identité radicalement autre que l’image que je me conçois de moi, donc de lui.
… Le corps [de l’autre] est le même [est assimilé au même] ; il m’est donné à moi comme illic, à lui comme hic, comme “corps central”, et l’ensemble de ma Nature est le même que celui de l’autre.364 »
Reste que tu es là, et très conscient d’être là, investi de cet autre, Marina, et d’autrui en général – la foule – d’une liberté responsable, qui semble bien provenir du regard que par ce vis-à-vis t’advient, même si la réalité humaine, l’identité, l’être même de Marina t’échappe ou échappe à ta faculté de la concrétiser comme présente hors de toi. C’est-à-dire qu’elle ne parvient pas à exister hors ce qui la constitue en toi, donnée “en personne” comme une “subjectivité étrangère”.
– Et que je ne vois pas par quelle analogie je pourrais lui attribuer, de ma subjectivité propre une subjectivité, de ma personne sa personne. Ce serait l’échec de l’intersubjectivité – et d’un monde commun entre elle et moi, moi et elle ; et le repli du monde que je perçois et conçois comme étant mon seul monde, en moi, sans rapport ni relation au monde extérieur. Je suis, dans un monde qui est en moi, mais qui en dehors pourrait être inexistant – la vita è sogno.
Donc, l’expérience te fait dénier ceci :
« L’unité de sens “monde objectif” se constitue, en plusieurs degrés, sur la base de mon monde primordial. Il faut d’abord mettre en relief le plan de la constitution d’“autrui” ou des “autres en général”, c’est-à-dire des ego exclus de l’être concret “qui m’appartient”. […] Par conséquent l’autre, premier en soi (le premier non-moi), c’est l’autre moi. Et cela rend possible la constitution d’un domaine nouveau et infini de “l’étranger à moi”, d’une nature objective et d’un monde objectif en général, auquel appartiennent et les autres et moi-même. […] [Soit] une communauté de moi existant les uns avec et pour les autres, et qui m’englobe moi-même. – En dernière analyse, c’est une communauté de monades et, notamment, une communauté qui constitue […] un seul et même monde. Dans ce monde se retrouvent tous les moi, mais dans l’aperception objectivante, cette fois, avec le sens, d’“humains”, c’est-à-dire d’humains psycho-physiques, objets du monde.
[…] Par la suite, la constitution du monde objectif comporte essentiellement une “harmonie” des monades, plus précisément une constitution harmonieuse particulière dans chaque monade et, par conséquent, une genèse se réalisant harmonieusement dans les monades particulières. […] Cette harmonie appartient […] à l’explication des contenus intentionnels inclus dans le fait même qu’un monde d’expérience existe pour nous.365 »
– Joli mot de “l’idéalisme allemand”, cette harmonie. Mais cela ne veut rien dire, d’une part ; et d’autre part surtout, d’où tomberait-elle cette harmonie ? de quel “ciel métaphysique” pourtant écarté par l’épochè ontologique proviendrait-elle ?
« On a donc le droit de parler ici de la perception de l’autre et, ensuite, de la perception du monde objectif, de la perception du fait que l’autre “soit” la même chose que moi […], mais cela n’empêche précisément pas son intentionnalité de transcender ce qui m’est propre et, par conséquent, mon ego de constituer en lui-même un autre et de le constituer comme existant…
“Harmonie” d’une image – Bildung – qui est aussi forme, formulation – Gestaltung – où ce “comme moi” mais pouvant être – un peu – différent de moi ; de combien (quantitatif) ou de quoi (qualitatif) peut-il être différent pour pouvoir encore se constituer “autre, comme moi”, voici qui n’est pas discuté.
– Peut-être dans le concept de différance de Derrida366 : ne pas être identique, différer. La différance est la différence qui ruine l'idéalisme, la métaphysique, l'ontologie. Elle dé–fait la centralité de l'identité et la dominance du Même sur l'Autre ; elle signifie qu'il n'y a pas d'unité originaire, pas “de ciel métaphysique” – d’un Même hors moi, englobant moi et l’autre – ni “d’ego transcendental” – un Même en moi qui englobe l’autre – comme origine et organisateur. Le “jeu” de la “Bildung” est déjoué, mis en échec, glisse… vers quoi ? Vers un “caractère différentiel” – vers la perception de l’autre comme non réductible à l’être (accroché en moi ou suspendu dans on ne sait quel absolu) non-être peut-être ; cet affect de disparition, d’a – perception que je poursuis.
Pourtant Husserl poursuit :
… Ce que je vois véritablement, ce n’est pas un signe ou un simple analogon, ce n’est pas une image […], c’est autrui ; …
Parce que si le voyant comme image, je puis établir l’analogie de sa perception par moi comme “corps vivant” comme le mien, alors – à la différence d’une sculpture, fut-elle hyper ou photoréaliste comme Queenie II de Duane Hanson – il est “être” comme moi et non image apparente telle qu’elle pourrait se donner en moi.
– Sauf que je ne vois pas comment ; et me souviens, en 1988, avoir “rencontré” Queenie et l’avoir prise pour vivante – réellement existante367.
… et ce qui en est appréhendé […] c’est ce corps – illic – (et même une de ses faces superficielles seulement) c’est le corps d’autrui lui-même ; il est seulement vu de l’endroit où je me trouve et de ce côté-ci ; c’est conformément au sens constitutif de la perception de l’autre, un organisme corporel appartenant à une âme qui, par essence, est inaccessible directement, l’un et l’autre étant donnés dans l’unité de la réalité [établie par analogie] psycho-physique.368 »
– Et dire qu’au jour où je repose ces lignes, un candidat à la présidentielle française de 2017 tient un discours public en se faisant représenter par son holograme369. Pour construire un “monde commun” démocratique, on ne pourrait rêver pire.
« [Les autres et moi somment en communauté, mais séparés]. A cette séparation correspond dans la “réalité”, dans le “monde” en mon être psycho-physique et l’être psycho-physique d’autrui, une séparation qui se présente comme spatiale à cause du caractère spatial des organismes objectifs. Mais d’autre part, cette communauté originelle n’est pas un rien. Si, “réellement”, toute monade est une unité absolument circonscrite et fermée, toutefois la pénétration irréelle, pénétration intentionnelle dans ma sphère primordiale, n’est pas irréelle au sens du rêve ou de la fantaisie. C’est l’être qui est en communication intentionnelle avec de l’être. C’est un lien qui, par principe, est sui generis, une communion effective, celle qui est précisément la condition transcendentale de l’existence d’un monde des humains et des choses.370 »
Mais alors, rien ne montre ce qui constitue ce lien de principe et sui generis. Une métaphysique ? Dieu ? un “destin” ? un “peuple” ? – le pire heideggérien. La “société” ? – Husserl y revient371–, mais comme découlant de ce qui précède et non comme ce qui apparaît comme fondement de ce qui se développe ici.
Les “institutions” ? le MoMA ?
– Ou l’institution, comme l’espace de The Artist is Present semble instituer un espace commun ; un espace d’art ? Il faudra, malgré tout peut-être en revenir à Heidegger, celui de L’Origine de l’œuvre d’art et des Remarques sur art – sculpture – espace372.
Ou Levinas pour qui l’éthique provient au soi par le visage de l’autre ; visage qui, parce qu’il m’apparaît humain (tel que le montre Husserl), me regarde comme moi je le regarde, me fait face comme je lui fait face, et me libère “de moi”, m’ouvrant un monde commun “hors de moi”, tout en me responsabilisant de cette liberté qu’il me donne, face à lui, face au monde ainsi constitué.
« […] Le sens d’une communauté des humains […] implique une existence réciproque de l’un pour l’autre. Cela entraîne une assimilation objectivante qui place mon être et celui de tous les autres sur le même plan. Moi et chaque autre nous sommes donc humains entre autres humains. […] [Cette communauté] se retrouve comme identique et ne différant que par et dans ses modes – subjectifs – d’apparaître. Elle est constituée comme portant nécessairement en elle-même le même monde objectif. […] Dans ces horizons, chaque humain est pour chaque autre un être physique, psycho-physique et psychique formant un monde ouvert et infini où l’on peut accéder, mais où généralement on ne pénètre pas.373 »
– Ou me demander d’où pourrait venir cette « existence réciproque de l’un pour l’autre » qui plus est « sur le même plan » et constituerait communauté, une « communauté humaine ».
Comme si d’être là vis-à-vis d’elle, te regardant la voyant, possiblement elle te voyant, sans que cette possibilité advienne en certitude en ton être, ne suffisait pas à former ce « monde ouvert et infini, où l’on peut accéder – phrase énigme – mais où généralement on ne pénètre pas – pourquoi ? »
– Je ne sais, mais ce monde ; est-ce la face à face de ma vue à sa vue supposée ; ou est-ce le “volume” vide qui semble s’établir entre elle et moi ou la condition même de la performance ? Ce carré performatif qui, installé dans un musée, nous offre en “œuvre” exposée à la foule des observateurs.
Cette dernière hypothèse serait de culture : il est admis qu’il est des lieux, et dans ces lieux des cadres qui déterminent un “monde” commun, considéré par tous, sinon comme part de l’art, part de la culture. Et le “plan” où se constitue votre vis-à-vis se construit communément dans ce champ de la culture – et peut-être n’est-ce pas l’intersubjectivité qui fait apparaître un monde commun, une existence des autres analogues à la tienne, mais le partage d’une commune culture, d’une semblable éducation, de quelques normes acquises par elle, par toi, par tous ici ?
« La constitution de l’humanité ou de la communauté […] n’est pas encore achevée par ce qui précède…
On peut même se demander si elle est même commencée, ce qui précède fixant peut-être pour chaque ego la possibilité qu’elle se constitue et soit acceptée comme constitution faisant communauté autour des ego, entre eux et avec eux.
… […] On comprend la possibilité des actes du moi, - du moi au sens de personnalité – qui ont le caractère d’actes allant de “moi à toi”, d’actes sociaux, au moyen desquels seulement [soulignons] peut s’établir toute communication entre personnes humaines. […] [Soit] la constitution pour tout humain et pour toute communauté humaine d’un milieu spécifiquement humain, et plus précisément d’un monde de la culture et de son objectivité propre, quoique limitée. Cette objectivité est limitée, bien que, pour moi et pour tout autre, le monde m’est donné, in concreto, que comme monde de la culture…
– Je souligne : il précède en tant que monde de la culture que j’ai acquis – en particulier par l’éducation, le langage et la communication – toute connaissance (perceptive, empirique, imaginative, intuitive, conceptuelle, hypothétique, etc.) que je puis avoir de ce monde.
… étant de par son sens accessible à chacun. […] Chaque humain comprend, tout d’abord, l’essentiel de son monde ambiant concret, le noyau et les horizons encore cachés de sa culture à lui…
Que chaque humain a alors, de par sa mise en commun avec les autres, “proches” – spatialement, temporellement, idéologiquement, économiquement (dans quelque rapport de dépendance ou d’apport), etc. de lui.
… Il comprend sa culture, précisément en membre de la société qui l’a historiquement formée…
– Dès lors pourquoi placer en premier l’épochè de l’ego si in fine l’on comprend que l’ego ne se forme pas en soi, mais est historiquement formé par une société donnée ? – d’où peut-être les marxismes, le structuralisme et la sociologie.
… […] Cela concerne aussi tous les éléments particuliers du monde ambiant, sous lesquels [le monde] se manifeste à nous, selon l’éducation et le développement personnel de chacun, selon qu’il appartient à telle ou telle nation, à tel ou tel autre cercle de culture. Il y a dans tout ceci des lois essentielles ou un style essentiel…
– Mais c’est bien plus qu’un style, une modalité ou une façon, manière, c’est – plus juste, la “loi” – voire la nécessité fondatrice même.
La condition ?
– Je crois, et ici, le “dispositif” de la performance, y compris le fait que, ainsi en vis-à-vis avec elle j’ai acquis mon attitude, mon “style” de la répétition que je fais – malgré moi – de l’attitude des vis-à-vis qui m’ont précédés, et que j’ai observée. Ce n’est donc pas en moi que je porte cette “loi”, je l’ai acquise, voire elle m’est imposée – et dans une certaine mesure, je puis en disposer, plus ou moins librement, dans certaines limites. Je puis sans doute bouger, faire des gestes, m’adresser à elle, lui parler – Marina ne répondra pas – me lever ; mais ne puis pas me coucher sur la table, faire le tour de la table, émettre un acte ostensiblement performatif : la sécurité interviendrait de suite374.
… dont la racine se trouve dans l’ego transcendental d’abord…
– J’oppose : dont la racine de l’acceptation, de la possibilité fondatrice, se trouve dans l’ego transcendental d’abord…
… et dans l’intersubjectivité transcendentale que l’ego découvre en lui, ensuite.375 »
– … et qui advient concrètement, de par l’éducation, la communication, le langage, la relation aux autres, comme communauté et société, dans l’intersubjectivité transcendentale que l’ego découvre en lui, ensuite.
