Fuite baroque

Fugue photo-picturale


Prooemium methodicus a

Prooemium methodicus

Surgie apparemment de nulle part, une vue déclenche la capture photographique. C’est un instant spontané, oubliant ce qu’il doit à une temporalité passée, informée de peintures – miennes et de l’histoire, perdues de vue.

Une durée volontaire sépare l’instant de vue, l’édition et un premier mouvement d’écriture. Edition et écriture réalisent la vue dans une temporalité présente qui oublie l’instant de la capture et semble s’absoudre du passé.

Ecarté de l’instant de la vue et de la capture, distante de l’édition, l’écrit s’affranchit de la durée linéaire du présent. La poétisation s’enfonce dans la temporalité passée et fait ressurgir une peinture originelle – mienne ou de l’histoire.

Un second mouvement d’écriture théorise la peinture résurgente des tréfonds. Elle fait alors saillie, éclairant la vue de son motif, répondant à la vue par le regard. Le regard est le surgissement de la vue.

Prooemium methodicus b
Giorgione-Tiziano, Concerto campestre

Fregio, 2015 - 2018 (2022)
Giorgione - Tiziano Vecellio, Concerto campestre, vers 1500, huile sur toile, 105 x 137 cm, Musée du Louvre, Paris

A la frise d’un sombre et d’un clair, d’un avant et d’un arrière, d’un mobile et d’un fixe, une certaine qualité de matière fait lumière. Leur conjonction scintille, vibre, chuinte, chacun glissant ses qualités en l’autre. Lors que le feuillage crépite, sa braise se disperse dans le ciel qui dès lors poudroie. Dès lors que le ciel luit, sa lumière se disperse au feuillage qui alors brille. En ces aller-retour de leur frise chacun cède un peu à l’autre, le crépitement du feuillage s’éteignant, la luisance du ciel s’assombrissant ; mais pour aussitôt de l’autre retrouver ses qualités. C’est cette frise, limite en flux, que j’ai tant parcouru.


L’ocre clair poudroie sur ou sous tous les coloris : bleu-gris du ciel, variantes des verts feuillagés, herbeux et de la chemise du chanteur - dont il marque l’éclairement, comme pour le vermillon des vêtements du joueur de luth. Cet ocre illumine les toges blanches et grisailles, se dissémine même dans les tons les plus sombres.

Nicolas Poussin, La Naissance de Bacchus

Caravaggio fiscella I, 2015 - 2018 (2022)
Hedera helix, 1992, Tempera et huile sur toile, 100 x 171 cm (détruite)
Nicolas Poussin, La Naissance de Bacchus, 1657, huile sur toile, 122 x 179 cm, Fogg Museum, Cambridge

La photographie capture un instant inaperçu. L’édition de l’image se fait, sans savoir ce qui est fait. Soudain la facture révèle la capture. L’instant fracture le temps et l’image présente appelle une image passée. Là commence le travail à venir qui, retournant à l’instant de la capture, découvre la fracture, ouvre l’instant, déchire le temps et met à jour le motif. Lisière : or d'aube à l'orée assombrie.


Le contre-jour produit un contraste contrarié ou contaminé : il éclaircit le fond lumineux et assombrit les formes ombrées. Simultanément, l’inverse est produit : les lumières s’assombrissent et les ombres s’éclaircissent. Les couleurs brûlent de cette opposition, les verts ternes rougissent, les jaunes clairs bleuissent.

Caravaggio, Fiscělla - La canestra di frutta

Caravaggio fiscella II, 2015 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Fiscělla - La canestra di frutta, 1597-1600, huile sur toile, 46 x 64 cm, Pinacoteca Ambrosiana, Milan

Tour et retour ouvrent détour. Le tourné se contourne. Le contour clôt l’entour. Rede connen geven : donner les raisons, donne les motifs. Motive, implique et explique : mis au jour le motif s’éclaire : l’aller-retour d’un surgissement, saillance avant, près – éclat arrière, après.


Ce contraste contrarié, contaminé est lieu de redécouverte. Editant l’image photographique, j’ai saisi qu’elle couvrait un tableau que j’avais peint et détruit, lui-même recouvrant une œuvre tôt découverte. Deux essais témoignent de cette saisie et tentent d’en capturer les motifs : Photographie et temporalité et Temporalité dans La corbeille de fruits du Caravage. Retenu par la prégnance du fond, qui occupe plus de la moitié de la surface, et sa luminosité : c’est « un [...] pan de mur jaune »1 lumineux. De par sa couleur, brossage de jaune de Naples ; de par le colorito de ce jaune pâle posé avec de l’ocre et sur un bleu-gris blanchi ; de par le contraste avec les feuilles les plus sombres, celles tombantes à droite, de vigne, celles culminant au centre, de pêche. Et ce contraste est exacerbé par le criblage d’Orthosia hibisci, tordeuse orientale du pêcher2, qui troue le feuillage et exfiltre la lumière du fond devant l’obscurité du motif.

1. Marcel Proust, La Prisonnière, Paris, Gallimard Folio, 1988, pp. 176-177

2. Janick, Jules, Caravaggio’s Fruit: A Mirror on Baroque Horticulture, Department of Horticulture and Landscape Architecture, Purdue University, West Lafayette, Indiana, 2010

Caravaggio, Cena in Emmaus

Scuro scarlatto I, 2017 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Cena in Emmaus, 1601, huile sur toile, 139 x 195 cm, National Gallery, Londres

Obscur éclat. L’oxymore surprend. Le chiasme suspend. Surprise et suspens : le premier est l’instant, le second fait temps. Oxymore, cri : la surprise lacère la lumière obscure, la lenteur. Chiasme, résonnance : le suspens met en mouvement la lumière, la fait devenir maintenant visible, changeante. Caravage : noir |rouge| blanc – le temps en obscurité, l’instant de l’incarnation, le temps de la révélation.


Le rouge est une couleur sombre mais lumineuse. Elle saille du noir, plus même que le blanc. Si le pouce et l’index de Cléophas surgissent au point de toucher le regard du spectateur, c’est autant à cause du raccourci du bras et de la main que par la force de la colorimétrie rougeâtre de la paume et des doigts, ponctués de lumière blanche, nettement détourés du fond noir. Ce à l’opposé de sa main droite, dont les contours, fondus de noirs, se donnent comme dans un flou de vitesse. Les mains en appui de l’apôtre Philippe, surpris à se lever, confirment ce rapide mouvement dans l’instant. Suspendu dans l’immobilité, le pouce droit du Christ surgit, l’index de sa main gauche partant en retrait dans le fond. La corbeille de fruits témoigne de cet aller-retour entre sortie du fond et retour dans le plan. Elle est l’équilibre d’un instant infinitésimal, suspendu dans un temps qui parait étiré à l’infini. Cet instant, ce temps, c’est l’incarnation et la révélation échappant à l’aubergiste, au regard perdu dans le vide, qui projette son ombre sur le mur, mais pas sur le visage illuminé du Christ.

Caravaggio, Incredulità di san Tommaso

Scuro scarlatto II, 2017 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Incredulità di san Tommaso, 1600-1601, huile sur toile, 107 x 146 cm, Bildergalerie, Potsdam

Eclat obscur. Caravage : noir |rouge| blanc – le temps en obscurité, l’instant de l’incarnation, le temps de la révélation. L’incroyable touché de l’instant : être touché par le temps. Il vit – il a vu, il est vécu – voir, vivre. Vif éclat.


Derrière à droite, l’épaule de la toge de l’apôtre s’avance, de par la puissance lumineuse du rouge. Elle pousse devant elle l’épaule de la toge de Thomas, et pointe sa déchirure. Ce trou blanc fait saillie sur le tissus ocre orangé. Teintées de ce même orange, les mains : celle du Christ qui conduit par le poignet celle de Thomas, à l’index pénétrant la déchirure de la chair. De l’autre main, le Christ dévoile sa toge blanc d’or, saillie de tissus blanc qui ouvre sur le trou creusé d’ocre orangé. Au centre de l’image, sous le visage de Thomas, le rabat de sa toge fait descendre une coulée noire qui creuse l’espace, faisant surgir d’autant les figures. Tout se joue entre ce surgissement et cet enfoncement. L’œil parcourt le tableau, mais ne peut glisser sur la surface de l’image. Il s’y immerge, est emporté. La vue pénètre le plan et en retour le fond saillit pour la toucher. Frappée, la vue rebondit et revient en regard ; l’œil subit le coup. L’impact porté au spectateur est immédiat, aussi bref que l’instant fulgurant où l’index de Thomas pénètre la plaie du Christ. L’immobilité totale des protagonistes étire cet instant minimal en une durée sans limite.

Veronese, Annunciazione, 1570-1575

Scintillio di timballo, 2015, 2017 - 2018 (2022)
Paolo Veronese, Annunciazione, 1570-1575, huile sur toile, 143 × 291 cm, Uffizi, Florence

Vif-argent, timbale – résonne le souvenir d’avoir commencé par un Gobelet d’argent1, spécule et scintille, grave et aigu– martèle et tinte - gicle et infiltre – annonce.