En ce cas, l’art serait au service de la constitution des normes culturelles, sociales ; de l’éducation et de la communication. Si c’est le cas des arts religieux (et tu m’as décrit les référentiels à l’art d’Eglise flamand que Marina Abramović utilise – et l’on pourrait peut-être même encore considérer la posture du face à face avec l’im–passible comme provenant des icônes byzantines), il n’y a pas de mise en œuvre du religieux dans The Artist is Present (tout au plus un “jeu” avec ses codes ou ses « styles ») ; si c’est le cas des arts classiques (et tu m’as décrit cette distance au public “lisant” latéralement la performance rejeté au seuil de la scène, comme “écoutant” un discours ou une action “exemplaire” – ce en absence de discours ou d’action), il n’y a pas de mise en jeu de l’éducation ou de l’édification morale dans The Artist is Present (tout au plus un “jeu” avec ses codes ou ses « styles »).
– Et ce serait placer Marina Abramović au service d’un pouvoir, celui des normes admises, à reconduire, à instituer ou restituer376 ; elle qui à tout de même un parcours “alternatif”, d’une certaine critique du pouvoir – politique, religieux, masculin, fasciste, humain même377.
“If you're alternative when you're young, when you're eighteen, and nineteen, and twenty, and you're still alternative with twenty-nine and you're alternative with thirty, and you're alternative with fourty, and you're alternative with fifty, but excuse me... I'm sixty-three. I don't want to be alternative anymore.378 ”
Mais ne plus vouloir être alternatif ne signifie pas forcément être régularisé, accouplé à la norme ou à la normalité. D’ailleurs, quoi de plus anodin qu’une situation de deux personnes en vis-à-vis qui se regardent ? Sinon que justement, tout ce que tu m’en décrits est très loin de l’anodin. Ainsi institué, son face à face instaure de l’exceptionnel
– qui ne relève pas du droit commun – hors de tout ordinaire (ce qui ordonne, de ordenaire – “autorité ecclésiastique diocésaine” – d’ordinarius – “rangé par ordre ; conforme à la règle, à l'usage”). C’est un anodin qui, par ce qui pour l’instant nous échappe – peut-être est-ce parce qu’elle échappe – qui est extra–ordinaire, ou sur–ordinaire
– Ou méta–ordinaire, dans le sens où cela questionne l’ordre commun.
Alors le « sui generis » de ce lien, cette communion effective, même si pour toi c’est avec elle en “autre abstrait” provient d’ailleurs.
« […] Nous n’avons pas jusqu’ici tenu compte de l’empathie, qui est pourtant une forme particulière de l’expérience empirique [constituée dans l’ego]. En elle, le Je empathisant fait l’expérience de la vie des âmes, plus précisément de la consciences des autres Je. Il en fait l’expérience ; mais personne ne dira qu’il la vit ou qu’il l’a perçoit dans la perception interne, […] de la même façon que sa propre conscience. […] Mais d’autre part, l’empathie est une expérience d’une conscience empathisée [constituée dans l’ego] […] et c’est par là un datum d’un Je phénoménologique.
[…] [Ce] datum empathisé et le fait correspondant lui-même de faire l’expérience en empathisant, ne peuvent pas appartenir au même courant empathisé, aucun canal ne conduit à ce courant auquel appartient l’empathiser lui-même. Jamais un datum de l’un et de l’autre courant ne peut se trouver dans un rapport tel que l’un est l’environnement de l’autre. L’environnement ! Mais cela ne signifie-t-il pas environnement temporel [et spatial], et notre loi ne veut-elle pas dire que l’un et l’autre ne peuvent pas appartenir à une conscience temporelle [et spatiale] une ? [à un même monde, dans une même réalité, tenant ainsi pour l’un – et de l’intérieur de ce un – Je, la conscience pour l’autre].
[…] Ainsi le maintient empathisé lui aussi est quelque de présentifié, et pas quelque chose d’intuitionné lui-même ; et par là, la simultanéité de l’empathie et de l’empathisé, elle aussi, n’est pas quelque chose d’intuitionné soi-même.
En outre, l’un n’appartient pas à l’environnement [ou à la condition] de l’autre, et inversement. Et il n’y a non plus aucune voie de continuité possible qui conduise de l’un à l’autre […]. Cette identification est médiatisée par la relation au temps objectif du corps [Leib – hic – du Je] et du monde des choses [ou du corps – Körper – illic de l’autre].
[…] Ainsi [le monde] est un index pour une régulation […] qui enveloppe tous les courants de conscience qui se tiennent par empathie en relation d’expérience les uns avec les autres […], qui pose en quelque chose de un mon maintenant présent et le maintenant de chaque autre Je […], chaque point temporel objectif […] est index pour une coordination légale entièrement déterminée, qui, pour ainsi dire, mais chaque monade-Je en relation avec chaque autre, et cela eu égard à des motivations de conscience corrélativement correspondantes, entièrement déterminées.379 »
– Ceci répondrait à la première hypothèse, celle du face-à-face qui place en vis-à-vis ma vue sur les yeux d’Abramović à la vue supposée de ces yeux, que je les attribue à Marina comme siens – réellement existante hors moi – ou comme regard qui me revient – d’un datum constitué en moi. Dans les deux cas, ce qui advient en moi est l’empathie.
L’empathie ( Einfühlung – ressenti de l'intérieur) est mieux traduite par “intropathie” : ἐν – dans, à l'intérieur –, πάθoς – souffrance, ce qui est éprouvé – ; elle se produit en un décentrement de l’ego et peut mener à des actions liées à la survie du sujet visé par l'empathie, indépendamment, et parfois même au détriment des intérêts du sujet ressentant l'empathie. Dès le début, tu parles d’une perception – ou d’une a–perception qui « t’affecte ». C’est même sur cet « affect » que tu suspens, dès le début, ton étude :
« In-différence devenue conjonction–confusion : sensation de seuil, de fracture, de déchirement : affect […] de scintillement […] de mon regard sur la toile, de mon œil, de moi-même, qui me réduit à une a-perception, à une absence de perception, de discernement, de distanciation, de compréhension, de concept. Pure sensation : affect qui n’est ni percept ni concept […], sensation qui se joue
dans ce va-et-vient, cet en-hors-retrait, où mon regard est noyé et expulsé à la fois, pris dans la toile et ramené à lui-même, transperçant la peinture et transpercé en soi – transperçant et transpercé, « sentant et senti ». […] Etre ; se sentir être affecté380.
[…]
Faille entre : in between, in be–tween, be twin, être en un entre-deux à la fois opposé et conjoint, op–pausé et con–joint, être im-possible et com-possible. Etre qui n’est pas ce qui est face à l’autre, qui est ce qui s’ouvre entre l’un et l’autre. Sans identité, troublant la perception de l’autre et la conception de l’un, les affectant – ébranlement 381.
[…]
Mais en quel but ? Que produit, que me produit cette syncope, cette disparition, ce brouillage, cette affection ? Ou, autre question : imaginons quelqu’un de non affecté, peut-il avoir conscience de sa propre existence ? 382 »
Cet affect n’est-il pas l’empathie que tu as devant certaines qualités du monde visible. En particulier le paysage, lorsqu’il défie la visibilité, par trop d’éclats lumineux, trop de brumes ; un chiasme qui fait oxymore entre le contour de choses et les éléments qui les voiles, un chiasme qui fait oxymore entre la couleur des choses et la lumière qui les illumine. Chiasme devenu oxymore qui t’oblige à scruter, percevoir, percer par le voir ; projeté dans le paysage que tu perçois, dénié, a–perçu383.
N’est-ce pas l’empathie devant certaines œuvres d’art, le rouge–vert d’un Chardin ou d’un Rothko, la “désapparition” d’un Giacometti ou d’un Viola, l’ouverture qui sur rien se referme d’un Malevitch ou d’un Newman ; la fermeture qui sur tout croit s’ouvrir d’un ready-made de Duchamp. Œuvres qui défient la présence opaque et de l’objet ; qui ouvrent en un chiasme oxymore la distance entre ce qui est là devant toi et toi devant ça. Chiasme devenu oxymore qui affirme et dénie la distance, toi et l’œuvre, te plaçant en relation avec un art insituable devenu transparent, incorporé ou te décorporant. Ce serait une empathie esthétique, mode de relation entre toi, sujet et une œuvre d'art ouvrant un sens384.
Et dans le vis-à-vis avec Marina Abramović, cette empathie se fait capacité à partager les émotions avec autrui, sans confusion entre soi et l’autre, peut-être même sans connaissance de l’autre ou reconnaissance certaine de son existence. Empathie qui pourtant fonde une communication interindividuelle385. Une empathie où le soi, sans ne jamais perdre son identité est le véhicule pour la compréhension d'autrui, même non constitué comme être386.
Et cette empathie, où tu « la vois et ne la vois pas, […] présente, face à toi, et pourtant absente », est un même chiasme devenu oxymore. « Elle fixe ses yeux sur toi, mais sa vue te paraît inexistante. Abstraite. Présence abstraite, extraite d’elle-même, absentée […] Elle est là, présente, à un peu moins de deux mètres de toi, mais t’apparaît absente, en cette distance fluctuante, in-ex–istante ; c’est-à-dire que “rien d’elle ne sort d’elle” pour t’atteindre ». De fait cette empathie advient en toi, de par ce vis-à-vis non réductible, pour t’atteindre.
« Il faut se demander si cette socialité effective [où les interlocuteurs sont distincts – soi et autre distincts –], oubliée, n’est pas cependant supposée par la rupture, fût-elle provisoire, entre soi et soi, pour que le dialogue intérieur mérite encore l’appellation de dialogue ; une socialité irréductible à l’immanence de la représentation, une socialité autre que celle qui se réduirait au savoir qu’on peut acquérir d’autrui comme d’un objet connu porterait déjà l’immanence d’un moi faisant l’expérience d’un monde. La dialogue intérieur ne présuppose-t-il pas, par-delà la représentation d’autrui, une relation à l’autre homme en tant qu’autre et, non pas d’emblée une relation à l’autre déjà aperçue comme le même par une raison d’emblée universelle ? 387 »
« […] Le jugement du savoir vrai et la pensée thématique sont convoqués – ou inventés – à partir ou à propos de certaines exigences qui relèvent de la signifiance éthique d’autrui, inscrite dans son visage ; impératives dans le visage de l’autre qui m’est incomparable, qui est unique […].388 »
Ce à l’inverse d’Husserl qui établit la reconnaissance de l’existence de l’autre par synthèse comparative.
« Extériorité extra-ordinaire du visage. […] Extra-ordinaire ou absolue au sens étymologique de cet adjectif en tant que toujours séparable de toute relation et synthèse, s’arrachant [là] même où cette extériorité entre. L’absolu – mot abusif – ne serait probablement prendre concrètement place et sens que dans la phénoménologie – ou dans la rupture de la phénoménologie – qu’appelle le visage d’autrui.
Visage d’autrui qui – sous toutes les formes particulières de l’expression où autrui, déjà dans la peau d’un personnage, joue un rôle – est tout autant expression pure, extraction sans défense, ni couverture : droiture extrême, précisément, de l’en face de… qui dans cette nudité est l’exposition à la mort […] Visage comme la mortalité même de l’autre homme.
Mais, à travers cette mortalité, aussi, assignation et obligation qui concerne le moi – qui “me concernent” –, un “faire face” de l’autorité, comme si la mort invisible à laquelle s’expose le visage de l’autre homme était, pour le Moi qui l’approche, son affaire le mettant en cause avec sa culpabilité ou son innocence ou, du moins, dans sa culpabilité intentionnelle [Abramović, Rhythm 0]. Le moi comme otage de l’autre homme appelé précisément à répondre de cette mort. Responsabilité pour autrui dans le moi, indépendamment de tout engagement jamais pris par ce moi et de tout ce qui aurait jamais été accessible à son initiative et à sa liberté ; indépendamment de tout ce qui, en autrui, aurait pu “regarder” ce moi. Mais voici que, à travers le visage d’autrui – à travers sa mortalité –, tout ce qui, en autrui, ne me regarde pas “me regarde”. Responsabilité pour autrui : visage comme me signifiant le “tu ne tueras point” et, par conséquent, aussi : “tu es responsable de la vie de cet autre absolument autre”, responsabilité pour l’unique. […]
La condition – ou l’in-condition – d’otage s’accuse dans le Moi approchant le prochaine. Mais aussi par son élection, l’unicité de celui qui ne se laisse pas remplacer. […] [Ce Moi] dont l’obligation à l’égard d’autrui est aussi infinie ; celui qui sans s’interroger sur la réciprocité, sans poser de question sur autrui à l’approche de ce visage, n’est jamais quitte envers le prochain.
“Relation” ainsi a-symétrique de moi à l’autre […].389 »
Tu citais, au tout début, Maurice Blanchot390, je crois mieux comprendre pourquoi :
« L’existence du maître révèle une structure singulière de l’espace interrelationnel, d’où il résulte que la distance de l’élève au maître n’est pas la même que la distance du maître à l’élève…
On peut bien sûr substituer “Abramović” à “maître” et “toi” à “élève”, mais aussi peut-on substituer les termes entre “toi, enseignant” et “les étudiants” ; et “toi, artiste” et “un public, existant ou non”. Ou encore entre le paysage et toi ; et l’œuvre d’art et toi, lorsque tu la considères ; mais aussi entre toi et l’œuvre d’art, lorsque tu l’as fait…
– Dans une dissymétrie que je n’ai pu plus tenir ; praticien j’étais à un pôle, théoricien à l’autre391.
Et maintenant entre toi et moi.
… […] Il y a entre le point occupé par [Abramović], le point A et le point occupé par [toi], le point B, une séparation et comme un abîme, séparation qui va désormais être la mesure de toutes les autres distances et de tous les autres temps. Disons plus précisément que la présence [de Marina] introduit pour [toi], mais aussi par conséquent pour [elle]…
Et même si tu ne peux le savoir, le vérifier.
… un rapport d’infinité entre toutes choses et avant tout dans la parole qui assume ce rapport.
– Et l’infini de la parole serait le silence. Toute parole conversante, toute communication ou dialogue ayant début et fin, ou alternant début et fin, est finie, déterminée, dé–terminée ; le silence est la parole infinie. Tout silence, y compris ici l’absence de mouvement, l’absence de représentation ; le fait même que je n’arrive pas à donner teneur concrète à Marina, réellement vis-à-vis de moi.
… Le rapport de parole où s’articule l’inconnu est un rapport d’infinité…
>– L’inconnu : cet infini mène-t-il au non-être ?
… d’où il suit que la forme dans lequel s’accomplira se rapport doit d’une manière ou d’une autre avoir une indice de “courbure” tel que les relations de A à B ne seront jamais directes, ni symétriques, ni réversibles, ne formeront pas un ensemble et ne prendront pas place dans un même temps, ne seront donc ni contemporains ni commensurables…
Ce pourquoi toi, hic, présent ne peut pas être dans le même temps et dans le même espace qu’elle. Dans ton temps et ton espace, illic, Marina est absente ; elle est non-être. Dans son temps et son espace elle est, mais de là tu n’es pas.
– Ce rapport et celui de l’être faisant échoir le non-être ; et le non-être faisant advenir l’être.
… Problème auquel on voit quelles solutions risquent de ne pas convenir : par exemple un langage d’affirmation et de réponse ou bien un langage linéaire à développement simple. […] La parole de la dialectique n’exclut pas, mais cherche à inclure le moment de la discontinuité : elle va d’un terme à son opposé, par exemple de l’Etre au Néant ; or qu’il y a-t-il entre les deux opposés ? Un néant plus essentiel que le Néant même, le vide de l’entre-deux, une intervalle qui toujours se creuse et en se creusant se gonfle, le rien comme œuvre et mouvement. »
Et c’est le rapport du vide de l’entre-vous-deux, une intervalle qui toujours se creuse et en se creusant s’ouvre, le rien comme œuvre. Le Néant même.
– Ce serait peut-être cela la “nature” de l’art que je cherche : cette relation, qui a–paraît comme “inframince”.
« […] Ce n’est pas une question d’intention, ni de raisonnement, ni de, c’est une chose qui est qui est malgré lui, n’est-ce pas ce, autrement dit, nous fumons une cigarette chacun de notre côté, d’, il y a deux façons de la fumer, la vôtre et la mienne ; il n’y aucune comparaison même si, apparemment nous fumons de la même façon.392 »
« “Relation” ainsi a-symétrique de moi à l’autre sans corrélation noématique [de l'acte de connaissance en tant que résultat] d’aucune présence thématisable. Eveil à l’autre homme qui n’est pas un savoir : précisément approche de l’autre homme – le premier venu dans sa proximité de prochain – irréductible à la connaissance […]. Pensée qui n’est pas une adéquation à l’autre lequel n’est plus à ma mesure de moi, réfractaire précisément dans son unicité à toute mesure, mais une non-in-différence de l’autre…
Ou, renversé, comme tu le dis de ton a – perception face à une figure de Giacometti :
… […] Mise en question en moi de la position naturelle du sujet, de la persévérance du moi […] dans son être, mise en question de son conatus essendi, de son instance d’étant.393 »
– De ce présent absentant qu’est l’œuvre :
ce qui se retire m’est donné, et m’est donné d’autant que je
me retire ;
ce qui m’est donné m’est retiré, et m’est retiré autant que
je me donne ;
se donne ce qui se retire, et m’est retiré–donné
autant que je donne–retire ; me sublime394.
« Voilà – dans l’antériorité éthique de la responsabilité – pour autrui, dans sa priorité sur la délibération – un passé irréductible à un présent qu’il eût été. […] Signifiance d’un passé qui me concerne, qui “me regarde”, qui est “mon affaire” en dehors de toute réminiscence, de toute ré-tention, de toute re-présentation, de toute référence à un présent remémoré [de toute synthèse, voire de tout horizon, au sens husserlien]. Signifiance, à partir de la responsabilité pour l’autre homme, d’un passé immémorial, venu dans l’hétéronomie d’un ordre. Ma participation non-intentionnelle…
– Ainsi, dans l’absolu je n’ai pas demandé, et pas plus que l’autre, à être-là. Chacun est jeté, geworfen, comme dit Heidegger, pour soi.
Pourtant dans la situation de la performance, tu as choisi de t’y rendre – et en un aller-retour – un choix exclusif, pour cela seul. Et Abramović l’a plus que choisie : elle a décidé The Artist is Present.
– Et c’est cela la force de l’entre-deux qui “vide” tout entre nous et en nous. Au moment de vivre ce vis-à-vis choisi et décidé, choix et décision sont vidés par l’espace, par l’intensité du vis-à-vis. De manière “absurde” mon choix devient non-intentionnel au point qu’assis je ne sais plus avoir demandé être-là. La performance se fait évidemment “réduction” de la situation “absolue“ de la “vie réelle”
Et sa décision à elle semble s’effacer de même395.
… à l’histoire de l’humanité, au passé des autres, qui “me regarde”. Au fond de la concrétude du temps qui est celui de ma responsabilité pour autrui, la diachronie d’un passé qui ne se rassemble pas en représentation.
La responsabilité pour autrui ne revient pas à une pensée remontant à une idée à priori, jadis donnée au “je pense” retrouvée. Le conatus essendi naturel d’un moi souverain est mis en question par la mort ou la mortalité d’autrui, dans la vigilance éthique où la souveraineté du Moi peut se reconnaître “haïssable”
[Pascal] et “sa place au soleil” – “image et commencement de l’usurpation sur toute la terre”. La responsabilité pour autrui, signifiée comme un ordre dans le visage du prochain n’est pas, en moi, simple modalité de l’“aperception transcendentale” [Husserl]. L’ordre me concerne sans qu’il me soit possible de remonter à la présence thématique d’un étant qui de ce commandement serait la cause ou la volonté. […] Il ne s’agit même pas ici de recevoir un ordre en le percevant, d’abord, pour s’y assujettir ensuite dans une décision prise après en avoir délibéré. L’assujettissement précède, dans cette proximité du visage, la décision raisonnée d’assumer l’ordre qu’il porte. Assujettissement dont la passivité ne ressemble pas à la réceptivité de l’opération intellectuelle [du cogito cogitatum] qui se retourne en acte d’assumer – en spontanéité de l’accueil et de la saisie. Ici étrangeté absolue de l’altérité inassumable, réfractaire à son assimilation à la présence, étrangère à l’aperception du “je pense” qui toujours assume ce qui le frappe en le re-présentant.396> »
– Ce pourquoi il m’est perceptible que l’altérité de Marina, que toute altérité, n’existe pas “pour moi – en moi”.
« L’événement propre de l’expression consiste à porter témoignage de soi en garantissant ce témoignage. Cette attestation de soi, ne se peut que comme visage, c’est-à-dire comme parole. […]
L’expression ne consiste pas à nous donner l’intériorité d’Autrui. Autrui qui s’exprime ne se donne précisément pas […]. Ce que nous appelons visage est précisément cette exceptionnelle présentation de soi par soi, sans commune mesure avec la présentation de réalités simplement données […]397 »
Ce qui se constitue est donc bien une “expression” avant toute expression ; une “parole” avant toute parole ?
– L’infini de la parole comme silence, l’infini de l’expression – non comme impression – mais comme a–pression : ni expirer, ni inspirer ; comme « l’expression Atemwende désigne le moment intermédiaire entre les deux temps de la respiration, pendant lequel le flux respiratoire s’inverse […]398 », instant qui se suspens en infini.
« Tout langage comme échange de signes verbaux, se réfère déjà à cette parole […] originelle [du visage se présentant comme soi par soi]. Le signe verbal se place là où quelqu’un signifie quelque chose à quelqu’un d’autre. Il suppose donc déjà une authentification du signifiant.
La relation éthique, le face à face […] [instaure] le caractère raisonnable […] du langage. Aucune peur, aucun tremblement ne sauraient alterner la droiture de la relation qui conserve la discontinuité du rapport, qui se refuse à la fusion et où la réponse n’élude pas la question.399 »
Ce que Blanchot reformule en La Question la plus profonde dans L’Entretien infini 400 ?
– « La réponse est le malheur de la question ». La solution en est la dissolution. La question ne peut que rester ouverte, dans la discontinuité du rapport.
« La relation avec Autrui comme relation avec sa transcendance – la relation avec autrui qui met en question la brutale spontanéité de sa destinée immanente, introduit en moi ce qui n’était pas en moi. Mais cette “action” sur ma liberté met précisément fin à la violence et à la contingence et […] instaure la Raison. […] L’Autre n’est pas pour la raison un scandale qui la met en mouvement dialectique, mais le premier enseignant. Un être recevant l’idée de l’Infini – recevant puisqu’il ne peut la tenir de soi – est un être enseigné d’une façon non maïeutique – un être dont l’existé même consiste dans cette incessante réception de l’enseignement, dans cet incessant débordement de soi […]. Penser, c’est avoir l’idée de l’infini ou être enseigné.401 »
– C’est conserver la discontinuité, et The Artist is Present, l’art en général – celui qui en vaut la “peine” – peut-être, l’enseignement aussi, instaurent cette discontinuité.
« La présence du visage venant d’au-delà du monde, mais m’engageant dans la fraternité humaine, ne m’écrase pas comme une essence numineuse qui fait trembler et se fait craindre. Etre en relation en s’absolvant de cette relation, revient à parler. Autrui n’apparaît pas seulement dans son visage – tel un phénomène soumis à l’action et à la domination d’une liberté. Infiniment éloigné de la relation même où il entre, il s’y présente d’emblée en absolu. Le Moi se dégage de la relation mais au sein de la relation avec un être absolument séparé. Le visage où autrui se tourne vers moi, ne se résorbe pas dans la représentation du visage. […]
Ces différences entre Autrui et moi ne dépendent pas de “propriétés” différentes qui seraient inhérentes au “moi” d’une part et à Autrui de l’autre ; ni de dispositions psychologiques différentes qui prendraient leur esprit lors de la rencontre. Elle tiennent à la conjecture Moi-Autrui, à l’orientation inévitable de l’être “à partir de soi”, vers “Autrui”. […]
L’être n’est pas d’abord pour laisser place ensuite, en éclatant, à une diversité dont tous les termes entretiendraient entre eux des relations réciproques avouant ainsi la totalité dont ils proviennent et où il se produirait éventuellement un être existant pour soi, un moi, se plaçant en face d’un autre moi […]. De l’orientation de Moi vers Autrui ne sort même pas le langage qui la narre. Il ne se place pas devant une corrélation à laquelle le moi emprunterait son identité et Autrui son altérité. La séparation du langage ne dénote pas la présence de deux êtres dans un espace éthéré où l’union fait simplement écho à la séparation. La séparation est d’abord le fait d’un être qui vit quelque part, de quelque chose, [en quelqu’un]. […] L’Autre invoque, certes, cet être séparé mais cette invocation ne se réduit pas à appeler un corrélatif. Elle laisse une place à un processus d’être qui se déduit de soi, c’est-à-dire reste séparé et est capable de se fermer à l’appel même qui l’a suscité, mais aussi capable d’accueillir ce visage de l’infini de toutes les ressources de son égoïsme : économiquement [au sens étymologique grec, de relation402 ].403 »
– Mais une relation qui “laisse” ce qu’elle relie être, indépendamment de ce lien, elle ne lie pas l’être, ni soi ni autrui : re–lassion.