Le colorito vénitien agit en transgression aux glacis flamands. Là où il s’agissait de marquer par ombrage des volumes, il les perce de reflets lumineux. La transgression est aussi technique : le rond-de-bosse sous-jacent dégradait des bruns sur fond blanc, sur lequel se tendait en glacis une teinte plus claire. C’est ici un modelage de jaunes et de blanc sur fond brun, sur lequel une couleur plus sombre se tend, en transparence. La résultante en est non l’affirmation d’une volumétrie fictive mais la saillie d’une luminosité picturale réelle. Les replis des étoffes cèdent devant la brillance de la soie2. L’éclat des sous-jacents surgit par-dessus les glacis pour marquer une plissure qui s’avance, l’arrière passant devant. La perspective en devient paradoxale, tant les clairs, désignés pour se situer au loin, destituent leur emplacement : le jour du ciel qui s’ouvre entre l’allée des arbres, sous le porche, file devant la colonnade et est capté au premier plan. A l’inverse, la nuée passant entre les colonnes est trouée d’une lumière qui la creuse au point que la blancheur de la colombe semble infiniment distante ; ce qui rend cette impossible nuage insituable. Vivifié d’éclats, Gabriel se projette devant, magnifié hors l’échelle de l’espace dépeint. Pourtant située plus à l’avant sur le dallage, mais enfoncée dans l’ombre, Marie recule, passe derrière, modestement diminuée.

1. Le Gobelet d’argent de Chardin ouvre l’essai Voir, perce|voir, a|percevoir

2. Affirmation sans nul doute de la concurrence Venise - Bruges, tant en termes d’imports, de richesse, de facture que de matériaux.

Veronese,Annunciazione, 1558

Voltare e tornare, 2015 - 2018 (2022)
Paolo Veronese, Annunciazione, 1558, huile sur toile, 340 x 455 cm, Basilique San Zanipolo (Santi Giovanni e Paolo), Chapelle de Notre Dame du Rosaire, Venise - stucs de Carlo Lorenzetti, 1932

Tour et retour ouvrent détour. Le tourné se contourne. Le contour clôt l’entour. Vertige : annonciation – énonciation ; ne pas se perdre : il y a l’histoire, le passé, mais l’histoire commence, à venir ; il y a l’histoire qui raconte, narre, mais l’histoire cache, dissimule. Quoi et comment : non la narration, la narrativité.


Le paradoxe perspectif entraîne la vue, bascule le regard, perd l’œil et déséquilibre le spectateur. Il s’agit de l’emporter pour gagner l’adhésion : c’est une torsade de la logique destinée à rendre probable, voire possible l’impossible. Entre les colonnes torses, assis sur l’encadrement rectiligne de l’ouverture d’un plafond, Gabriel est vrillé vers l’arrière, son pied droit illuminé ramené à l’avant. Surgie du dessous d’une voûte, Marie se vrille vers l’avant, ses pieds masqués par le cadre restés derrière. Commandé d’un geste du bras de Gabriel, un séraphin surgit tout au fond du ciel, faisant jaillir un rai lumineux qui, tout devant, frappe la toge bleue de Marie. Ce ciel peint ouvert dans cette architecture plafonnière feinte est isolé du plafond architectural par un médaillon d’encadrement, dont l’ellipse et les spirales tordent la réalité de son positionnement spatial. Surgies d’un arrière-fond inexistant, les volutes s’enroulent à l’avant comme pour mieux se lover à l’arrière. Le second encadrement, rectiligne, est enchâssé dans l’ellipse au point que sa fonction de détermination spatiale soit une affirmation immédiatement niée. Dénégation et reniement valent affirmation : cela est vrai, parce que feint, réel parce que peint.

Veronese, Annunciazione, 1570-1575

Io, Leda e Aracne, 2015 - 2018 (2022)


Non l’essor des mythes : leurs ressorts. Nuée d’idées, plume d’écrits, toile d’images. Et l’image qui révèle l’idée, incarnée par l’écrit ; et l’écrit qui formule l’idée, montrée par l’image ; et l’écrit qui démontre l’image et forme l’idée ; et l’idée qui enclenche l’image et entraîne l’écrit ; et l’idée qui suscite l’écrit et déclenche l’image ; et l’image qui motive l’écrit et créé l’idée.


Je retiens l’aspect méta-narratifs des récits – si certains pouvaient encore dépeindre les témoignages bibliques en les tenant pour vrais, aucun ne l’a pu pour des mythes. Jupiter enlevant Io, c’est d’abord la nuée. Cette brume cotonneuse qui nait du fond sombre du support et n’existe que par la lumière, comme une métaphore des idées. En cygne séduisant Léda, il se love et glisse comme la plume sur le papier, chair de l’inscription, érotisme de l’écrit, de la parole ou du chant – ut pictura poesis – affirmés par la feuille dressée entre les jambes du chérubin à la lyre. Et si Arachné filant est surprise, c’est de voir son fil soudain échapper de sa main pour être partie de la robe bleue de la spectatrice de la tapisserie, à l’arrière-plan, allégorie du tissage qu’est une toile, support de la peinture. Enlèvements, extases et surprises sont les instants suspendus des récits. La pause temporelle de leur cours.

Rocca, Giove e io spiati da Juno ; Correggio, Leda ; Vélasquez, Las Hilanderas

Michele Rocca, Giove e io spiati da Juno, 1720, huile sur toile, dimensions inconnues, collection privée
Antonio Allegri da Correggio, Leda, 1532, huile sur toile, 156 x 218 cm, Gemäldegalerie, Berlin
Diego Vélasquez, Las Hilanderas (La légende d’Arachné, Les fileuses), 1644-1657, huile sur toile, 167 × 252 cm (retaillée), Museo del Prado, Madrid

La nuée s’élève du sol, les doigts pincent les cordes de la lyre, le rouet tourne et soudain tout se fige : un bras s’arrête sur un ventre, un cou de cygne se love dans une gorge, une main active se suspend. L’instant d’interruption du cours narratif est l’instant d’irruption méta-narratif. L’image crée devient l’image en création, la monstration cède à la démonstration. La fabrique dit ce qu’elle est. A l’avant, linéarisé de gauche à droite, la vieille au rouet tournant file la laine brute. Un peu derrière, l’ouvrière en robe rouge la carde. Puis Arachné la dévide, pelote en main. Mais, à l’opposé du rouet en rotation, le dévidoir est figé. Entre l’index et le majeur de la main d’Arachné, suspendue dans son vol, le fil passe à l’arrière-plan, tisse les reflets de la robe de la spectatrice et, resserrant sa trame, fabrique les blancs de la tapisserie. En cet instant qui confond les trois actions et les trois plans, s’ouvre la mise en abîme ; l’arrière citant une autre œuvre, un autre récit – l’enlèvement d’Europe dans le mythe d’Arachné dans une mise en scène picturale. Le suspens fait surgir la profondeur du plan : c’est n’est plus de gauche à droite, mais d’avant en arrière et d’arrière en avant qu’il faut lire.

Tiziano, San girolamo penitente

Bosco sacro I, 2012 - 2018 (2022)
Tiziano Vecellio, San girolamo penitente, 1575, huile sur toile, 137 x 97 cm, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid

Il est des lieux qui enclenchent déclenchent : genius loci. Un froissement qui scintille l’obscur. Un froncement qui enfonce l’éclat.


La pâte picturale a travaillé le colorito jusqu’à ce que la matière colorée devienne son antithèse lumineuse. L’éclat surgit de la boue, le sang de la terre, le cramoisi de la toge des ocres bruns du fond rocailleux. Le sec et l’humide, le dur et le mou se sont entrechoqués, mêlés, rebondissant l’un sur l’autre. La brosse a rebondi sur les creux et bosses de leur combat, rendant flou tout tracé, indéterminant les formes dans l’énergie du conflit et la vitesse d’exécution. Même le profil du visage a sans cesse été perdu dans le fond, avant d’être à chaque fois ressaisi, tel le combat des portraits de Giacometti. Seule la blancheur de la découpe des pages du livre sort indemne de la lutte. Imaginer qu’au bout de la tension du bras, le poing presque fermé enserre une pierre, que bientôt il lancera.

Tiziano, Ninfa e Pastore

Bosco sacro II, 2015 - 2018 (2022)
Tiziano Vecellio, Ninfa e Pastore, 1570-1575, huile sur toile, 150 x 187 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne


Il est des lieux qui déclenchent enclenchent : genius loci. Une aigreur qui enfonce l’éclat. Une couleur qui scintille l’obscur.