« L’être est extériorité : l’exercice même de son être consiste en l’extériorité, et aucune pensée ne saurait mieux obéir à l’être qu’en se laissant dominer par cette extériorité. L’extériorité est vraie et non pas une vue latérale l’apercevant dans son opposition à l’intériorité, elle est vraie dans un face à face qui n’est plus entièrement vision ; le face à face s’établit à partir d’un point, séparé de l’extériorité si radicalement qu’il se tient de lui-même, est moi ; en sorte que toute autre relation qui ne partirait pas de ce point séparé […] manquerait le champ – nécessairement subjectif – de la vérité. La vraie essence de l’homme se présente dans son visage où il est infiniment autre qu’une violence à la mienne pareille, à la mienne opposée et hostile et déjà aux prises avec la mienne dans un monde […] où nous participons au même système. Il arrête et paralyse ma violence par son appel qui ne fait pas violence […]. La vérité de l’être n’est pas l’image de l’être, l’idée de sa nature, mais l’être situé dans un champ subjectif qui déforme la vision, mais permet précisément ainsi à l’extériorité de se dire […]. Cette courbure de l’espace intersubjectif infléchit la distance en élévation, ne fausse pas l’être, mais rend seulement possible sa vérité.404 »
« La présence d’Autrui ou expression, source de toute signification, ne se contemple pas comme une essence intelligible, mais s’entend comme langage et, par là, s’évertue extérieurement. L’expression ou le visage, déborde les images toujours immanentes à ma pensée comme si elles venaient de moi. Ce débordement, irréductible à une image de débordement, se produit à la mesure – ou à la démesure – […] [de] la dissymétrie morale du moi et de l’autre. La distance de cette extériorité s’étend aussitôt vers la hauteur. L’œil ne peut la concevoir que grâce à la position, laquelle, disposition de haut en bas, constitue le fait élémentaire de la moralité. Parce que présence de l’extériorité, le visage ne devient jamais image ou intuition. Toute intuition dépend d’une signification irréductible à l’intuition. Elle vient de plus loin que l’intuition et est seule à venir de loin. La signification, irréductible aux intuitions, se mesure par […] l’infinie exigence à l’égard de soi ou Désir de l’Autre ou relation avec l’infini.405 »
Entre toi et elle, il n’y a donc définitivement pas assimilation, analogie : Marina est im–passible et im–passable, mais cette non passabilité déborde. Et déborde de la dissymétrie essentielle et irréductible qu’il y a dans ce vis-à-vis entre toi et elle, entre elle et toi.
– C’est cela : et le vis-à-vis qui est entre moi et elle, n’est pas le vis-à-vis qui est entre elle et moi. Reste l’entre ; l’entre-deux du vis-à-vis, cet espace, “volume” vide flottant entre nous. Cette distance qui « s’étend vers la hauteur », s’élève ou s’érige.
Cet espace, “volume” vide, qui dès le début t’apparaît. Observateur du face-à-face qu’Abramović entretien avec un vis-à-vis, tu « crois pouvoir ou devoir percevoir ce volume vide ; imperceptiblement mouvant, tremblant vers la gauche ou la droite, un peu plus haut ou plus bas, plus loin ou plus proche, plus dense plus diffus, vide. […]. Non proche de rien : le rien ; a–perception d’un volume vide sans contenant, pur contenu de rien. Comme si par son observation, chaque spectateur donnait “lieu“ à ce “volume“ comme issu de sa vue et de la rencontre du regard que porte Marina Abramović vers son vis-à-vis, et du regard porté par ce dernier vers elle. » Puis en face-à-face, devenu le vis-à-vis de Marina, ce “volume” semble créer un « flottement de la distance, de la distance entre toi et elle, entre ta vue et ses yeux. La distance […] que tu ne puis plus l’objectiver : elle s’éloigne, se rapproche ; s’éloigne dès que perçue se rapprochant ; s’approche dès que perçue s’éloignant ; s’éloigne d’autant qu’elle s’approche, s’approche d’autant qu’elle s’éloigne ».
« L’existence subjective reçoit de la séparation ses linéaments. Identification intérieur d’un être dont l’identité épuise l’essence, identification du Même, l’individuation ne vient pas frapper les termes d’une relation quelconque appelée séparation. La séparation est l’acte même de l’individuation, la possibilité, d’une façon générale, pour une entité qui se pose dans l’être, de s’y poser non pas en se définissant par ses références à un tout, par sa place dans un système, mais à partir de soi. Le fait de partir de soi équivaut à la séparation. Mais le fait de partir de soi et la séparation elle-même, ne peuvent se produire dans l’être qu’en ouvrant la dimension de l’intériorité.406 »
– Oui, la séparation est nécessaire. Pas seulement la séparation comme distance, mais une séparation comme distance qui s’élève ou érige une qualité particulière – comme le fait un ready-made ou un Rothko, une figure de Giacometti, un rouge–vert. Celle qui permet l’empathie. Parce ce que cette empathie ne provient pas du vis-à-vis de mes yeux qui la voient me voyant, mais bien d’une dissymétrie que l’espace “fonde” ou instaure – installe. Et que cet espace n’est pas neutre : il a la qualité particulière de faire chiasme et de tirer ce chiasme à l’oxymore, comme tu me l’as rappelé de mes affects devant certains paysages (le “sublime”) ou certaines œuvres visuelles de l’art (la “perte”, le “rien”). Cet espace est “vide”, mais ce vide est actif.
C’est alors la seconde hypothèse qui entre en jeu : le monde commun qui naît de cette performance est le “volume” vide qui semble s’établir entre elle et toi comme condition même de la performance. Et l’art que tu cherches à décrire – la perception particulière de cet art –, qui est aussi le type d’art que tu cherches à faire – la constitution de cet art particulier – se tiendrait là, dans ce “rien”.
Nous disions : « ce “volume” vide ou transparent, volume tout de même, de par sa fluctuation […] est maintenant entre toi et elle, devant toi, faisant flux de la distance qui te sépare d’elle et par ce flux manifeste cette distance. Il n’est plus “transparent”, n’est pas opaque non plus, comme diaphane ou translucide, semblant créer par un indice de réfraction toujours changeant, plus ou moins d’écart entre ta vue et ses – ces – yeux. Il est comme l’espace qui se manifeste – »Raum raümt407« – ; espace qui s’espace, diffère de moment en moment, dans un temps qui se temporalise – Zeit zeitlicht – se montre (zeigt sich), se signale, se fait connaître. »
Et ce serait l’art ? Dans toute sa transparence – épuré de l’opacité de l’objet ?
– Celui qui est “contenu” dans l’ampoule de verre d’Air de Paris de Marcel Duchamp, et ne peut exister sans son “contenant” aussi infra-mince soit-il ; celui qui est “issu” du “Just the Gaze408 ” qui tient pour Marina Abramović de définition pour The Artist is Present, et ne peut exister sans “l’issue” du vis-à-vis aussi asymétrique soit-il. Art qui s’élève et s’érige en “vide” actif – gaz ou trans–parence.
Entre-deux alors, le “volume” vide est l’espace de l’art, mieux : l’espace art ?
Ce n’est alors pas le visage de Marina qui te donne regard, ni même ses yeux – qu’ils te voient ou non –, c’est l’espace au travers duquel tu vois ces yeux, cette transparence translucide à travers laquelle tu perçois ce visage – Körper –, ce vide diffractant où tu l’aperçois autre et l’a–perçois corps vivant, organique – Leib – et l’a–conçoit comme elle, en son identité : Marina. Et cet espace qui l’installe, l’institue, l’érige comme autre–être (ou être–autre) ; t’installe, t’institue, t’érige comme toi-même (ou être-soi) ; et installe, institue, érige par empathie le monde commun à vos deux êtres, ce monde intersubjectif où de là, tout devient possible – partant de la coexistence et de la compréhension de l’un par l’autre, de l’autre par l’un ; jusqu’à celle d’un échange, d’un langage, d’une conversation.
Tout ceci conduit à un texte, dangereux, qu’il faut “tordre” pour l’écarter de la faute où il tombe ; faute fatale puisqu’elle conduit à penser l’art comme ce qui érige un peuple dans son histoire et sur sa terre, et, le met en mouvement dans son destin.
» […] Das Kunstwerk ist am Werk in seiner Aufstellung. […] Welt nun ist es, was das Werk als Werk auf-stellt, d. h. auf-bricht und das Eröffnete zum Stehen, zum weltenden Verbleib bringt. So auf-stellend ist Werk am Werk. […] Indem das Werk Werk ist, seine Welt zum eröffneten Ragen bringt, erwirkt es selbst erst den Auftrag, dem es dient, schafft es selbst erst den Raum, den es durchherrscht, bestimmt es selbst erst den Ort, an dem es zur Errichtung kommt. Die Aufstellung als weihend-rühmende Errichtung gründet immer in der Aufstellung als der aufragenden Aussparung einer Welt.
Das Werk gründet erst diesen Spielraum, indem es ihn eröffnet. Dieser Spielraum ist die Offenheit des Da, in das die Dinge und die Menschen zu stehen kommen, um es zu bestehen. […] Das ist ja gerade das eigenste Wesen des Werkseins, daß es nie am jeweils Vorhandenen und vermeintlich eigentlich Wirklichen gemessen werden kann, sondern selbst das Richtmaß des Seienden und Unseienden ist. […] Das Werk — bei sich bleibend, in sich zurücktretend und so bestehend — eröffnet das „Da“, die Mitte des Offenen, in dessen Lichtung das Seiende als solches hereinsteht und sich zeigt. Dieses Offene schließt in sich den Aufbruch einer Welt ineins mit dem Sichverschließen der Erde. […]
[…] Sprache teilt nicht nur das Offenbare mit und befördert dieses nicht erst nur weiter, sondern zuvor und eigentlich ist es das Wesen der Sprache, daß sie das Seiende als ein Seiendes erst ins Offene hebt. Wo keine Sprache, wie bei Stein, Pflanze und Tier, da ist auch keine Offenheit des Seienden und so auch keine des Nichtseienden und Unseienden und der Leere. Indem die Sprache erstmals die Dinge nennt, bringt solches Nennen das Seiende erst zum Wort und zum Erscheinen. Dieses Nennen und Sagen ist ein Entwerfen, darin angesagt wird, als was das Seiende offen ist.
Das volle Wesen der Dichtung kommt zum Vorschein in dem Satz: Dichtung — das Wesen der Kunst — ist Stiftung des Seyns. […] Stiftung besagt ein in sich einiges Dreifaches. Stiften ist einmal ein Schenken, die freie Gabe. Stiften ist sodann Errichten, etwas auf einen Grund setzen, Gründen. Und Stiften ist schließlich Anstiften von etwas, Anfangen. Schenkung, Gründung, Anfang müssen wir heraushören und einheitlich verstehen, wenn wir die Kunst als Dichtung der Stiftung des Seyns nennen.
[…]
Dieses „Da“ jedoch — wie ist es? Wer übernimmt es, dieses „Da“ zu sein? Antwort: der Mensch — nicht als Einzelner, auch nicht als Gemeinschaft. Diese beiden Weisen des Menschseins sind überhaupt nur möglich, wenn der Mensch zuvor das Da übernimmt, d. h. inmitten des Seienden als des Seienden und Unseienden steht, d. h. zum Seyn als solchen steht. Diese Weise, das Da zu sein, nennen wir die Geschichte. Indem der Mensch das Da ist, d. h. geschichtlich ist, wird er ein Volk.
Das Wesen der Kunst als Stiftung des Seyns ist der Grund der Notwendigkeit des Werkes. […] Deshalb hat ja das Werk jenen es auszeichnenden Zug, daß es aufragend in sich zurücksteht und aus allem nur Vorhandenen sich zurücknimmt. […] Die Kunst ist im innersten Wesen Ursprung und nur dieses. […] Dann muß ein Werk sein, d. h. es muß Kunst sein als Stiftung des Seyns.409«
« […] L’œuvre d’art est à l’œuvre dans son installation. […] Le monde est alors ce que l’œuvre en tant qu’elle est œuvre, installe, c’est-à-dire perce. Il est l’ouvert qu’elle amène à se tenir, à séjourner dans le rassemblement et l’ordonnancement du monde. Ainsi, l’œuvre à l’œuvre est installante. […] Dans la mesure où l’œuvre est une œuvre, c’est-à-dire amène son monde à se dresser de manière ouverte, pour la première fois elle obtient pour elle-même l’ordre auquel elle se soumet, elle créé d’elle-même l’espace sur lequel partout elle règne en maître, elle délimite à partir d’elle-même le site où elle vient à s’ériger. L’installation qui érige en consacrant et glorifiant se fonde toujours sur l’installation qui laisse en suspens et dresse un monde…
Encore ne faudrait-il pas penser “ordre”, “soumission”, “règne”, “maître”, “consacrer”, “glorifier” ; c’est autre chose. L’installation – l’art – n’ordonne rien, ne proclame rien, ne range rien : elle est silence et passivité – “passabilité”. N’ordonnant rien, elle ne soumet ni ne règne en maître : elle est possibilité, librement consentie ou simplement oubliée. Ne régnant point, elle n’a à consacrer ou glorifier : elle propose ou fait, simplement.
– L’œuvre d’art est à l’œuvre dans son installation. Le monde est alors ce que l’œuvre en tant qu’elle est œuvre, installe, c’est-à-dire perce. Il est l’ouvert qu’elle amène à se tenir, à séjourner dans le rassemblement et l’ordonnancement du monde. Ainsi, l’œuvre à l’œuvre est installante. […] Dans la mesure où l’œuvre est une œuvre, c’est-à-dire amène son monde à se dresser de manière ouverte, pour la première fois elle obtient pour elle-même le silence et la passivité auquel elle se con–sent, elle créé d’elle-même l’espace sur lequel partout elle possibilise, elle délimite à partir d’elle-même le site où elle vient à s’ériger. L’installation qui érige en proposant ou faisant se fonde toujours sur l’installation qui laisse en suspens et dresse un monde.
… L’œuvre fonde d’abord l’espace de jeu qu’elle ouvre. Celui-ci est l’ouverture du Là, où les choses et les hommes viennent se tenir pour assumer leur Là. […] L’essence la plus propre de l’être-œuvre réside là : elle ne peut jamais être mesurée à ce qui est présent ou soi-disant vraiment réel. Bien plutôt, elle est elle-même la norme déterminant l’étant et le non-étant…
– Remplaçons simplement “norme” par “espace” ou “écart” : l’œuvre (ou mieux l’art) est elle-même l’espace qui écarte et détermine l’étant et le non-étant.
… L’œuvre — restant auprès de soi, reculant en soi et demeurant ainsi — ouvre le “Là”, le milieu de l’ouvert. Dans sa clairière, l’étant vient se tenir et se montrer comme tel. Cet ouvert enferme en soi le commencement d’un monde en même temps que la fermeture de la terre.
[…]
La langue ne fait pas que communiquer le manifeste et le transporter un peu plus loin. Il appartient avant tout et en propre à l’essence de la langue de porter l’étant en tant qu’étant pour la première fois à l’ouvert. Là où il n’y pas de langue, comme chez la pierre, la plante ou l’animal, il n’y a pas non plus d’être-ouvert de l’étant, pas plus que d’être-ouvert du néant, du non-étant, et du vide. La langue donne un nom à la chose et par un tel nommer, l’étant est amené pour la première fois au mot et à l’apparaître. Ce nommer et ce dire sont un projeter où est annoncé ce en tant que quoi l’étant est ouvert…
Il reste clair que si, en allemand, langue et langage sont recouverts du même terme – Sprache – le contexte indique que c’est la langue (et une langue particulière, celle d’Hölderlin) qui est pensée410 – aboutissant à la notion de peuple, identifié à l’art poétique d’Hölderlin – et non le langage.
Il y a faute ici de partir de la langue. De cette faute il sera aisé de glisser à une langue particulière – l’allemand – et, plus tard à un peuple particulier – les allemands – ainsi projetés là où est à eux – et comme à eux seuls – l’annonce d’un destin. Et d’exclure les autres, ou de les assembler en peuples particuliers, autres, toujours pensé en tiers par rapport à un “nous”. Tout ce passe comme si la réduction phénoménologique à l’ego était ici étendue à une communauté précise et se reconduisait en une même réduction à un nous.
Or, avant la langue ou toute langue particulière – qui sépare plus ou moins les “peuples”, il y a le langage. S’il se diffracte en multiples langues particulières, le langage est un phénomène commun à l’ensemble de l’humanité. Le langage précède, de sa généralité toute langue. Peut-être même est-il lui même précédé d’un désir de langage commun à tout être humain, lalangue411. Penser le langage et non la langue évite la terrible pente qui mènera à désigner un peuple, et permet de comprendre l’humanité, sans discrimination ni exclusion. Il faudrait donc écrire :
Le langage ne fait pas que communiquer le manifeste et le transporter un peu plus loin. Il appartient avant tout et en propre à l’essence du langage (voire à son désir en “lalangue”) de porter l’étant en tant qu’étant pour la première fois à l’ouvert. Là où il n’y pas de langage, comme chez la pierre, la plante ou l’animal, il n’y a pas non plus d’être-ouvert de l’étant, pas plus que d’être-ouvert du néant, du non-étant, et du vide. Le langage donne un nom à la chose et par un tel nommer, l’étant est amené pour la première fois au mot et à l’apparaître. Ce nommer et ce dire sont un projeter où est annoncé ce en tant que quoi l’étant est ouvert.
L’essence du poème dans son ensemble se montre à travers la proposition : Le poème — l’essence de l’art — est institution de l’Etre. […] L’institution est en soi triple. Instituer, c’est d’abord envoyer, c’est un libre don. Instituer, c’est aussi ériger, asseoir quelque chose sur un fondement, fonder. Et instituer, c’est enfin inciter à quelque chose, commencer. Nous devons entendre, reconnaître et comprendre l’unité de l’envoi, de la fondation, et du commencement quand nous nommons l’art le poème de l’institution de l’Etre.
[…]
Ce “Là”, pourtant — comment est-il ? Qui assume-t-il la tâche d’être ce “Là” ? Réponse : l’humain — ni l’individu, ni la société.
Ces deux modes de l’être de l’humain ne sont réellement possibles que s’il a au préalable assumé le Là, c’est-à-dire s’il se tient au milieu de l’étant en tant qu’étant et non-étant, c’est-à-dire encore s’il se tient en face de l’Etre en tant que tel. Ce mode d’être le Là, nous le nommons l’histoire. Lorsque l’humain est le Là, est dans l’histoire, il forme un peuple…
– Non un peuple : l’humanité.
… L’essence de l’art comme institution de l’Etre est le fondement de la nécessité de l’œuvre. […] C’est pourquoi l’œuvre a bien cette caractéristique : elle se re-pose en soi, elle qui dresse, et s’extrait hors de tout ce qui est présent. […] L’art, dans sa plus intime essence, est une origine, et seulement cela. […] L’œuvre, alors, doit être : l’art doit être comme institution de l’Etre.
Reste ici encore à comprendre pourquoi Marina Abramović ne parle pas, pourquoi personne ne parle, pourquoi The Artist is Present – ou devrait-on titrer : The Art is Present est une performance du silence.
– Et que peut-être cette affirmation est encore de trop : « Le langage donne un nom à la chose et par un tel nommer, l’étant est amené pour la première fois au mot et à l’apparaître » ; l’art étant peut-être sans langage ou hors du langage. L’art – n’ordonne rien, ne proclame rien, ne range rien : il est silence et passivité – “passabilité”.
« Mais pourquoi le langage, recours au système de signes, est-il nécessaire à la pensée ? Pourquoi l’objet, et même l’objet perçu, a t-il besoin d’un nom pour devenir signification ?...
– Et en ce sens une couleur perçue qui ne serait nommable que comme “rouge–vert” défie la signification ?
… Qu’est-ce qu’avoir un sens ? La signification reçue de ce langage incarné n’en demeure pas moins dans toute cette conception, “objet intentionnel”. […]
La médiation du signe constitue-t-elle la signification parce qu’elle introduirait dans une représentation objective et statique le “mouvement” de la relation symbolique ? Mais alors le langage serait à nouveau suspect de nous éloigner des “choses elles-mêmes”.
Il faut affirmer le contraire. Ce n’est pas la médiation du signe qui fait la signification, mais c’est la signification (dont l’événement original est le face à face) qui rend la fonction du signe possible. L’essence originelle du langage […] [doit être cherchée] dans la présentation du sens. […] Le sens c’est le visage d’autrui et tout recourt au mot se place déjà à l’intérieur du face à face originel du langage. […] Ce “quelque chose” que l’on appelle signification surgit dans l’être avec le langage, parce que l’essence du langage est la relation avec Autrui. […] Et l’épiphanie qui se produit comme visage ne se constitue pas comme tous les autres êtres, précisément parce qu’elle “révèle” l’infini. La signification, c’est l’infini, c’est-à-dire Autrui. L’intelligible n’est pas un concept mais une intelligence.412 »
Une empathie, au sens où nous l’avons définie.
« Si le face à face fonde le langage, si le visage apporte la première signification, instaure la signification même dans l’être – le langage ne sert pas seulement la raison, mais est la raison. […] Si […] la raison vit dans le langage, si, dans l’opposition du face à face, luit la rationalité première, si le premier intelligible, la première signification, est l’infini de l’intelligence qui se présente (c’est-à-dire qui me parle) dans le visage ; si la raison se définit par la signification, au lieu que la signification se définisse par les impersonnelles structures de la raison […], si l’universalité règne comme la présence de l’humanité dans ces yeux qui me regardent, […] ce regard en appelle à ma responsabilité et consacre ma liberté en tant que responsabilité et don de soi […]. Ce n’est pas l’impersonnel en moi que la Raison instaurerait mais un Moi-même capable de société, surgi […] comme séparé, mais dont la séparation fut elle-même nécessaire pour que l’infini – et son infinitude s’accomplit comme l’“en face” – puisse être.413 »
« La présentation du visage – l’expression – ne dévoile pas un monde intérieur, préalablement fermé, ajoutant ainsi une nouvelle région à comprendre ou à prendre. Elle m’appelle, au contraire, au-dessus du donné que la parole met déjà en commun entre nous. Ce qu’on donne, ce qu’on prend, se réduit au phénomène, découvert et offert à la prise, traînant une existence qui se suspend dans la possession. Par contre, la présentation du visage me met en rapport avec l’être. L’exister de cet être – irréductible à la phénoménalité, comprise comme réalité sans réalité – s’effectue dans l’inajournable urgence avec laquelle il exige une réponse. Cette réponse diffère de la “réaction” que suscite le donné, parce qu’elle ne peut rester “entre nous”, comme lors des dispositions que je prends à l’égard d’une chose. Tout ce qui se passe ici “entre nous” regarde tout le monde [tous le public qui, latéralement nous observe et, plus loin, tout rapport qu’ensuite – marqué par cette expérience, autant que je la conserve ou puisse la rappeler – “je”, “elle”, d’autres seront regardés par qu’ici il se passe], le visage qui le regarde se place en plein jour de l’ordre public, même si je m’en sépare en recherchant avec l’interlocuteur la complicité d’une relation privée et une clandestinité.
Le langage, comme la présence du visage, n’invite pas à la complicité avec l’être référé, au “je-tu” se suffisant et oubliant l’univers […]. Le tiers me regarde dans les yeux d’autrui […]. L’épiphanie du visage comme visage, ouvre l’humanité.414 »
Cette empathie conduit bel et bien à l’épiphanie – au sublime – qui depuis le début, et tu dis aussi la fin, te suspend.
– Et je crois qu’elle ouvre l’humanité, et le monde. L’être dans son entièreté.
« La responsabilité pour l’autre homme […] se voue à une altérité qui n’est plus du ressort de la représentation. Cette façon d’être voué – ou cette dévotion – est temps. Elle reste relation à l’autre en tant qu’autre et non pas la réduction de l’être au même. Elle est transcendence. […] Faut-il encore appeler cette non-in-différence de la responsabilité pour autrui du nom de relation, alors que les termes de toute relation sont déjà – ou encore – dans l’idéalité du système,
simultanées ? Et la dia-chronie – plus formelle que la transcendance, mais aussi plus signifiante – ne se trouve-t-elle pas irréductible à toute corrélation noético-noématique [acte d'intelligence par lequel le soi pense couplé à cette connaissance en tant que résultat] de par la concrétude de la responsabilité de l’un pour la mort de l’autre ?415 »
Et s’il y a lieu d’être :
« La métaphysique, le rapport avec l’extériorité, c’est-à-dire avec la supériorité – indique par contre que le rapport entre le fini et l’infini, ne consiste pas, pour le fini, à s’absorber dans ce qui lui fait face, mais à demeurer dans son être propre, à s’y tenir, à agir ici bas.416 »
Quand as-tu “décidé” – je ne sais si c’est le verbe – d’arrêter ton face à face avec Marina, de quitter le vis-à-vis, de te lever, te retourner et en revenir, hors du carré performatif, à la foule observante ?
– Lorsque j’ai compris, intimement com–pris, ou prendre n’étant pas le bon verbe ; lorsque j’ai apprécié avec consistance ; ou encore “qu’il” m’a été révélé, oui je crois.
– Lorsque “qu’il” m’a été révélé que ce face à face fondait un espace – “volume” vide – de l’art, qui non seulement m’englobait dans mon vis-à-vis avec elle, autrui, mais tous ici présents ; et peut-être même plus loin que l’ici de l’atrium du MoMA – plus long que l’intervalle de ma présence en ce lieu. Que nous faisions communauté d’une même humanité, elle, moi, chaque individu nous observant, chaque personne ailleurs, avant – après, où qu’elle soit, qui qu’elle soit.
– Qu’aussi je n’occupais aucune place, et que donc ce siège, ce vis-à-vis qui momentanément fut mien, je pouvais – ne l’occupant pas – le “libérer” sans avoir à le libérer – le laisser disponible – et que si je n’occupais aucune place, personne n’en occupait aucune. Que le Da n’est pas un lieu, sol – Heimat –, chaise, que l’on occupe. Que ce Da est en l’être, il est dans le Sein ; et qu’il est disponibilité.
Qu’il rende l’être disponible. Chacun portant son “là” en lui – “être-le-là” proposait en traduction de Dasein Heidegger, contre sans doute sa précédente idée que l’être doive posséder un là, hors de lui.
Mais alors dans cette question du Dasein ne faudrait-il pas distinguer un renversement. Si ce n’est une correction de la faute fatale qui discrédite la pensée de L’Origine de l’œuvre d’art – d’ailleurs pourquoi tant s’occuper de l’origine – au moins un changement radical de l’orientation du concept : d’être-là – occuper un lieu ; à être-le-là – être soi un lieu disponible ?