Même combat, mais pacifié – est-ce le thème ? La lutte du colorito du fond donne naissance à la forme. Les couches picturales largement embrouillées se resserrent et font chair. L’aigreur des couleurs non encore ajustées, cette terre de sienne à l’orangé contradictoire au bleu grisaille, ces rougeâtres et ces verdâtres qui se heurtent, ces sombres et clairs qui s’écartent, un malström qui enfonce la vue, creusent l’arrière obscur de l’arbre à gauche. Enfin accordées, ces mêmes coloris qui se combattaient cohabitent, se superposent, se clarifient et modèlent les hanches qui s’offrent, à l’avant plan, au regard. L’image du vivant est alors l’énergie calmée, la violence maîtrisée du combat des éléments. Les arbres décapités témoignent du choc, comme le couché écarlate du ciel appelle l’incarnat du musicien. Le berger s’apprête à jouer de sa flûte, la nymphe, se retournant, à l’écouter. Le lieu, d’hostile, est devenu matrice : matière à gestation. A l’origine donc était ténèbres, un plan sombre ; puis matière inchoative, contradictoire, et son conflit, le fond. Aux coloris les plus obscurs, suit l’intervention des plus clairs, leur lutte, l’espace, le lieu. La précipitation de ce combat, dissolution des contraires par superposition de plus en plus rapprochée, surgit en clarté de la forme, devant. Naissance de la vie picturale.

Caravaggio, Medusa

Gorgone I, 2015 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Medusa, 1597-1598, huile sur toile, marouflée sur un bouclier d’apparat en peuplier, ø 58 cm, Uffizi, Florence

Il est des enclenchements qui donnent lieu à déclenchement : trouée entourée qui s’enfouit dans l’obscur ; saillance contournée qui surgit de l’obscur. Crible, percée – cri, épée – tranchée, en miroir l’image fuit en reflet, retourne en bouclier : Méduse, Persée.


On dit : « regarder voir », mais est-ce la même chose, le même sens ? Un pléonasme, la circularité d’une tautologie ou une question de direction, un miroir ? Je propose voir comme allant de celui qui voit à ce qui est vu : le parcours sorti de l’œil, qui vise et pénètre dans la surface du vu, en fouille la profondeur, s’y enfonce – voyeur. Et regarder comme retour de ce qui est vu à celui qui regarde : le surgissement du vu hors de sa profondeur, l’agression de la saillance hors sa surface, le coup reçu dans l’œil – dont il faudrait se garder ; bouclier. En miroir, le voir troue – noire pupille de l’œil dépeint, le regard perce – blanc reflet de lumière. En cercle de l’un à l’autre le gouffre, le cri – la bouche, gueule ténébreuse qui surgit.

Caravaggio, Medusa ; Bocca della Verità

Gorgone II, 2015 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Medusa, voir à gauche
Bocca della Verità, 1er siècle, bas relief en marbre, ø 165 cm, depuis1632 muré dans la paroi du pronaos de Santa Maria in Cosmedin, Rome

Persée, Méduse, qu’il faut cesser de toujours voir de face ou qu’il faut commencer enfin à toucher.


Regarder : le retour du voir touché, reflété vers lui-même, saisi de ce qui a été vu et qui l’instant d’après porte le coup. Regarder : la garde contre ce coup, bouclier utilisé comme miroir, l’incorporation de la frappe, la mémoire de l’impact – ce que j’en garde ; l’ébranlement. L’œil fouille et va toucher, comme la main pénètre dans la bocca, ouverture de pierre ; et touchant il est touché, fourmillements dans les doigts qui sentent la bocca se refermer, ses dents. Ce pourquoi le bouclier n’est pas seulement rond : il est convexe. Alors que les creux peints de la figure s’enfoncent en concavité, attirant la vue dans les gouffres noirs, le support de la peinture surgit en convexité, agressant le regard de sa saillie réelle. Le chiasme concave – convexe distord le motif, torse les proportions du visage qui me toise – un autoportrait ? qui devient mon portrait, mon autoportrait, à la fois miroir et bouclier, attrait, apparat et apparaître. C’est mon visage qui alors subit la torsade – Bacon, mon identité qui se distord. Moi, fissuré, l’œil cillé entre voir et regarder. Moi fissuré, scindé entre un touché volontaire, la main sentant la froide humidité de la pierre et le touché instinctif, les doigts piqués d’une sécheresse mordante.

Caravaggio, Medusa

Caravaggio, San Giovanni Battista, 1610

Scuro rubra, 2015 - 2018 (2022)
A gauche : Michelangelo Merisi da Caravaggio, Medusa, voir ci-dessus
Michelangelo Merisi da Caravaggio, San Giovanni Battista, 1610, huile sur toile, 159 x 124 cm, Galleria Borghese, Rome



Vrillé, le regard suit l’éclat, entre en ellipse, tourne, ignore la grande part d’obscur, se perd dans le flou sombre du fond. Bouclé, le rouge incarnat reprend la vrille, mène le regard sur ses saillances, revient devant. Touches vives de rouge incarné, sur le noir, en avant du blanc. L’enfoncement s’ouvre en surgissement.


Le mouvement de tête de l’agneau christique conduit la vue à se tourner vers le coin supérieur gauche de l’image, tout au fond, dans le gouffre noir à venir. Cette vrille est reprise devant, par l’ample repli courbe de la toge rouge qui conduit au visage de Jean-Baptiste, présent. Corps et toge filent en oblique de bas en haut et de l’avant-plan à l’arrière-plan, avant que la vue ne soit saisie du reflet blanc du bâton, instant fulgurant du regard. C’est alors que tout devant, en bas, sous le pied du saint, la branche coupée fait saillie, billot frappant l’œil du même ocre doré que l’agneau.

Caravaggio, Madonna del Rosario ; Caravaggio, Madonna dei Pellegrini

Ora rubra I, 2016 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Madonna del Rosario, 1604-1606, huile sur toile, 365 x 250 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Madonna dei Pellegrini (Vierge de Lorette), 1604-1605, huile sur toile, 260 x 150 cm, Basilica di Sant’Agostino in Campo Marzio, Rome

Rideau, le rouge, déploie|ploie – ouvre|ferme – spectacle|saisissement – visée|regard – découvre|couvre – dévoile|voile, l’éclat de la scène dans l’obscur.


Noir ; lumière, action : dans l’obscurité un projecteur s’allume, éclairant les plis d’un rideau rouge. Le rideau se lève, tiré, noué. La scène est dévoilée, éclats de lumière surgissant au-devant. Le noir premier s’enfonce derrière, le rouge se retire entre deux, les figures en action font saillie ; saisie du spectateur, happé par l’obscurité, éjecté par la clarté. L’œil est capté – rejeté. A vue touchant, le regard est touché : attrait optique – répulsion haptique.

Aucun Caravage ne devrait être dans un musée, les replacer in situ dans la pénombre des églises et des palais serait retrouver leur force de projection – réjection, leur redonner leur espace architectural pré-cinématographique.

La diagonale du coin inférieur droit avant à l’angle supérieur gauche arrière emporte la vision ; les pieds du pèlerin surgissent alors hors du plan pictural, hors du cadre architectural et flottent dans l’espace, donnant direction à la pénétration de la vue, passant le cadre, entrant à l’intérieur de l’image, s’enfonçant dans l’obscurité qui file très loin derrière le Christ ; bien plus loin que les briques et la fissure feinte qui marquent l’arrière-plan pictural.

Caravaggio, Morte della Vergine ; Caravaggio, Madonna dei Palafrenieri

Ora rubra II, 2016 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Morte della Vergine, 1604, huile sur toile, 369 x 245 cm, Musée du Louvre, Paris

Michelangelo Merisi da Caravaggio, Madonna dei Palafrenieri (Madone au serpent), 1605-1606, huile sur toile, 292 x 211 cm, Galleria Borghese, Rome (Reconstitution in situ, Basilique Saint Pierre, Rome)


Rideau, le rouge, ploie|déploie – ferme|ouvre – saisissement|spectacle – regard|visée – couvre|découvre – voile|dévoile, de l’obscur l’éclat de la scène.


Cut ; off, noir : les éclats de lumière surgis au-devant se voilent dans la scène. Le rideau dénoué, lâché, retombe. Seuls les plis du tissus rouge sont éclairés par le projecteur. Il s’éteint. Obscurité. L’œil est rejeté – capté. A regard perçant, la vue est percée : pulsion haptique – retrait optique. La saillie des figures en action est gardée, une fois le rouge tiré entre deux, s’enfonce derrière le noir dernier ; captation du regardeur, hanté dans l’obscurité.

Psycho : Hitchcock avait Caravage à l’esprit, ou tout au moins la peinture baroque, à considérer les reproductions qui ornent, en compagnie des oiseaux de proie empaillés, le salon du motel. Voir mes notes : Psycho, percée et saillance.

La ligne pénétrant d’avant en arrière, surgissant d’arrière en avant, n’est pas forcément diagonale. Elle peut tracer en oblique, être verticale, horizontale, elliptique. Le pied du Christ, sur celui de Marie, écrase le serpent en restant en retrait sur le seuil de l’image. Sa jambe porte vers l’arrière, un rai de lumière arrêtant le regard sur la surface du plan. Mais c’est vers l’avant, la brillance des courbes du serpent que cela surgit, plus proche que l’avant-plan.

Stothard - Tintoretto ?, Diana and her Nymphs Bathing

Scintillo scuro I, 2015 - 2018 (2022)
Thomas Stothard, Diana and her Nymphs Bathing, 1816, huile sur toile, 51 x 61 cm, Tate Gallery, Londres
Suiveur de Tintoretto (Stothard ?), Diana and her Nymphs Bathing, date inc., huile sur toile, 31 x 35 cm, coll. privée

Scène d’obscur|éclat. Ce qui se retient dans le fond, doit être percé par la vue ; ce qui surgit du fond, perce le regard.