»Aufragend in eine Welt und zurückreichend in die Erde eröffnet der Tempel das Da, worin ein Volk zu sich selbst, d. h. in die fügende Macht seines Gottes kommt. Die Erde wird durch das Werk erst welthaft und als solche zur Heimat. […] Das Da ist nur, wenn ein Volk das Da zu sein übernimmt, geschichtlich wird. Dieses Da selbst ist nie ein allgemeines, sondern je dieses und ein einziges. Das Volk ist immer schon in sein Da geworfen (Hölderlin der Dichter). Dieser Zuwurf aber ist, wenn er eben wahrhaft Dichtung ist. Wenn aber der Entwurf Dichtung ist, dann wird der Zuwurf nie ein nur willkürlich Zugemutetes sein, sondern die Eröffnung von jenem, worein das Dasein als geschichtliches schon geworfen ist. Wohin ein Volk geworfen ist, ist immer die Erde, seine Erde, der sich verschließende Grund, auf dem das geworfene Da aufruht.«
« Dressant dans un monde, et se restituant à la terre, le temple ouvre le Là où un peuple accède à lui-même, et se tient sous le pouvoir ajointant de son dieu. La terre advient mondainement dans l’œuvre et devient en tant que telle sol originaire. […] Ce Là n’est jamais quelque chose de général : c’est à chaque fois ce Là-ci, unique. Le peuple est toujours déjà jeté dans son Là (Hölderlin, le poète). Mais cette assignation n’est véritablement que sous la forme du poème [ou de l’œuvre d’art en général]. Si le projet est poème, l’assignation ne sera jamais une simple exigence arbitraire ; au contraire, c’est alors que s’ouvrira ce au sein de quoi le Dasein historique est déjà jeté. A l’endroit où un peuple est jeté, la terre, sa terre est toujours le fondement se refermant sur lequel le Là jeté se repose.417 »
A quoi répond ce renversement :
« L’humain n’est pas dans l’espace à la manière dont l’est un corps. L’humain est dans l’espace de telle sorte qu’il concède-et-aménage [et encore faudrait-il penser : dispose-et-aménage] l’espace (Raum einräumt) […] L’humain accorde l’espace en tant que spatialisant ou le donnant-du-champ, aménage les choses et lui-même dans ce champ-libre. Il n’a pas un corps et n’est pas un corps (Körper) mais vit son corps (Leib) tandis qu’il incorpore (Leibt) et est ainsi admis dans l’ouvert de l’espace et, par cette admission, séjourne […] avec ses prochains et avec les choses. […] Si je me dirige vers la porte, je ne transporte pas mon corps (Körper) vers la porte mais je change de séjour (“corporer, lieben”) […]. C’est ainsi que l’existentialisme […] mésinterprète du tout au tout le phénomène de l’être-au-monde [du Dasein]. On croit que cela veut dire que l’humain est dans le monde telle la chaise dans la chambre et l’eau dans un verre. Il n’en est rien. […]418 »
– Ne pas penser le Da, le “là”, le hic comme moi assis sur un siège, en vis-à-vis avec elle, occupant un lieu comme le mien : “sol”, “patrie” – Heimat – , c’est peut-être penser la complétude de la terre comme humaine, ensemble du monde habitable, comme écosystème (et non egosystème). Il n’a a rien à conquérir – erstreiten –, pas d’art qui soit “dispute et lutte” – Bestreitung des Streites419 –, pas de “discorde”. Tout ne peut que se repenser (ou re–panser) comme “accord”, ce qui permet Schneefall, 7000 Eichen ou Plight, si ce n’est l’ensemble de l’œuvre de Joseph Beuys comme « sculpture sociale420 ».
« L’être n’est pas le dessus [ni le dessous] de l’homme.
C’est le meilleur de l’homme qui le représente le mieux.421 »
Mais elle, Marina Abramović, n’est-elle pas dans la première condition du Dasein, temple im– passable, im–passible occupant son lieu, son sol, son siège, telle « telle la chaise dans la chambre et l’eau dans un verre ». Marina “est” là – là bien plus qu’est – immobile en Artist is Present. Ne cédant rien, érigée en son être comme une divinité, consacrée dans sa robe mariale, à diviniser ?
– Cette présence est bien son lieu, et par là est son absence, que dès le début j’ai perçue. C’est parce qu’elle occupe le lieu qu’elle s’offre comme non-être. Elle donne l’être en ce qu’elle se retire dans le non-être. L’être advient en l’art et en chacun parce qu’elle est non-être. La présence de l’artiste est non-être.
Et ainsi elle serait sculpture sociale ?
– Oui, mais n’appelant pas à l’action. Instaurant quelque chose qui doit primer sur l’action, ou la précéder : la conscience. Celle de soi, de chacun, des autres en leur altérité, du monde à accorder en terre commune à l’humanité et à toute altérité à l’humain.
Peut-être devrais-tu lire Habermas422 ?
– C’est en cours, mais prématuré pour que je puisse en discuter ici.
Et te levant, laissant ce vis-à-vis ; et après ?
– Sur le siège, je me suis avancé, pris appui de mes mains sur l’arrière du placet, me suis levé, suis resté un instant encore debout face à elle – je l’ai vu baisser la tête et l’ai deviné clore ses yeux – ; me suis retourné, j’ai marché ; je suis sorti, suis passé... Je ne suis pas resté. Sans regard en arrière, j’ai quitté le MoMA, ai pris la B underground line, – senti au plus profond chaque autre, vis-à-vis, même ceux de profil ou de dos, se révélant – changé à Washington Square pour la E. Je suis sorti devant Ground Zero423, ai réfléchi…
Et c’est là que tu as décidé…
– De reprendre.
Mais tu as encore attendu quatre ans, jusqu’en 2014 ?
– Pour être sûr : certain. Et de 2014 à ce jour – 2017 – rien que mûrir. Je crois en la maturité… les “choses” que l’on fait, les “idées” que l’on écrit devraient mûrir, surtout en notre temps de “communication” électronique instantanée, d’échange simultané – où hors des impulsions, quelles soient celles du média ou celles du message, pas grand chose ne passe et rien ne se passe.
Décision importante
– Portante, ce qui explique la longueur de cette partie, dont j’espère tout très éventuel lecteur nous excusera.
Ensuite ?
– J’ai ensuite rejoint Canal Street. J’ai vu se révéler chaque visage, chaque regard, non plus comme celui d’inconnus croisés – ou distingués comme étant blanc, chinois ou vietnamien, latino ou noir, bouddhiste ou musulman, homme ou femme, jeune ou vieille, petit obèse ou grande gicle – reconnus comme êtres inconnus, entièrement reconnus en ce que chacun est.
« Aucun homme n’est invisible
Aucun homme n’est plus oublié en lui-même
Aucune ombre n’est transparente424 »
Une tolérance ?
– Non, atroce idée. L’action de tolérer, c’est admettre ce que l’on n'approuve pas ou qui est défendu, parce que l'on renonce par indulgence à interdire, à empêcher. Ce n’est pas du tout ceci, une reconnaissance de chaque individu, sans universel, sans catégorie, classe ou genre, comme celui d’un être existant.
Réellement. D’une réalité “modifiée”, comme la face “antérieure” d’autrui, des choses, du monde qui, en frontière, peut s’abattre sur moi, m’assommer. Cela “s’affronte”.
« Par l’affront fait aux besoins dominants, par le changement d’éclairage des choses familières qu’elles ont tendance à effectuer, les œuvres d’art correspondent au besoin objectif d’une modification de la conscience pouvant se charger en une modification de la réalité.425 »
– Réalité affrontée d’un être existant, quoique infiniment distant, lointain, inatteignable.
« [Des] doigts [de Giacometti] sont sorties les plus hautes – mais minces – et les plus minuscules sculptures. [Il] en tient une dans le creux de sa main. Elle a bien deux centimètres. […]
– Pourquoi est-elle si petite ?
– Je n’y suis pour rien. C’était en 1937. Comme c’était toujours impossible de réussir une tête, j’ai voulu faire des personnages entiers. Je les commençais grands comme ça (Giacometti montre la longueur de son avant-bras) ; ils devenaient comme ça (la moitié du pouce). […]
– Etait-ce tout à fait involontaire ?
– Tout-à-fait.
– Et avez-vous compris pourquoi elles diminuaient ?
– Je l’ai compris après coup. C’est que la sculpture que je voulais faire de cette femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eu d’elle au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance. Je tendais donc à lui donner la grandeur qui était la sienne quand elle était à cette distance. […]
– Vous disiez à l’instant : “J’ai compris beaucoup plus tard”, qu’avez-vous compris exactement ?
– Qu’on ne voit pas réellement les gens grandeur nature.
– Voyons ça, Je suis à un mètre, un mètre vingt de vous, peut-être. Comment me voyez-vous ?
– Autrefois, je vous aurai vu grandeur nature. Maintenant, je vois votre tête grande comme ça (dix centimètres environ.)
– Pas plus grand ?
– Je vous vois exactement comme ça. […]
– Et pourtant moi, votre tête, en ce moment, me paraît avoir la taille d’une vraie tête.
– C’est que vous agrandissez mentalement. Parce que vous savez que ma tête a une certaine dimension objective [ce, par opération de synthèse des divers cogitatio (de perception, de mémoire, etc.) telle que décrite par Husserl]. Et vous imaginez cette dimension. Mais vous ne la voyez pas. Vous me voyez petit et vous agrandissez.
Machinalement, je ferme un œil et, avec mon crayon, je mesure de loin la tête de Giacometti. Elle a environ dix centimètres :
– La même taille que la mienne, dis-je. […] Vous ne voyez plus jamais les gens “grandeur nature” ?
– Plus jamais, plus jamais ; plus jamais.
– Autrement dit, à partir du moment où quelqu’un se déplace, il change pour vous ?
– Oui ; vous ici et vous à trois mètres, vous êtes irréductible. Vous n’êtes plus le même.426 »
Réalité de l’inatteignable ?
– De l’irréductible, et ceci s’étend à ce qui n’est point uniquement la perception visuelle, l’apparence visuelle de l’autre, à son eccéité, son existence, son être même. Les autres sont irréductibles ; proches du néant. Ils sont ou se tiennent à la limite du non-être et sont ou m’apparaissent sublime. L’altérité est une distance proche du néant ; et si cette altérité s’approche ou est assimilée, c’est moi qui suis dissipé en néant. C’est en quoi l’empathie n’est pas compassion – ni bienveillance, ni tolérance – ; l’irréductible suspend tout jugement, toute possibilité de jugement.
… Fin de jour, je suis replongé en l’underground A jusqu'à JFK Airport et ai dormi le vol durant. Et ici de retour me voici, là, vis-à-vis de toi, avec une seule pensée :
Par The Artist is Present, l’être advient en l’art et en chacun parce que Marina s’offre en non-être. La présence de l’artiste est non-être – et peut-être l’art est-il tout aussi non-être. Rencontre de l’être qu’il fait advenir avec et par le non-être qu’est l’art.
Ou :
Pas plus que le moi n’est haïssable, les autres seraient l’enfer427. L’envers peut-être ; autrui comme l’envers de ce moi qui est à l’endroit. L’envers d’être – Sein – et l’envers du là – Da –, où autrui s’ouvre en creux dans l’espace – un moule – faille dans le monde – zip –.
Et :
De l’endroit, l’envers n’est accessible – et de l’envers l’endroit n’est existant – qu’au prix d’une impossible conversion, d’un retournement infini, jamais commencé ni fini, qui puisse les médiatiser – fil inframince428 de la tranche d’une feuille de papier médiane entre son recto et son verso – ; et ce retour infini (et non pas “éternel” 429) est l’art.
Transparence
Si l’on est peintre, ce qui traverse l’espace entre soi et la peinture est une incarnation d’autrui et une incorporation en soi. La peinture porte en elle, dans l’opacité de surface matérielle – profondeur supposée – et dans la transparence de sa profondeur colorée – supposée surface – ce mouvement d’incarnation et d’incorporation.
Si l’on est peintre, mais si l’on est sculpteur, performeur, vidéaste, poète, musicien, architecte… photographe, il convient d’intervertir les termes du médium de la peinture en médium de tout autre forme d’art : volume, action, mouvement, mot, son, espace… lumière.
Si je suis peintre, alors c’est dans ce va-et-vient, cet en-hors-retrait de surface–profondeur de couleur que se joue l’incarnation–incorporation. Et l’un des moyens du médium pictural est la diaphanéité colorée, le transparaître des couleurs, la transparence
d’un rouge–vert
par exemple. Lorsqu’une couleur transparaît sur une autre,
rouge sur vert, jaune sur bleu, etc., elle créé ce va-et-vient entre supposée
surface et profondeur supposée. Elle fait exister, incarne et incorpore, entre
sa surface physique et sa profondeur optique, un espace d’a–perception
qui trans–paraît. C’est un espace composé par la peinture même, de la
peinture elle-même – physiquement et optiquement de couches de couleurs
– ; couches physiques, matière et couleur ; couches optiques,
couleur et lumière.
Le chiasme tirant à l’oxymore d’un rouge–vert provient de la double nature de la
couleur, matière et lumière.