Il y a plus incisif que les violences du clair-obscur et du ténébrisme : les micro-ponctuations blanches trouant – perçant les espaces noirs ; le coloris posé en sus par-dessus. Si le dessein des clairs est de déterminer les formes, l’obscure indécision finit par vaincre. Le dessin des contours ne subsiste que comme pics qui agressent le regard, d’autant que la vue s’approche, cherchant au moins à distinguer quelque chose, avant d’être totalement aveuglée. Les yeux cillés, sciés, vacillent. Le spectateur est scindé entre ne rien voir et en voir trop, son regard scrute et baisse la garde. Il en est aveuglé. A trop fouiller la pénombre, le moindre point du lumière troue une pupille, maladroitement offerte, trop ouverte. Arrivée comme après coup, la couleur exprime de la douleur d’un drame qui déjà s’est joué. Griffé, l’œil pleure d’avoir été brûlé : ronces, eau, éclats sont le domaine des nymphes. Suzanne, Diane : giflures du voyeur, regard en retour ; crépitement de la condamnation. Obscurcir puis aveugler de cribles lumineux : peindre qu’on ne peut pas voir.

Domenico Tintoretto, Tancredi battezza Clorinda

Scintillo scuro II, 2015 - 2018 (2022)
Domenico Tintoretto, Tancredi battezza Clorinda,1585, huile sur toile, 168 x115 cm, Museum of Fine Arts, Houston

Scène d’éclat|obscur. Touché par la vue, percé, ce qui surgit touche le regard, perce. Eclats, gouttes dans l’obscur ; baptême de l’œil : humidité voyante qui perce, regard aspergé et percé.


Il y a du décoratif, presqu’un appel à la tapisserie médiévale, dans le traitement d’un sujet qui fut contemporain. Il y a aussi de l’inchoatif, qui pourtant agit là où le récit se clôt. Il se passera quelque chose après, à l’avant, devant. C’est le basculement du corps de Clorinde qui l’indique, son bouclier qui devient cercle sous une vue qui se met à surplomber la scène. Alors que l’eau du baptême versée par Tancrède est encore face à nous, nous sommes au-dessus du seuil de l’image. Et là, qu’avons-nous ? ce crépitement des feuillages, blanc sur noir teintés d’un vert d’or.

Domenico Tintoretto, Tancredi battezza Clorinda

Tintoretto, Susanna e i vecchioni

Bosco delle ninfe I, 2014 - 2018 (2022)
A gauche : Domenico Tintoretto, Tancredi battezza Clorinda, voir ci-dessus
Jacopo Tintoretto, Susanna e i vecchioni (Suzanne au bain), 1550, huile sur toile, 167 x 238 cm, Musée du Louvre, Paris


Ces yeux qui voient, voilés au fond, cette nue qui regarde, dévoilée devant : frayer et frôler l’humidité aspergeant du froissement des feuillages ; syncope scintillante des éclats dans l’obscur : serein effroi ; désir inquiet.


Fausse perspective : la diminution des arbres, dont l’échelle de premier plan est déjà bien trop petite, est sans rapport avec la taille des vieillards, à l’arrière-plan. Manet, dépeignant un visage identique sous le même angle, faisant passer la main de l’arbre au menton, en a mémoire : il a regardé. Cette fausse perspective est une fausse prospective : il est erroné d’aller au loin, la peinture vous renvoie devant, et qu’allez-vous y chercher, sinon vous-même ?

Tintoretto, La raccolta della manna

Bosco delle ninfe II, 2016 - 2018 (2022)
Jacopo Tintoretto, La raccolta della manna, 1577, huile sur toile, 520 x 550 cm, Scuola grande di San Rocco, Venise

Lancé dans l’aride sombre, l’éclat humide, manne rousse, exsudation scintillante dans l’obscur, serein suintement.


Invisibilité noire. La visibilité jaillit d’un coup de trait blanc, ellipse tirée de la gauche, arc inférieur remontant derrière à droite. Une seconde courbe, une autre, encore, s’accrochent au même point : nouées à la branche. Elles dessinent le noir en tenture. Elles la soulèvent soudain sur un ciel blanc de nuages. La foule se découpe sur cet horizon levé. Autant de corps sombres aux mouvements agités de reflets lumineux. Devant le seuil de l’avant-plan, Moïse à gauche et une figure désignant le nœud générateur à l’autre extrémité, font irruption, tendus comme des arcs. Erupte au-dessus et au-delà des courbes blanches de la tenture noire, l’or d’un ciel divin. Il s’ouvre écartant la plaie des nuages : la manne en pleut. Ces flocons sont des ponctuations blanches qui, piquées sur le fond noir, pointent en dures fléchettes. Elles surgissent, drues, vers le spectateur, rejeté sous la scène. Les yeux assaillis tentent de gravir la pente apparente du sol, tendus dans l’effort d’y distinguer et d’en récolter les éléments, soudain aveuglés et éblouis simultanément : lacérations blanches sur noir. Peindre que l’on ne peut pas voir : il n’y a ni la possibilité ni l’autorisation du regard.

Tintoretto, Mosè fa scaturire l’acqua dalla roccia

Bosco delle ninfe III, 2015 - 2018 (2022)
Jacopo Tintoretto, Mosè fa scaturire l’acqua dalla roccia, 1577, huile sur toile, 520 x 550 cm, S.G.San Rocco, Venise

Déluge d’effroi, surgissement scintillant dans l’obscur, mousse jade, éclat humide, lance de l’aride sombre.


Les blancs sont déjà là, initialement divisés du noir. A Moïse, sombre statue découpée sur le ciel blanc de nuages, répond la figure blanche irruptant du roc noir. Là où se noue la tenture de La manne jaillit un faisceau d’eau, en ellipse opposée : l’arc supérieur tombe, devant à droite, saillies blanches sur noir, noir sur blanches en tracés répétés. La source, béance inverse à la protubérance du nœud, distingue une végétation, entrelacs confus où les yeux se perdent. L’agitation de la foule, débordant hors du seuil de l’image, s’engouffrant au-delà et plongeant vers son dehors, ajoute à la confusion. Elle est tendue à récolter les flots qui inondent l’espace en avant de l’image, plaie écartée par l’irruption divine. La source est un jet strié de blanc et de noir, autant de javelots lancés dont l’acier noir des pointes scintille. Ils surgissent, drus, vers le spectateur, rejeté sous la scène. Les yeux assaillis tentent de gravir la pente réelle du roc, tendus dans l’effort d’en discerner et d’échapper aux éléments, soudain aveuglés et éblouis simultanément : lacérations noires sur blanc. Peindre que l’on ne peut pas regarder : il n’y a ni l’autorisation ni la possibilité d’y voir.

Tintoretto, Santa Maria Maddalena ; Santa Maria Egiziaca ; Narciso al fonte

Bocca del bosco, 2015, 2016 - 2018 (2022)
Jacopo Tintoretto, Santa Maria Maddalena, 1583-1587, huile sur toile, 425 x 209 cm, Scuola grande di San Rocco, Venise
Jacopo Tintoretto, Santa Maria Egiziaca, 1583-1587, huile sur toile, 425 x 211 cm, Scuola grande di San Rocco, Venise
Jacopo Tintoretto, Narciso al fonte, 1540-1560, huile sur toile, 148 x 190 cm, Galleria Colonna, Rome


La vue entre, s’enfonce, fouille, touche humide de l’œil perçant – crible. Le regard sort, surgit, gicle, frappe humide qui touche de l’œil – percé. Aller-retour de cette vue qui touche | est touchée en regard ; tire au loin | surgit au près ; perce | est percé ; qui prend | est pris.


Marie-Madeleine, tournée vers l’extérieur, va puiser au dehors la vue du spectateur – attiré. Passé quelques éclats d’or du cours d’eau, le corps de la figure et l’éclairage du tronc, la vue s’épuise dans l’obscur, asséchée. Marie, tournée vers le dedans, vient tirer la vue perdue, désormais regard assailli des traits blancs sur noir des branchages. Epuisé, le regard se retire dans le plan obscur, rebondit sur l’auréole et sur le tronc. Eclats de plus en plus blancs, humides ; les yeux en pleurent, giflés par la rivière qui jaillit vers le spectateur – repoussé.

Tintoretto, Santa Maria Maddalena ; Santa Maria Egiziaca ; Narciso al fonte

Jacopo Tintoretto, Maria Maddalena, Maria Egiziaca, Narciso, voir à gauche

Narcisse puise de l’eau échappée à l’avant-plan, hors du cadre et de l’espace de l’image, d’une main invisible, irregardable. Il se retient de l’autre main, agrippée au roc. La tension des mouvements opposés – attirer, puiser du dehors, tirer dedans, épuiser, pousser, retirer, repousser – enfoncer, jaillir ; sourdre, saillir – amplifie la tension des inversions noires et blanches – obscurités et éclats ; aveuglement et éblouissement ; percé, noyé, giflé – lacéré, brûlé, giclé. L’œil doit tenir, se garder, comme Narcisse se retient encore, ou se noyer dans ses eaux – et en Echo, brûler, s’assécher. Pour peu que la vue parvienne à pénétrer les ténèbres de l’image et atteigne sa source, point de fuite, alors ce point de source fuit, en un éclat repoussant, et surgit hors image, devant, rejetant tout regard. C’est une négation de la vue et du regard, c’est aussi une négation de l’image et de la figure. Spectateur et spectacle sont renvoyés par un spectaculaire sillage, sciant la vue, cillant le regard, vacillant peinture et œil, espace perçu et corps percevant. Spectaculaire et extrême, à la manière de Gaspar Noé1, le procédé emporte la perception dans une vrille et, la tirant en haut, dedans, par torsade, elle la repousse en bas, dehors ; chute en torche essorée.

1. Les films Irréversible, 2002 et Enter the Void, 2010. Il y a sans doute plus subtil, tel Le Révélateur de Philippe Garrel, 1968

Correggio, Noli me tangere

Il bagno di Diana I, 2015 - 2018 (2022)
Antonio Allegri da Correggio, Noli me tangere, 1523-1524, huile sur toile, 130 x 103 cm, Museo del Prado, Madrid

Celui qui surgit, le ressuscité, prévient Marie-Madeleine : Μή μου ἅπτου ; πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου καὶ εἰπὲ αὐτοῖς, Diane menace le chasseur, celui qui débusque : Nunc tibi me posito visam velamine narres, Si poteris narrare, licet. Envers – endroit : toucher|voir : « ne me touche pas » ; « tu m’as vue », demande|défi : « dis-leur » ; « va raconter si tu le peux », avant|après : « comme elle pleurait » ; « femme, pourquoi pleures-tu ? » questionne-t-il. Elle condamne : « prit de l’eau, la jeta à la figure du jeune homme », « tête ruisselante du malheureux ». Et sans hésiter, investie de la mission, nourrie de la promesse, elle « alla annoncer qu'elle avait vu », et lui, « que devait-il faire ? Rentrer chez lui ou bien se cacher », hésite Actéon devenu cerf, bientôt dévoré par ses chiens.


Pousser, repousser, tirer, retirer peuvent aussi être mis en scène en toute visibilité ; c’est alors question de gestes figuraux.

Galloche, Diane et Actéon

Il bagno di Diana II, 2015 - 2018 (2022)
Louis Galloche, Diane et Actéon, 1725, huile sur toile, 81 x 47 cm, Hermitage, Saint-Pétersbourg


Une saillance se touche, une luisance se voit : toucher | voir | dire : « ne me touche pas » « dis-leur » ; « tu m’as vue » « va raconter si tu le peux » ; « alla annoncer » « ou bien se cacher ». Dire l’approche d’Actéon voyant, qui sera touché par l’eau, jetée à sa figure : le montrer. Il surgit de biais.


L’optique ne s’oppose plus à l’haptique, ils se conjuguent. Si la vue du geste est condamnée à l’immobilité picturale, c’est le regard qui lui accorde le mouvement. Entre vision et regard un rebond : le toucher des yeux ; lorsque l’œil atteint la chair peinte, alors cette chair feinte atteint l’œil : les yeux touchés. Ne me touche pas, Noli me tangere : c’est plus la main droite de Marie-Madeleine qui repousse le toucher qu’un geste du ressuscité, lequel de sa main gauche montre, index renversé : ne me touche pas, mais regarde. Entre cette inversion affirmative et la première négation, l’autre main du Christ : une mise en mouvement de la paume repoussant de Marie-Madeleine vers l’index dressé du Christ. Ne me regarde pas, Diane et Actéon : ce n’est pas le toucher qui est repoussé, mais la vue. Elle dresse le bras et sa paume pour l’empêcher, aidée du bras d’une de ses compagnes. Actéon, à l’inverse, écarte un buisson pour accéder à la vue. Une nymphe, immédiatement sous la toge rouge du chasseur, dresse sa paume ouverte, exactement face au spectateur. Ce geste est déni accueillant : ne touche pas, regarde.

Tiziano, Diana e Atteone

Il bagno di Diana III, 2015 - 2018 (2022)
Tiziano Vecellio, Diana e Atteone, 1556-1569, huile sur toile, 185 x 202 cm, National Gallery, Londres


La saillance touchée s’engouffre, la luisance vue surgit. Il la découvre et elle se recouvre.


Accord de la vue touchant, du toucher, du regard touché : derrière Actéon le drapé rouge, rideau se laissant supposer l’avoir visuellement séparé de Diane. D’un mouvement de bras d’une nymphe le voici retiré : il la voit, elle le regarde. A cet instant, leurs deux gestes de surprise et d’effroi réciproque. Elle rabat de son bras un voile, pour se protéger du regard. Il dresse devant lui son bras gauche, paume ouverte, pour protéger son visage de ce qu’il voit. Son autre bras marque autant un mouvement de recul que d’avancée : sa main droite est en posture de préhension, devant le rideau rouge, soudain comprise comme allant l’agripper. Ce drapé capte alors l’intention, par la tendresse de ce rouge : un vermillon aux replis rosés, dont le chatoiement est un attrait tactile. Cet appel au toucher renforce l’indécision visuelle de sa position spatiale. A l’inverse, la nappe d’eau séparant encore Actéon de Diane est visuellement située et reste ainsi intouchable. Par ailleurs, avant cet instant de saisie, la tenture vermillon avait-elle pour fonction de cacher Diane au regard d’Actéon, ou de permette à Actéon de s’approcher sans être vu ; voiler ou épier ? Et juste après, l’actuel geste de Diane n’est-il pas autant destiné à se voiler qu’ à défier ? L’eau, visible et encore intouchable, sera bientôt touchante et invisible, giclée par Diane à la face d’Actéon.

Anvers School - Jordaens?, Diana en Actaeon

Il bagno di Diana IV, 2015 - 2018 (2022)
Ecole d’Anvers (possiblement Jacob Jordaens ), Diana en Actaeon, 1615-1620, huile sur toile, 64 x 49 cm, collection privée (vente Sotheby’s Londres, 2021)

Gouffre du touché, surgissement de la vue. C’est la luisance vue qui va le toucher. Avant que découvert, il ne soit recouvert de cornes de cerf et engouffré dans la gueule obscure de ses chiens.


Renversement charnel des corps basculant en saillance de l’avant-plan : la vue est appelée à toucher. Elle peut s’arrêter là, encouragée par la tactilité des tentures, ou vouloir mieux saisir. L’œil s’enfonce alors au centre, dans l’obscurité. Obligé de scruter, il les voit alors : Diane aspergeant de l’eau d’une coupelle Actéon – c’est sans doute un des rares tableau où l’instant exact du châtiment est montré, tant ailleurs le récit ne dépeint que l’avant ou l’après. Le jet aqueux atteint autant le dos d’Actéon que la face de notre vue, touchée, frappée, giflée, giclée. Griffé du trait blanc sur sombre, l’œil rebrousse, atteint. Il est désormais un regard, aspergé, marqué de la mémoire humide d’avoir été touché par la brûlure du voir. Piégé en miroir d’Actéon, crocs refermés sur le regard.

Caravaggio, Giuditta e Oloferne ; Sette opere di Misericordia ; Davide con la testa di Golia

Nero e oro I, 2015 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Giuditta e Oloferne, 1600-1602, huile sur toile, 145 x 195 cm, Palazzo Barberini, Rome
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Sette opere di Misericordia, 1607 huile sur toile, 390 x 260 cm, Pio Monte della Misericordia, Naples
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Davide con la testa di Golia, 1609-1610, huile sur toile, 125 x 100 cm, Galleria Borghese, Rome

La morsure est rouge, obscur |rouge| éclat. Or la brûlure, obscur |or| éclat. Non le coup d’épée giclant le sang, tranchant la tête, mais le coup de torche crevant les yeux : le regard cille sous l’or brillant, la tête en est tranchée.


La douleur peut être sanglante ou brûlante. Dévoilement de la scène par ouverture d’un rideau, découvrement ou illumination, par embrasement d’une torche ou d’éclairages placés devant la scène. C’est toujours l’avant qui libère la scène et cette scène qui saillit à l’avant. Il n’y a pas d’arrière, pas de fond, hors le noir où la vue s’est perdue, l’obscur qui renvoie le regard.

Caravaggio, Salomè con la testa del Battistam ; San Francesco in meditazione

Nero e oro II, 2015 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Salomè con la testa del Battistam, 1607-1610, huile sur toile, 91 x 106 cm, National Gallery, Londres
Michelangelo Merisi da Caravaggio, San Francesco in meditazione, 1605, huile sur toile, 128 x 97 cm, Gallerie Nazionali di Arte Antica, Rome

Obscur éclat ; trop d’ombre, trop de lumière. Nuit luire, nuire, fuir ? Suis-moi et laisse les morts ensevelir leurs morts. Tenir ? Laudato si' per sor Aqua, Laudato si' per frate Focu. Jaillir, saillir jour, méditer.