Lorsqu’une couleur transparaît sur une autre, sa couleur–lumière traverse optiquement et paraît sur la matière–couleur de l’autre. La couleur–lumière sourd du dessous de la matière–couleur et, comme tirée d’elle, incorporée en elle et incarnée par elle, paraît en dessus. Ainsi a–paraît la lumière colorée d’une ocre d’or surgissant de la matière colorée d’un violet de cobalt, ou d’un jaune solaire suintant d’un ciel bleu. Ces instants d’a–perception sont ceux de l’incarnation et incorporation, dans le medium même de l’ (objet d’) art – en peinture, de la couleur–lumière dans la matière–couleur et se “donnent” tant qu’ils ne sont pas objectivés – synthétisés, rationnalisés. Or, seule la couleur–lumière atteint le regard, atteint le regardeur, me touche. La matière–couleur reste toujours à distance de vue, à distance de vision, me laisse. La matière reste sur le support pictural, sur l’objet. Mais incarnée en lumière de ce support, par et en celui-ci, et qu’elle m’atteint, la couleur semble entraîner son support avec elle, incorporer en moi sa matière – incorporé, j’en suis submergé.
Comme Bronzegold et Goldbronze submergent Bluebloom430.
Cet affect advient tant que la synthèse phénoménologique est suspendue, faisant échec à toute rationalisation du phénomène, à toute réduction de l’altérité, à toute réponse à la question. L’art ouvre cette irréductibilité.
« Nous pouvons difficilement saisir une nuance en elle-même. Cependant, si l’on suspend l’activité de comparer et de saisir, l’agressivité, la mainmise […] et la négociation qui sont les régimes de l’esprit, alors au prix de cette ascèse […], il n’est peut-être pas impossible de se rendre disponible à l’invasion des nuances, de se rendre passible au timbre. […]
Selon cet aspect de la matière, il faut bien dire qu’elle est immatérielle.431 »
Immatérielle comme la nuance et le timbre d’une couleur sont sa luminosité, sa lumière colorée, non sa matière de couleur. C’est la lumière, l’effet – art – qui s’incarne, jamais sa source, sa chose – l’objet – sa cause matérielle.
« […] Nous ressentons ici, non pas la source de lumière, mais la lumière elle-même. […] 432 »
L’immatérialité incarnée d’une matière ainsi “trans–figurée”, la lumière picturale s’incorpore, en sa transparence, en qui sait la recevoir, passible, trans–parent ; méconnaissant mais pris dans le diaphane ; qui a :
« […] suspendu l’activité de comparer et de saisir […] [pour] se rendre disponible à l’invasion des nuances, se rendre passible au timbre […] [et] en être “touché” : qualité singulière, incomparable – inoubliable et immédiatement oubliée, du grain d’une peau ou d’un bois, de la flagrance d’un arôme, de la saveur d’une sécrétion ou d’une chair aussi bien que d’un timbre ou d’une nuance.433 »
Comment se pourrait-il que puisse se recevoir une couleur naissant d’une autre couleur donnée, sans “quitter” la couleur donnée et la couleur reçue ? comment voir un vert sourdre du rouge sans “laisser” le rouge et le vert, comme la certitude logique qu’un rouge–vert ne peut exister ? Comment, sans passer par cette a–perception de toute chose sensible, sans passer par cette a–conception de tout monde connu, pour que puisse venir s’incarner et s’incorporer ce rouge–vert ? Et le peintre qui parviendrait à laisser, sur quelque support, ces instants d’a–perception ne leur donne-t-il pas l’occasion de possiblement venir s’incorporer et s’incarner en celui qui “regarde” sa peinture ?
Si l’on est peintre.
Si j’étais peintre, je suis devenu enseignant.
Si l’on est enseignant, si je suis enseignant,
alors ce qui est enseigné est certes une matière, un savoir
transmis, communiqué.
Ce qui est enseigné est “avant tout” cette matière, qualifiable, quantifiable, vérifiable et évaluable, en termes de savoirs434. La matière enseignée est de fait objectivable.
Toutefois, si je suis enseignant – mais il en va de même de l’enseigné – cette matière est-elle tout ? N’y a-t-il pas autre chose ? Quelque “chose” qui passe au travers la matière et la manière de l’enseigner. Une “chose” qui trans–paraît, passe en trans–parence au travers l’opacité objectivable de la matière.
Quelque “chose” qui n’est pas objectivable – et n’est de fait pas une chose. Quelque “phénomène” ou “effet” qui n’est pas évaluable, ni vérifiable, ni quantifiable, ni qualifiable. Et que dire si ce “phénomène–effet”, en fait, importe avant tout, avant toute matière ?
Il a besoin de la matière pour être “porté”, “transmis”, mais n’est pas la matière apportée et transmise ; il est médiatisé par la matière, mais n’est pas pour autant message – comme une “impulsion”, un “timbre”, une “nuance” qui passe au travers de la matière – média et message - ; transparent, il est contenu dans l’opacité, mais peut s’exfiltrer, sans que ni l’émetteur–enseignant, ni le récepteur–enseigné ne puisse le déterminer, lui donner forme – “volume vide” – consistance et objectivité.
Tout au plus peut-on, sous des termes subjectifs et vagues, le délimiter d’un “contour” à partir duquel ce “phénomène–effet” se situe dans un “lieu” : c’est, par exemple, à travers la matière enseignée l’émission–réception d’une envie ou d’une passion, d’une espérance ou d’un espoir, d’un désir ou d’un amour. Amour qui dans un premier temps pourrait paraître être amour “de” la matière enseignée ; mais qui a mieux ressentir, immédiatement, dépasse, transcende, cette matière “sur” laquelle il est porté, pour déborder vers d’autres matières, d’autres savoirs, d’autres pratiques, d’autres ententes, d’autres perceptions, compréhensions ou actions du ou sur le monde.
Si l’on est enseignant, la trans–mission de ce transparent “phénomène–effet” (au travers l’opacité objectivable de la matière enseignée) prime sur toute matière. C’est avant tout.
Mais en ce cas, je serai bien en peine de dire où est ce
“savoir” que j’enseigne ;
comme sera bien en peine de dire où est ce “savoir” reçu
celui qui est enseigné.
« Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde.435 »
Et en
ce cas, je serai bien en peine de dire où est le tableau que je peins.
C’est une réduction qui touche à
l’incommunicabilité.
Donner à voir ce qui est à
percevoir ; donner à percevoir ce qui est à apercevoir ; donner à
apercevoir ce qui est à a–percevoir : ce qui n’est plus visible.
C’est donner à entendre ce qui
n’est plus audible ; donner à lire ce qui n’est plus dicible.
C’est donner l’impossible.
Impossible, im–passible,
est-ce l’impasse ?
Et pourtant cela passe. Dans le transmissible,
comme quelque phénomène intransmissible.
Et ce serait l’art –
d’enseigner, de peindre, de sculpter, d’agir, d’animer, d’écrire, de bâtir… de
photographier.
L’art trans–passant transparent dans l’opacité de quelque support que se soit ; supports, qui sont médias et se croient messages ; mais où le réel message échappe, transparent qu’il est, à la manière de celui qui se donne au travers la pythie grecque.
« Ὁ ἄναξ οὗ τὸ μαντεῖόν ἐστι τὸ ἐν Δελφοῖς, οὔτε λέγει οὔτε κρύπτει, ἀλλὰ σημαίνει. »
« Le Maître, à qui appartient l’oracle qui est à Delphes, ne dit ni ne cache, mais indique.436 »
Être l'indice de…
« Un artiste qui sait immortel son tableau,
Mais y cache un seul trait, plus profond qu’aucun autre,
Que nul ne connaîtra, maintenant ou plus tard,
Jusqu’à la fin des temps – croyez-vous qu’il l’efface ? 437 »
A travers,
un espace où l’opacité qui est – surface, support,
matière – n’est pas,
un espace où la transparence qui n’est pas –
empathie, donation, ouverture – est
serait l’art.
Relation de l’art en sublime irréductible,
qui, étant, n’est pas ; n’étant pas, est.
L’être faisant échoir le
non-être ; et le non-être faisant advenir l’être.
L’art se pose entre les deux
opposés, creusant une intervalle ;
l’art est à la limite du non-être,
une trans–action entre être et non-être,
serait cette a–perception qu’il ouvre – au
risque de la perte du soi, des autres ou du monde.
Εἰ δ' ἄγ' ἐγὼν
ἐρέω, κόμισαι δὲ
σὺ μῦθον ἀκούσας,
αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι
διζήσιός εἰσι
νοῆσαι·
ἡ μὲν ὅπως ἔστιν
τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι
μὴ εἶναι
Πειθοῦς ἐστι
κέλευθος (Ἀληθείῃ
γὰρ ὀπηδεῖ),
ἡ δ' ὡς οὐκ ἔστιν
τε καὶ ὡς χρεών ἐστι
μὴ εἶναι,
τὴν δή τοι
φράζω
παναπευθέα ἔμμεν
ἀταρπόν·
οὔτε γὰρ ἂν
γνοίης τό γε μὴ ἐὸν
(οὐ γὰρ ἀνυστόν)
οὔτε φράσαις. »
« Allons, moi je te dirai […]
Quelles sont les seules voies de recherche à penser :
L’une que ‘est’ et qu’il n’est pas possible que ‘n’est pas’,
Est la route de la persuasion (elle accompagne en effet la vérité) ;
L’autre, que ‘n’est pas’ et qu’il est nécessaire que ‘n’est pas’,
Je t’indique qu’elle est le chemin totalement dépourvu d’information.
Tu ne saurais en effet connaître ce qui n’est pas (c’est en effet impraticable)
Ni l’indiquer. […]438 »
Impraticable, totalement dépourvu d’information, l’art comme trans– ne serait alors ni une communication ni un agir.
Rien ne passe entre l’artiste et le regardeur. L’œuvre, l’objet n’est, traversé par l’art qu’il porte, plus un média entre eux. Il ne permet pas de faire voir ce que l’artiste a vu. Il n’est pas plus un moyen pour l’artiste d’exprimer, de rendre compte – d’imprimer – une sensation ou une perception, une idée ou un propos, un mouvement ou une action ; qu’il n’est matière, pour le regardeur, d’une découverte ou d’une interprétation, de quelque intention – sensible, intelligible ou active.
Entre artiste et regardeur (entre musicien et auditeur, etc.) se tient l’œuvre, muette (même si sonore), vide, transparente, qui ne dit ni ne montre rien – ni ne cache, ni révèle ; tout au plus, il indique, mais quoi sinon le rien.
Alors l’échec de l’art, sans cesse assumé et répété, est qu’il ne fait que renvoyer l’artiste – qui l’offre – à lui-même ; ne fait que renvoyer le regardeur – qui la reçoit – à lui-même
L’art serait alors le non-agir d’un renvoi, tel miroir vide, non-être.
Qui, de son non-être, renvoie à celui qui l’offre – à l’artiste - la conscience de son être propre ; à celui qui le reçoit – au regardeur – la conscience de son être propre. Par son néant ouvre l’être à son existence, à la pleine conscience d’exister – nous place dans l’attente de Godot, saisi soudain non de cette attente de ce qui ne viendra jamais, parce que n’existant pas, mais de notre pleine présence d’existant réalisé.
« – Qu'est-ce que tu as ?
– Je n'ai rien.
– Moi je m'en vais.
– Moi aussi. […]
– Où irons-nous ?
– Pas loin.
– Si si, allons-nous en loin d’ici !
– On ne peut pas.
– Pourquoi ?
– Il faut revenir demain.
– Pour quoi faire ?
– Attendre Godot.
– C’est vrai. (Un temps.)
Il n'est pas
venu ?
– Non. […]
– Je ne peux plus continuer comme ça.
– On dit ça. […]
– A moins que Godot ne vienne.
– Et s'il vient ?
– Nous serons sauvés. […]
– Alors, on y va ?
– Relève ton pantalon.
– Comment ?
– Relève ton pantalon.
– Que j'enlève mon pantalon ?
– RE-lève ton pantalon.
– C'est vrai.
Il relève son pantalon. Silence.
– Alors, on y va ?
– Allons-y.
Ils ne bougent pas.
Rideau439 »
Cette conscience d’être advient de la rencontre du non-être.
L’art, pour celui qui l’offre, pour celui qui le reçoit ouvre un espace relationnel interne, non-agit et non-communiquant, entre soi et soi. La trans–parence a–perceptive de l’art creuse une schize entre un soi qui est – fait, agit, peint, écrit, compose ; contemple, observe, regarde, lit, écoute – et un soi absenté qui n’est pas – hors l’offre et la réception – qui se donne, se reçoit, sans intention, malgré soi, et vide.
« Je, vous savez, j’ai toujours considéré, pas toujours, mais je suis arrivé à cette conclusion que, vraiment, que que, comme disait Brancusi, l’art est une escroquerie d’abord, mais je crois aussi que c’est un mirage en plus.440 »
Escroquerie, non – sauf si l’on ignore cette “nature” de l’art : c’est un mirage.