Il n’y a que de l’avant, que de la saillance, hors le noir où la vue s’est perdue. Ce sont, surgies à la lumière, têtes décapitées, mais aussi éclats d’or d’un plat cuivré ou du pommeau d’une épée, éclats blancs d’un pouce, d’un index et d’un majeur. Ces parties sortent d’un plan qui n’existe plus, absenté dans l’obscur, et s’affirment devant, si proches du spectateur, mais aussi si proches du néant de l’arrière-plan dont elles viennent de surgir. Tel Salomé, détourner le regard, ou tel Saint François, assumer ce néant ? Vif afflux de sang, visage pris d’une intense réflexion, il médite sur le crâne. L’épaule déchirée de sa bure découvre une plaque couleur d’os appelant l’omoplate. Plus bas sur la manche un accroc creuse un trou noir. Vivant et déjà mort, mortel, il contemple la mort. Le regard nous ramène à ce qui est, vivant ou mort. Reste le néant : ce qui n’est pas, l’obscurité du fond noir, dans lequel nous pourrions sombrer si les saillies lumineuses ne nous retenaient. C’est vers la lumière que Salomé détourne ses yeux ; et c’est sur un crâne éclairé que médite François. Etranges réminiscences d’Hamlet : – Give me some light. Away.Lights, lights, lights! et avant : – To be, or not to be 1.

1. Shakespeare, Hamlet, 1599-1601, act III, scene 2 & scene 1

Caravaggio, San Francesco in estasi

Nero e oro III, 2015 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, San Francesco in estasi, 1594-1595, huile sur toile, 93 x 128 cm, Wadsworth Atheneum, Hartford

Eclat obscur : assez d’ombre surgit la lumière, assez de lumière enfonce l’ombre. Eclat d’or : sommeil blanc et noire vision. Au loin le feu brille, brise, la nuit si proche – l’œil cille, vacillation des distances.


L’œil scrute le néant nocturne. A peine discerne-t-il en haut, devant, quelques feuillages qu’il est griffé des trais d’or qui lacèrent le noir. Plus bas, plus petit, plus loin – ou plus proche, l’éclat de flammes : le feu où le compagnon, presque invisible, de François l’attend. L’or roux de ce foyer est comme une tache détachée de la bure du saint, endormi et recueilli par l’ange. Sommeil, rêve et extase : εξτασις, être hors de soi. C’est l’instant d’une effraction qui brise le soi et l’espace ; plus rien n’est situable. Le fond assaille l’avant, consume le regard.

Caravaggio,Cena in Emmaus, 1606

Nero e oro IV, 2015 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Cena in Emmaus, 1606, huile sur toile, 141 x 175 cm, Pinacoteca di Brera, Milan



Brûlure : obscur |or| éclat : la saillance lumineuse frappe l’index droit et le pouce gauche. L’index pointe, tranche, déchire le fond obscur ; le pouce prend, retranche, enfonce l’obscur fond. L’index désigne, le pouce repousse. Saillance et enfoncement – l’œil cille, vacillation des distances.


Devant, le dessous ténébreux de la table creuse un gouffre, suivi du vêtement sombre de Philippe. C’est l’ellipse de sa toge, éclairement qui file derrière, qui nous sort de l’abîme. La courbe conduit à la main de l’apôtre qui désigne, plus loin au fond, celle du Christ. Pouce et index droits levés, tendus vers l’avant, brillent, pointant vers nous. Plus arrière encore, le visage du ressuscité, plus lumineux encore, l’aubergiste et sa femme, plus encore. L’intensité lumineuse augmente avec l’éloignement, jusqu’à nous précipiter dans le noir absolu : éblouis et aveuglés. Le centre de l’image est un trou noir dans lequel la main gauche du christ va retomber. Repoussés dans l’abîme, nous pouvons en ressortir, suivant l’éclairement progressif des vêtements de Cléophas, dont le pli final de la toge nous abandonne d’où nous étions partis : du gouffre noir sous la table, tout devant. La scène inverse celle de 1601. Là où tous les corps dépeints étaient mouvements, c’est maintenant leur fixité qui attire la vision, dans un mouvement où le regard est sorti d’un avant obscur, tiré vers un arrière de figures claires, repoussé par le fond sombre et ramené à son obscurité.

Caravaggio, Giove, Nettuno e Plutone

Volo, 2014 - 2018 (2022)
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Giove, Nettuno e Plutone, 1597, huile sur plâtre - plafond, 300 x 180 cm, Villa Ludovisi, Rome

L’œil cille|vacille, tourne, envolé, enlevé par l’aigle ; ou retourne, chute, noyé par l’hippocampe, engouffré par le monstre tricéphale.


L’extase est la fin de ces effets picturaux. Effroi, infraction et effraction ; anfractuosités et saillies ; saisissement, ciller et vaciller. Si La corbeille de fruits est une exception, ce plafond peint est l’exception répondante. Seule vue qui force le regard à la verticale, claire elle aussi, elle nous emporte pour nous faire mieux rechuter. La vue est tournoyante, et nul ne sait en quel sens se tourner. La vrille des divinités et de leurs monstres tutélaires vient nous chercher, tout en nous repoussant de la masse en contre-plongée des corps raccourcis. Jupiter dérobé de son drapé nous tire jusqu’aux nuées, alors que sa main imprime au globe sa rotation. Cette sphère tourne avec notre vue qui y lira les zodiaques avant de rebondir sur le halo de lumière qui se reflète dans cet œil de verre opalin. Parce que oui, c’est à l’instant où la vue lit les signes zodiacaux qu’elle voit ce globe en regard : son centre est marqué d’une pupille. C’est un creux plus sombre qui s’enfonce mais nous fixe. Et nous fixant, il surgit. Aller-retour palpitant qui se retire, attirant, pour mieux pousser, repoussant. Notre vue tourne, se retourne et retourne en regard tournoyant ; simultanément renvoyée, vrillée et vacillée. Jupiter emporte dans les cieux en haut, Neptune noie dans les eaux et Pluton expulse sous ces eaux ; reste la terre, non celle du dessus, plafond d’iris peint qui nous rejette1, mais celle d’en bas, où nous sommes. S’agirait-il de respecter l’interdit de représentation tout en affirmant que représenter est autorisé ?

1. Voir Exode 20-4

Correggio, Ratto di Ganimede ; Giove e Io

Saliente e cadente, 2015 - 2018 (2022)
Antonio Allegri da Correggio, Ratto di Ganimede, 1531-1532, huile sur toile, 164 x 71 cm, Kunsthist. Museum, Vienne
Antonio Allegri da Correggio, Giove e Io, 1532-1532, huile sur toile, 164 x 74 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne


Envol et chute, saillant et tombant, montant, prenant et tirant, descendant, dans le même mouvement ; ravissement | spectacle | rapt : le monde est un grand théâtre.


Double-bind : ressort d’une extase qui s’autorise en se proclamant interdite. Ganymède est enlevé, à son regret : il tourne vers nous son visage abandonnant son chien. Mais ce visage reste impassible face au rapt. Il ne se débat pas, ne lutte pas. L’enlèvement se fait à ses dépens, sans qu’il consente, mais tout nous pousse à lire un consentement. En décor, des feuillages sombres s’élèvent devant une brume claire qui retombe au sol. Io s’abandonne, consentante. Embrassant la nuée, détournée de nous, elle se laisse enlacer de tous ses membres, prêts à l’enlèvement. Comme si c’était-elle qui avait charmé le démon nuageux tout en sachant qu’elle sera violentée par la masse sombre. En décor, des feuillages clairs retombent devant une brume sombre qui s’élève aux cieux. Clarté ou assombrissement des feuillages sont affaire de contraste aux nébulosités : ils ont la même couleur dorée dans les deux pendants. C’est la nuée qui affiche des valeurs contraires, alors que l’opposition des directions s’inverse.

Maquette de reconstitution du Gran teatro del mundo ; Rubens, Altar de san Ildefonso

   Primeramente porque es       Tout d’abord, comme
   de más contento y más gusto       il est plus plaisant et de goût
   no ver el tablado antes       de ne pas voir la scène avant
   que esté el personaje a punto       que le personnage ne soit prêt
   lo tendré de un negro velo       je tendrai un voile noir
   todo cubierto y oculto,       qui la couvre et l’occulte toute entière,
   que sea un caos donde estén       qu’elle soit donc un chaos où
   los materiales confusos.        les matériaux se confondent.
   Correrase aquella niebla       Puis, le brouillard dissipé
   y, huyendo el vapor obscuro,        et les vapeurs obscures enfuies,
   para alumbrar el teatro       pour éclairer le théâtre
   (porque adonde luz no hubo       (car où n’est point la lumière
   no hubo fiesta), alumbrarán       il n’y a point de fête), s’allumeront
   dos luminares, el uno       deux flambeaux, l’un
   divino farol del día,       divin phare du jour,
   y de la noche nocturno       et phare de la nuit nocturne
   farol el otro, a quien ardan       l’autre, où brilleront
   mil luminosos carbunclos,       mille lumineuses escarboucles
   que en la frente de la noche       qui au front de la nuit
   den vividores influjos.        poserons leurs vives influences.

   Pedro Calderón de la Barca                 Pedro Calderón de la Barca
   El gran teatro del mundo                 Le grand théâtre du monde

A gauche :
Theatrum mundi, 2015 - 2018 (2022)

Maquette de reconstitution du Gran teatro del mundo, 1630, Madrid
Peter-Paul Rubens, Altar de san Ildefonso, 1630-1632, huile sur toile, panneau central 352 x 236 cm, volets 352 x 109 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne


Le dévoilement du triptyque, dispositif du gothique international dont les flamands conservent la tradition, est redoublé par celui des tentures, rideaux et nappes rouges, qu’une vision achromatopsique renforce : « tendre un voile noir qui couvre et occulte la scène toute entière, qu’elle soit donc un chaos où les matériaux se confondent ». Ces noirs-rouges s’ouvrent, sur les volets et avec eux sur Marie, canoniquement vêtue de rouge et bleu. Mais c’est surtout la clarté dorée d’un ciel divin, ouvert pour la couronner, qui se découvre : « brillent mille lumineuses escarboucles qui au front de la nuit posent leurs vives influences » ; et les acteurs : Saint Ildefonso, le régent des Pays-Bas espagnols et la princesse de Hongrie, accompagnés de leurs patrons. Ils revêtent les apparats d’or que le ciel leur a prêté et, sur ces volets, sont autant en spectateurs contemplant que spectacle à contempler : redoublement du spectacle. Isolés du sol terrestre par ces nappes qui descendent en tapis, en scène et sur scène, ils ouvrent la scène ouverte des cieux. Redoublement de redoublement, la terre, la scène, le ciel sont un triptyque qui met en scène terre et ciel ; créature, théâtre et créateur sont en triptyque mettant en scène la création. Les protagonistes, le monde et le créateur, en trois actes, feront représentation de la création, s’affirmant représentation « puisque cette vie toute entière n’est que série de représentations ». Si le saint reçoit la chasuble, ce don est issu d’une vision : dans une lumière éblouissante Marie, en représentation sur un trône descendu des cieux. La chasuble est elle-même représentation honorant le zèle d’Ildefonso et représentation de son statut d’évêque. Statut et honneur, la chasuble est plus un prêt qu’un don, un emprunt qu’un acquis. Régence et règne de même : prêts momentanés, le temps de la vivante représentation. Les volets pourront ensuite se refermer, les rideaux retomber, le noir recouvrir la scène. Si le monde est théâtre alors l’interdit de représentation est respecté, puisque tout est représentation ; bouclage logique qui ouvre et ferme le redoublement : « puisque cette vie toute entière n’est que série de représentations, puissé-je mériter votre pardon, pour les unes et pour les autres ».

Citations : Pedro Calderón de la Barca, El gran teatro del mundoLe grand théâtre du monde, 1630-1655

Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé

Pyramus et Thisbe – aera rumpit, 2015 - 2018 (2022)
Nicolas Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé, 1651, huile sur toile, 192 x 273 cm, Städel, Francfort
Paysage avec Pyrame et Thisbé in absentia II, 1994, tempera et huile sur toile, seuil et bande verticale de lin vierge, 97 x 194 cm (détruite)


Théâtre du monde ; mise en scène, scène et retour, scène primitive : un voile blanc envolé lors de la fuite devant un fauve, lacéré par la gueule ensanglantée du fauve, chu rouge drapé au pied d’un mûrier aux feuilles soufflées par le vent. Ramené de l’arrière-plan à l’avant-plan, au pied d’un arbre aux feuilles soufflées par le vent. Copié-déplacé de Pyrame et Thisbé, au paysage repris, avec son grand arbre de la coulisse gauche, oubliant le double éclair foudroyant et le petit arbre de la coulisse droite, ployant sous la tempête. Détour de scène, retour de scène, scène arrachée : cet arbre, cette tempête, s’est donnée. Le paysage repris : replacé-originel. Monde théâtralisé.


L’éclair qui fut la déchirure picturale mettant à nu la toile, devenu sans le penser le flash tournant d’un feu lacustre de tempête. L’arbre ouvrant le premier plan à gauche, sciemment relu en lieu où devait choir le drapé ensanglanté, devenu sans l’avoir perçu l’arbre fermant le second plan à droite, ployant sous les vents. Le lac, miroir immobile, compris comme seuil vierge de la peinture, devenu sans l’avoir vu reflets d’eau débordée sur les quais : une enquête.

Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé ; Giorgione, La Tempesta

Tempesta, 2015 - 2018 (2022)
Nicolas Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé, voir à gauche
Giorgione, La Tempesta, 1506-1508, huile sur toile, 83 x 73 cm, Gallerie dell’Accademia, Venise

Et sous la fureur des vents, un plan qui reflète le calme, seuil d’un quai éclaboussé ou lac, pur miroir inchangé et en repos […] grand œil du spectateur […] figure d’un regard ramené, renvoyé à son œil […] d’un regard maintenant serein parce qu’approprié à soi-même ou finalement inquiet parce que regard exproprié à lui-même […] d’un œil retiré, figure d’un regard happé […] grand œil du spectacle […]inquiétante ruine de double arcade ouvrant dans le paysage des yeux qui semblent viser au travers l’interstice de deux colonnes brisées, sous un ciel fendu par l’éclair.


La représentation peut se redoubler, se porter au carré, ou s’extraire en racine, devenir sa méta-représentation. Le lac immobile sous la tempête, reflet de la vue sereine1 ; une arche ruinée ornée de médaillons décentrés, renvoi d’un regard inquiet2, se font théorie de la vue, du regard et de la représentation. L’extase n’en est plus la fin, la fin en est la délectation3.

1. Voir Louis Marin, en particulier La description du tableau et le sublime en peinture, in « Communications N°34 », Paris, Seuil, 1984, pp. 40-54, repris dans Sublime Poussin, Paris, Seuil, 1995
2. Voir Salvatore Settis, La «Tempesta» interpretata, Rome, Saggi, 1978
3. Selon La lettre de Nicolas Poussin à Monsieur de Chambrai, Rome, 7 mars 1665

Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé ; Giorgione, La Tempesta

Notturno I, 2015 - 2018 (2022)
Nicolas Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé (idem à droite), voir ci-dessus
Giorgione, La Tempesta (idem à droite), voir ci-dessus


Seul immobile au pied de l’arbre, le voile rouge, qui ne connait pas de reflet dans le miroir du lac. Serein, rouge inquiet, vert éclairé, lumière inquiète, sereine. L’étrangeté immobilité lumineuse, les prés jaune-bleu, qui frappe d’éclairage les plans tranchés d’ombre.


Dédramatisation : si au premier plan Thisbé court latéralement vers Pyrame mort, c’est à distance d’un seuil pictural qui rejette la scène loin du spectateur. La taille réduite de leur figuration augmentant encore cette distance. Les nœuds du drame, le fauve attaquant, le voile de Thisbé, ensanglanté par le fauve, cause de la mort de Pyrame sont éloignés de quatre, voire six degrés. Presque invisibles, ils ne sont discernés qu’après une enquête du spectateur qui doit traverser chaque plan : le seuil de l’image, Thisbé courant vers le corps de son ami, le berger fuyant, le lion attaquant le cavalier et la lignée des paysans qui s’enfuient, le lac, l’arbre au pied duquel à chu le voile, l’arrière-fond, enfin le ciel d’orage et l’éclair. Ces plans sont découpés, préparés par les aspérités du paysage, leurs éclairages et ombrages, sous le ciel d’orage et l’éclair. La Tempête dédramatise autrement : un berger, corps frontal regarde latéralement une femme qui allaite en regardant le spectateur. Ils sont séparés par un fossé qui s’engouffre vers nous. Il y a disjonction de leurs regards et du nôtre, qui ne sait que faire du fossé, puis des colonnes tronquées et de la voûte brisée. C’est au quatrième plan qu’un pont unit les deux parties de la scène, suivi du ciel d’orage et de l’éclair. Si le Poussin agit en liaison, c’est la déliaison qui provoque l’enquête du Giorgione ; jusqu’à ce que voûte, colonnes et femme s’alignent, mais pourquoi ?

Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé ; Giorgione, La Tempesta

Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé ; Giorgione, La Tempesta

Notturno II, 2015 - 2018 (2022)
Nicolas Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé, voir ci-dessus
Giorgione, La Tempesta, voir ci-dessus


Et toutes ces taches colorées qui fuient au vent ou devant le fauve. Ponctuations rouges inquiètes, calme, serein, calme, inquiétant faisceau lumineux. Et la déchirure lumineuse qui tranche l’œil et cille le regard.