Peut-être n’avons-nous pas une définition de l’art, mais une “fonction” – bien peu fonctionnelle – ontologique, voire métaphysique :
« Ce que l’art présente, ce ne sont pas les idées de la raison, mais le chaos, l’abîme, le sans fond, à quoi il donne forme. Et par cette présentation, il est fenêtre sur le chaos, il abolit l’assurance tranquillement stupide de notre vie quotidienne, il nous rappelle que nous vivons toujours au bord de l’abîme.441 »
L’art place l’étant qui est, certes dans une illusion, une re–présentation, une fiction, une apparence ; artifice essentiel : l’a-perception de ce qui n’est pas.
A–percevoir :
« Mes yeux, objets patients, étaient à jamais ouverts
sur l’étendue des mers où je me noyais. Enfin une écume
blanche passa sur le point noir qui fuyait. Tout s’effaça.442 »
Le fait même qu’il n’existe pas d’absolu, de certitude, d’infini, place l’être fini dans la pleine conscience de sa finitude. Et, dans son illusion – en ce qu’il n’est pas –, l’art ouvre la possibilité de l’absolu infini afin de nous rend supportable l’impossibilité réelle de notre finitude – qui est.
Trans–O
Retour à la Dôle, jour de neige. De Saint-Cergue, la montée pédestre du flanc de ce mont, qui donne face au lac sa face accidentée de falaises, longe une pente régulière, ni douce ni trop pentue. Quelques forêts et surtout des pâturages, de plus en plus ouverts avec l’altitude, rendent l’accès son sommet aisé, même hors sentier. Ce jour, il neige. Tant que nul marcheur, nul skieur ne se trouve au col, ni sur les flancs. Une neige en chute dense, mais légère, qui déjà efface de ses flocons les contours des forêts à mi-distance. Monter, chaussé de Moon Boots, en pantalon de ski, doudoune à capuchon et gants, un léger sac à dos pour quelque boisson et provisions. Monter, sans suivre de chemin, toute trace de sentier étant enfoui dans la neige ; monter avec derrière soi ses traces, et devant la simple assurance que gravir de face la pente régulière en s’écartant des masses sombres des forêts conduit inévitablement au sommet. Montée légère, la neige est poudreuse et tombe en absence de vent, il ne semble pas même faire froid. Quelques sapins, encore visibles, marquent de leurs contours nets des points de repère ; font sentir l’avancement. A mesure de la montée, ils se font plus rares et, progressivement effacés par le brouillard neigeux qui s’épaissit, moins nets ; silhouettes de repères, fantômes de balises. Les pas s’enfoncent dans la neige, fin bruit de crissement, seul s’entend sinon le souffle, et le cœur. A la mesure de ce battement, c’est long ; la marche est longue, elle dure, d’une durée sans fin, lassante – une angoisse monte, se met au jour dans le blanc : “pourquoi ?”
Pourquoi monter ainsi ? crainte de se perdre – le but était quoi ? d’aller voir là où il n’y a rien à voir – c’est long, cela dure et c’est dur ; cela en vaut-il la peine ? qu’est-ce que valoir ? Reste la peine. Découragement, doute, cela n’avance pas ; marcher pourtant, monter, poursuivre. Suivre la montée ; le but est devant, en haut, dans le blanc, l’absolu blanc qui l’efface. Arriver là où rien ne se vise, là où aucun but ne peut être atteint, là où le but et l’idée même de but auront disparus.
De dense, la tombée de neige devient épaisse. Marcher dans l’impénétrable, s’enfoncer dans le blanc. N’y a-t-il pas un mot plus clair, plus blanc pour le penser ? Penser, toujours ; s’enfouir ? enfuir ; s’absorber. Monter avec devant soi cette assurance que gravir de face la pente régulière, couverte de ce blanc régulier ; avec derrière soi plus nulle trace, maintenant immédiatement recouverte de ce même blanc régulier ; plus aucune présence sombre sur les côtés, plus de repère, à peine le brouillard de sa respiration devant le regard. Presque aucun son, pas de sensation de froid, ni de chaud, pas d’odeur ni de goût ; insensible. L’épaisseur neigeuse efface les bottes, bientôt les genoux ; la concentration focalisée sur le devant blanc plus haut oublie les gants, les bras ; absence de corps. Le blanc se fait plus lourd que la marche, effaçant le poids, l’effort – seule pèse encore la pensée ; lourde, angoissante, noire : “pourquoi ?
pour quoi ? quoi ? que ? qu ? q ?” Quoique se minimisant, elle s’alourdit, pensant rien, pesant plus ; de plus en plus. Vidée, elle s’emplit de sa propre saturation, ne pensant enfin plus à quelque chose. Pensée qui pense qu’elle est pensée. Ce qui jusqu’alors était impensable. Cela a glissé, imperceptiblement, mais est maintenant, massivement. Point concentré, trou noir plus minime qu’une tête d’épingle qui perce, lutte dans le blanc. Et ce blanc, qui ne peut se laisser transpercer qui lutte, émoussant cette pointe, la réduisant, de plus en plus noire, tentant de la recouvrir sans y parvenir – noircissant, s’alourdissant encore, repliée qui se replie sur elle-même.
Il n’y a plus de conscience de montée, plus de perception de la marche, plus d’idée d’avancement. Blanc et le seul point noir, plus infime qu’un point, plus obscur qu’un noir, lourd dépassant toute lourdeur, sans corps qui puisse le porter ; flottant de son absolue pesanteur, porté par sa propre gravité. Au travers ce seul appoint noir et le blanc, aucune conscience de l’arrêt, pas de perception de l’immobilité, pas d’idée de fin. La pente a disparu pour le plat, replat inexistant dans le blanc. Rien. Rien devant. Rien autour. Rien derrière. Seul reste l’a–point, dedans, mais dans rien ; sans dehors : de. Sauf cette infime massive pesanteur de la pensée pensée de pensée, ni interne ni externe, terne, rien. Blanc. La pensée, noir point, s’éteint dans le blanc. Elle qui, bien avant, de pourquoi n’en était qu’à rester “q”, avant de pour elle-même se réduire en “p”, maintenant régresse au “o”.
OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
Souffle vide d’un zéro vide entouré perdant son entour. Zéro infini, vide infini, disparence de toute pensée. Aucune conscience ni sensation de s’asseoir. Couché peut-être dans la neige, sans chaussure, pantalon, anorak, capuchon, gant, sac, sans corps ; plus d’autour. Rien. Aucun écart, aucune température, aucun son, aucune odeur, aucune saveur, aucune vue. Tout est dissipé, dispersé, se fond, s’éteint dans le blanc. Enfin, même et d’elle-même, en–hors pensée, l’énorme infimité se résorbe : aucune massivité, plus aucun poids, ni même légèreté, toute pesanteur est disparue. Inaperçu, son noir se dilue dans le blanc devenu – sans rien qui ne le sente ou ne le sache – à peine plus gris. Soudain un éclair, plus blanc que ce blanc ; immédiat, plus blanc que tout blanc.
Finalement, rien absolument :
transparent
1. L’expression est extraite d’Ulysses de James Joyce, p. 45, pensée par Stephan Dedalus dans son monologue-errance sur la plage de Sandymount, en prise avec la (im)possibilité de décrire la perception, voire de la (in)conscientiser. Le concept est emprunté au Laocoon de Lessing, qui y postule que dans l’image, l’action narrative est lisible si les différents moments (l’un après l’autre) coexistent dans l’espace l’un à côté de l’autre.
2. A-figuration : j’entends par là une sorte de non figuration, quoique non sous son sens négatif (qui pourrait supposer un versant positif ou un contraire tel “abstraction”), mais sous son aspect privatif (privé de figuration, sans autre versant ou contraire possible). J’étendrai cet usage ; ainsi trouvera-t-on “a-perception”, “a-coloration”, etc. ou une même utilisation des préfixe “dé-”, tels ”dé-faire”, “dis-” ou d’autres préfixes indiquant le privatif. Afin de marquer l’intentionnalité de cette privation, le manque qu’elle creuse, l’absolu écart, la contradiction ouverte en question sans réponse possible, la graphie au tiret long, tels “a–figuration”, “dis–paraître”, “in–visible”, voire “haut–bas”, etc. sera utilisée, laissant au tiret court la possibilité d’une conjonction, ainsi de : “monologue-errance”.
3. Extrait du poème Hafen, de Paul Célan, in »Atemwende« .
4. Extrait du poème Der Schnee, de Robert Walser, in »Der Schnee fällt nicht hinauf
5. Sur le (quasi) concept de « différance » voir Jacques Derrida, Marges de la philosophie.
6. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, p. 19.
7. Runge, Lettre à Goethe, reproduite par Goethe dans son Traité des couleurs, citée par Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs (I, 21)
8. Wittgenstein, Remarques sur les couleurs (III, 30)
9. Idem (III, 163). Voir également les Remarques suivantes :
I, 9 : « Toutefois, même si le vert n’est pas une couleur intermédiare entre le jaune et le bleu, ne pourraît-il y avoir des gens pour qui existerait un jaune tirant sur le bleu, un vert tirant sur le rouge ? Des gens par conséquent dont les concepts de couleur s’écarteraient des nôtres – puisqu’aussi bien les concepts de couleur des daltoniens s’écartent déjà de ceux des gens normaux, et qu’il n’est pas nécessaire que tout écart par rapport à la norme constitue une cécité, un défaut. »
I, 10 : « Prenons maintenant quelqu’un qui a appris à trouver un ton plus jaune, plus blanc, plus rouge qu’un ton donné, ou à le mélanger, etc. – quelqu’un donc qui possède le concept de couleur intermédiare – et invitons-le à nous montrer un vert tirant sur le rouge. Il se peut qu’il ne comprenne tout simplement pas un tel ordre et qu’il réagisse à peu près comme si on avait exigé de lui qu’après nous avoir montré un polygone régulier à quatre, cinq ou six angles, il nous en montrât un à un seul angle. Mais que se passerait-il si, sans hésiter, il nous indiquait un certain échantillon de couleur (disons, une sorte de brun-noirâtre, comme nous le nommerions ? »
I, 11 : « Quelqu’un pour qui un vert tirant sur le rouge serait quelque chose de bien connu devrait être capable de produire une série de couleurs qui commencerait avec le rouge et finirait avec le vert, et qui formerait, peut-être également pour nous, une transition continue entre ces deux termes. On s’apercevrait alors que là où nous voyons chaque fois le même ton (par exemple le même ton de brun), il verrait, lui, tantôt un brun, tantôt un vert tirant sur le rouge. On s’apercevrait par exemple qu’il serait capable de distinguer quant à la couleur deux compositions chimiques qui, pour nous, possèdent la même couleur, et qu’il nommerait l’une brune et l’autre vert-tirant-sur-le-rouge. »
10. Allusion au ready-made Fountain, urinoir signé R. Mutt 1917, de Marcel Duchamp, duquel il sera plus tard question, voir les parties titrées : A–percevoir, à concevoir ; A–concevoir et Zéro infini.
11. Maurice Blanchot, La pensée et l’exigence de discontinuité, in « L’Entretien infini », pp. 5-8. Citer ceci ici est non seulement constation de l’avtivité d’enseignement que je conduis depuis 1994, c’est aussi penser la possiblité d’un déplacement de cette argumentation dans la pratique artistique : au maître substituer l’artiste, émetteur, à l’élève le “regardeur”, récepteur. Ce point sera repris dans la partie titreée Entre-deux à propos de la performance The Artist is Present de Marina Abramović.
12. Toile de coton ou de lin montée sur châssis, enduite de colle de peau de lapin, puis de cette colle avec un blanc de chaux – ou un ocre, une sienne brûlée, quelque terre brune de prédilection.
13. Xavier de Langlais, La Technique de la peinture à l’huile, p. 228 : « Peinture brillante à la térébenthine de Venis et au siccatif de Harlem.
[…]
Agglutinant.
(A ajouter aux couleurs du commerce, en tubes, à raison de 10 gouttes pour le volume d’une noix de couleur)
baume de thérébentine de Venise : | 20 grammes |
essence de thérébentine ordinaire : | 40 grammes |
siccatif de Harlem : | 15 grammes |
huile de lin polymérisée : | 15 grammes |
Diluant.
(Pour servir de vernis à peindre en cours d’exécution)
baume de thérébentine de Venise : | 10 grammes |
essence de thérébentine ordinaire : | 40 grammes |
siccatif de Harlem : | 30 gouttes |
huile de lin polymérisée : | 30 gouttes » |
Technique personnelle pour épaissir le glacis
et le rendre plus émaillé :
Ajouter à l’agglutinant mêlé de couleur du
jaune d’œuf, dans la proportion du quart du volume ; chauffer le mélange
au bain-marie, sans bouillir, et laisser refroidir une journée. Est obtenue une
pâte transparente et vitrifiée que l’on peut poser en aplat avec une brosse
large (glacis de grande surface) ou en épaisseur avec un pinceau fin (détail,
telle la brillance d’une perle chez Van Eyck).
14. Voir Heidegger, Etre et temps ; reste que le mot « Dasein » à la traduction heideggerienne si complexe (être là, être-le-là, être-l’ici-et-le-m