Contre le regard, de droite à gauche, Thisbé qui court contre le vent, le corps étendu de Pyrame. De gauche à droite, avec le regard et poussées par le vent, les autres figures et animaux, fuyant le lion – à l’exception de celle tout à droite ; de gauche à droite, la lecture de l’éclair, le sens du vent et l’éclairage. Tout s’accorde, concorde : le couple a été surpris d’un destin contraire. Le drame n’est qu’un cumul de hasard : voyant le lion, Thisbé s’enfuit et se cache, perd son voile. Le lion qui a la gueule ensanglantée d’un animal qu’il avait égorgé tombe sur le voile, joue avec et s’en va. Pyrame trouve le voile taché de sang, en déduit Thisbé tuée par le fauve et se jette sur son épée. Thisbé trouve le corps de Pyrame. Limpide, autant que les reflets du lac, calme sous l’orage : c’est la mésinterprétation d’un signe qui provoque le drame. Et chez Giorgione ? Ne serait-ce pas l’impossibilité de l’interpréter ?

Poussin, Paysage par temps calme ; Giorgione, La Tempesta

Notturno III, 2015 - 2018 (2022)
Nicolas Poussin, Paysage par temps calme, 1650-1651, huile sur toile, 131 x 97 cm, J.P. Getty Museum, Los Angeles
Giorgione, La Tempesta, voir ci-dessus

Serein regard se regardant – mais avec inquiétude : ce cavalier qui file sans raison. Eclairage, miroir serein, inquiet reflet, lumière. Inquiétante vue qui nous voit – mais sérénité : cette femme qui allaite.


Aller : le Poussin s’ouvre et se laisse voir, lire. Retour : le Giorgione se ferme, vise notre regard, notre lecture. Droit jusqu’au reflet calme du lac - la fin est la délectation ; reflet renvoyé en zigzag jusqu’à l’abîme du seuil - la fin est l’inquiétude. Ce sont deux mouvements, non du sensible, dont la fin est l’extase, mais de l’intelligible. Le méta-spectacle est théorie de l’extase, de l’effraction du voir en regard ; de l’instant de ce retournement. Délectation inquiétée par un cavalier en fuite, inquiétude rassérénée par le regard de la femme allaitante.

Poussin, Paysage avec un homme tué par un serpent

Notturno IV, 2015 - 2018 (2022)
Nicolas Poussin, Paysage avec un homme tué par un serpent, 1648, huile sur toile, 118 x 198 cm, National Gallery, Londres

C’est au seuil de la scène que la scène s’annonce : avant-devant | derrière-après | cause-conséquence. Eclat, entre-instant de la surprise ; obscurité, temps de la cause - avant, le drame ; obscurité, temps de la réflexion - après, sereine.


Surprise, la femme écarte ses bras, scène à la fois fortement éclairée et ombrée ; contraste saisissant. Elle est surprise de voir un homme courir vers elle, bras tendus à la fois en appel et en protection ; le haut du torse, sa réaction, dans la scène contrastée ; la fuite de ses jambes, son action, part du seuil ténébreux. Il court d’avoir vu le drame : un corps pris dans l’étreinte d’un serpent, au seuil obscur de la scène. Le seuil, qui n’est pas la scène, est d’action ; la scène de réaction. Et c’est de la réaction qu’en triangle on découvre le drame ; duquel on remonte sur la scène, la femme surprise, et l’arrière scène : de paisibles pêcheurs, indifférents au drame, à l’action ; barque sur fond sombre de lac miroitant. Ce décor, qui n’est pas la scène, est de réflexion. Seuil obscur – action ; scène éclairée contrastée – réaction ; décor sombre – réflexion : le drame et sa théorie sont hors scène, seuil et au-delà ténébreux, échappant à la pleine visibilité, échappant à l’image1.

1. Voir en particulier l’analyse de Louis Marin, La description de l’image, in « Communications N°15 », Paris, Seuil, 1970, pp. 186-208, repris dans Sublime Poussin, Paris, Seuil, 1995

Le Lorrain, Paysage avec Jacob luttant avec l’Ange - Nuit

Tempo scuro, 2015 - 2018 (2022)
Claude Gelée dit Le Lorrain, Paysage avec Jacob luttant avec l’Ange (Nuit) , 1672, huile sur toile, 113x 157 cm, Hermitage, Saint-Pétersbourg



Avant-devant | entre-instant | derrière-après. L’entre-instant est le présent. C’est l’instant de la présence : l’inaperçu fulgure perçu, entre-instant d’éclat de l’obscur, déchire lutte l’obscur, d’un coup dévoile.


Obscurité, ce qui échappe à la visibilité, à l’image : l’œil s’efforce de voir l’action, la réaction force le regard à la réflexion. La vue reste au seuil, la scène réactive porte le regard au-delà. L’action reste au seuil, la réaction est la scène, la réflexion son au-delà. La vue reste dès lors au seuil de l’image alors que le regard se porte au-delà de l’image, parce que le regard est réflexif : il est la réaction de la scène à la vue. Question du seuil : voir, voir quoi ? – et plus ce quoi est obscur plus la question s’approfondit, jusqu’à trouver la scène. Réaction de la scène : renvoi de ce qui est vu, non en réponse mais en retournement de question, renvoi au regard dans le fond ténébreux. Question du fond : regarder, regarder le rien qu’est ce fond – et plus ce fond est obscur plus la question est retournée, jusqu’à en trouver les raisons. Si, avant l’image, en son seuil, je voulais voir, pourquoi voulais-je voir ? qu’attendais-je de l’image ? Non qu’elle m’emporte dans un drame, non l’instant d’un récit, non qu’elle m’expose une vision, mais que s’imposant, elle m’expose à moi-même. En voyant, je me suis en quelque sorte tiré hors de moi, pour mieux y être ramené par mon regard. Extase de l’image : sorti, revenu, j’ai pu prendre conscience de moi, de mon être ; l’extase par l’image comme lutte avec l’ange : révélation et incarnation de soi.

Poussin, Paysage par temps calme

Tempo calmo, 2015 - 2018 (2022)
Nicolas Poussin, Paysage par temps calme, voir ci-dessus



Inquiétude du temps en fuite, action | réflexion, sérénité de l’instant figé.


Ni action, ni réaction, la réflexion est sereine. Mais elle ne peut avoir lieu qu’en ayant été inquiétée, au prix d’une vision renvoyée en regard, d’une vision qui se révèle et s’incarne en regard. Et là est le rôle de la scène : réaction et retour. Si le baroque en fait une stratégie optique, sensible, Poussin en fait une stratégie rhétorique, intelligible. Le berger qui contemple le lac n’est pas Actéon ou est son déplacement théorique. Les reflets à la surface du lac ne sont pas méduse mais déplacement de l’effroi en raison. La fuite du cavalier au bord du lac n’est pas Diane aspergeant le voyeur, mais déplacement du rejet en question. Les obscurités et éclats, les enfoncements et surgissements, les gouffres et saillances, les percées en aller et les lancées en retour, sont sublimés en mouvement de l’esprit. Nicolas Poussin inventerait un classicisme – que sans doute on doit à Le Brun, mais de fait, il est un peintre baroque, à la différence qu’il passe de l’effet à la rhétorique. Non une tête tranchée mais la tranchure : une ligne transversale analytique qui répond à l’ellipse et ses synthèses. Non des doigts qui pénètrent une plaie ou crèvent le support pictural, mais une désignation : « Lisez l’histoire avec le tableau1». Non des rapts, envols, chutes et violences, mais le calme étagement de plans horizontaux. Si peu de récits religieux à croire et d’incroyables mythologies, mais l’appel direct vers le méta-récit. Dans cette abstraction, la scène est dédramatisée, le décor remplace l’enfoncement, le seuil joue le rôle des surgissements. Plus de colorito, de pâte picturale, de travail de la masse chaotique à former, plus d’exhibition d’une maîtrise des éclairages par le clair-obscur et des effets par les glacis, mais une image simple qui n’est pas une simple image2, un spectacle désincarné qui permet au spectateur de s’incarner.

1. Selon La lettre de Nicolas Poussin à Monsieur de Chantelou, Rome, 28 avril 1639
2. Jean-Luc Godard

Tiziano, Concerto campestre ; Caravaggio, Fiscělla -La canestra di frutta ; Poussin, Paysage par temps calme

Tempo sereno, 2015 - 2018 (2022)
Giorgione - Tiziano Vecellio, Concerto campestre, voir ci-dessus
Michelangelo Merisi da Caravaggio, Fiscělla - La canestra di frutta, voir ci-dessus
Nicolas Poussin, Paysage par temps calme, voir ci-dessus


Réflexion : à la frise d’un sombre et d’un clair, d’un avant et d’un arrière, d’un mobile et d’un fixe, une certaine qualité de matière fait lumière. Leur conjonction scintille, vibre, chuinte, chacun glissant ses qualités en l’autre. Lors que le feuillage crépite, sa braise se disperse dans le ciel qui dès lors poudroie. Dès lors que le ciel luit, sa lumière se disperse au feuillage qui alors brille. Fracture surgie de l’obscur du temps perce-reste l’instant : brille, luit, poudroie, se disperse, crépite : une certaine qualité de matière faite lumière.


Regarder voir. Reflet, lisière, seuil : surgissement. Limite, conjonction, scène : action-réaction. Fond clair, mur chatoyant ou obscur : enfoncement. Penser.


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Christian Perret 2022